Vieux con.

Philippe Duvin

Un vieux con, une maison de retraite, une dernière lettre.

Tu aimais les hommes comme un misanthrope repenti, avec tes vieux fantômes combattus mille fois et jamais vaincus. Tes traits constamment éreintés par la médisance et l'âpreté de tes discours.


Le marasme de tes vociférations a très vite, et dans la joie de surcroît, été remplacé par le vent dans les branches et le chant des oiseaux dans le parc de notre maison de retraite.

Les poissons de l'étang remontent à nouveau piter le pain que nous leur jetons. 

Ils ne craignent plus les ronds dans l'eau que produisaient tes paroles acerbes et des tas de cailloux que tu leur jeter.


Tu es mort et personne ne te regrette.


Surtout pas le Martin, notre pauvre jardinier quinquagénaire et un peu vieux garçon, avec qui tu te disputais sans cesse sur la prononciation savante des fleurs qui peuplaient le parc. 

Sous son chapeau de paille flétri par les années, il a enfin la paix et peut bafouiller tous ces noms barbares et interminables qu'il ne comprenait pas ou encore esquinter une syllabe sans te voir surgir d'un buisson brandissant ta canne noire et luisante. 


Sais tu qu'aujourd'hui encore, assis sur notre banc au bord de l'étang, nous ricanions avec notre bande de vieux, à la simple pensée que ta mort avait eu des propriétés rajeunissantes sur nos vieilles carcasses.


Les vieilles ne se sentent plus dévisagées quand, en s'asseyant à la cantine, leurs jupons dépassent d'en dessous de leur robe. Elles sont à nouveau coquettes et je peux enfin, de mon oeil malicieux, les regarder tendrement quand elles rigolent comme des adolescentes en traversant le couloir. 

Même ma libido refait surface et pour une fois, sans un apport médical, losangé et bleuté.


Tous les pensionnaires de cette maison se sentent revivre depuis que tu es décédé, le soleil brille plus fort à travers les verres fumées des vieux atteints de cataracte et les parties de bridge ne se terminent plus par des cris et une voltige des cartes dans l'air chargé de ton animosité constante.


Bon sang Georges, vraiment…bon débarras. Tu étais vraiment un vieux fou.


Tes discours marmonnés à mon oreille ont également cessés.

Nous avions l'habitude de nous asseoir sur le premier banc que l'on trouve dans le parc en sortant du bâtiment. Stratégiquement, c'était ton banc préféré.

De cet emplacement, tu pouvais mieux observer le défilement continu de tes victimes et ainsi, cracher ton venin à mes oreilles au sujet de chaque personne qui venait chercher un peu d'air frais et de calme dans le jardin. 


« Regarde là elle…cette vieille que tu vois tituber pour que l'on s'apitoie sur son sort... cette vieille grabataire a glissé une main au fesses du serveur de la cantine avant-hier soir, je l'ai bien vu, cette perverse!"

"Et ce Mr Rastingue, toujours propre sur lui, qui passe autant de temps à coiffer son complément capillaire qu'à brosser son dentier, ce vieil homo, je l'ai vu se dandiner un soir dans les couloirs avec les talons de Mme Blanche en hurlant à qui voulait bien l'entendre qu'il était la réincarnation de Dalida. »


Depuis le jour où tu avais pris tes aises et tes habitudes dans ce parc, le nombre de personnes qui venaient écouter le vent dans les hêtres ou se remémorer une jeunesse déchue, avait fortement diminué.

A 15h04 aujourd'hui, je suis sorti pour faire ma balade quotidienne. 

A sa dernière visite, le médecin m'a fortement conseillé de marcher le plus possible chaque jour. 

Il considère que 92 ans, trois cancers et un poumon en moins plus tard, je n'ai pas encore l'âge pour me reposer.

La seule chose qui l'importe, c'est que je m'exécute comme un jeune officier pubère et que je ne crève pas pendant son service.


Depuis ta mort, ils ont repeint tous les couloirs.

Maintenant notre bonne maison de "fin de vie" est hospitalière, non pas dans le sens d'accueillante mais plutôt d'une décoration semblable à celle des hôpitaux. 

La blancheur domine tant que j'ai l'impression d'évoluer dans l'antichambre du Paradis. 

Parfois même, une voix tonitruante semble s'adresser à moi…et puis, la bouche encore pâteuse et le dentier sur le bord des lèvres, je me réveille de ma sieste en sursautant et en réalisant que la réceptionniste beugle une fois de plus dans son micro et m'appelle pour une visite aux travers des hauts parleurs disséminés un peu partout.


Nous n'avons toujours pas plus de chaînes de télévision.

Mais parfois, à l'heure des repas, je me concocte un moment à moi très Chasse et pêche. 

Je colle mon oreille à la porte jaunâtre de ma chambre et en fermant les yeux, je suis alors le témoin de  l'étrange migration des déambulateurs qui raclent les dalles en linoleum en direction de la cantine.

Le grincement excité des embouts en plastique et les tubes en aluminium qui s'entrechoquent sonnent comme du dodécaphonisme à mes oreilles. 


Tu aurais aimé la nouvelle infirmière. Elle possède tous les charmes de la jeunesse qui quelques décennies plus tôt, m'aurait valu mes plus beaux élans de séduction. 

Aujourd'hui, un sourire est le mieux que je puisse faire. La vieillesse m'a apporté de la timidité et l'exubérance de ma puberté est partie justement avec cette dernière.


Bonne nouvelle. Mr Rollin est mort et j'ai hérité de sa chambre au rez-de-chaussée ce qui n'est pas pour me déplaire car j'aime regarder le parc par la fenêtre mais j'ai le vertige.

Il me suffit maintenant de descendre les 40 centimètres de marches de marbre gris pour me retrouver dans le parc, une hauteur qui m'exempte de toute attaque de panique.

Tu vois, je m'occupe comme je peux depuis que tu es parti.


Hier, je me suis souvenu de ce jour d'automne grisâtre.

Mes petits enfants étaient venus me rendre visite dans la matinée, alors que tes enfants à toi cherchaient encore leur génitrice dont tu n'avait pas dénier tomber amoureux.


Ton copain Claude était venu te voir ce jour là pour te soumettre son dernier livret d'opéra dont il venait d'encrer les derniers mots. Il savait ta critique saumâtre mais bénéficiait, qualité dont j'aurais volontiers voulu être pourvu, d'une absence totale de susceptibilité.

Je l'admirait pour cela. Ton engouement à ne voir que l'aspect négatif des choses le faisait sourire. 

Il cernait tes grimaces, tes élans d'éloquence, se collait un sourire sur le coin des lèvres et te regardait avec tendresse.

Il lisait entre les craquelures de ta méchanceté et en l'observant, je crois que j'ai découvert le véritable sens du mot compassion.

Il voyait autre chose chez toi.

Il voyait un copain fou et triste et cette clairvoyance dont il était pourvu, m'a toujours fait défaut.


J'étais l'ami de celui que tout le monde détestait…

Et au fil des années, j'étais devenu à ton image. Âpre et aigri.

Je ne voyais que le négatif chez toi. Cela faisait cinquante deux ans que je te connaissais et je ne me souvenais que des moments sombres et difficiles entre nous.


Mais depuis quelques jours, un tourment agite mes nuits de vieillard qui ne sont déjà plus très longues. 


Je ne peux pas l'expliquer.

Depuis cinq nuits… tu me manques.

Depuis cinq nuits, j'ai envie de me souvenir de mon ami.


Il est 2h du matin passé et alors que la télévision diffuse une énième émission de télé-achat, une douleur dans la poitrine s'immisce dans la nuit et il me semble que ce soir, à la fin de cette lettre que je t'adresse, je fermerais mes yeux pour venir te rejoindre.


Tu étais un salaud, un pauvre con.

Et tu étais l'espèce la plus dangereusement vivante des fous, tu était mon fou.


  • Malgré le ton si acerbe, nul dernier combat à l'émotion ne fût gagné… c'est un très bel écrit...si humain de surcroit, j'adhère ;0)

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    flodeau

    • Milles mercis pour ce premier et si précieux commentaire :)

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      Philippe Duvin

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