Vingt ans à vivre - Le Quartier - Part #2
riatto
La deuxième chose à apprendre pour bien se fondre dans Le Quartier, c'est la hiérarchie des classes.
Paraît qu'il y a encore des pays où on comprend ces trucs-là. En Asie ou en Afrique, peut-être même les deux.
On a les guerriers, les commerçants, les cultivateurs, le voyou, le sorcier, chacun son rôle.
Dans Le Quartier quand on a trouvé sa place en général on la garde. Une fois qu'on sait ça, on nage à l'aise et sans problèmes.
On peut s'élever si on veut. Travailler dur, faire du biz, se faire des relations, s'agrandir… C'est pas interdit ! À une seule condition : aller faire ça ailleurs.
Donc pour faire simple on divise les habitants du Quartier en deux. Ceux qui sont du Quartier, et les autres.
Pour bien respecter les premiers, faut apprendre à se foutre complètement des seconds.
Ça marche comme ça, point barre.
Par exemple : Momo, le vieux rebeu qui tient l'épicerie rebeue juste en-dessous du magasin.
Assis derrière la caisse avec sa blouse bleue et sa radio qui crache ses émissions en direct du bled. Bon ben y viendrait pas à l'idée de lui chourrer même un carambar.
Ça se fait pas. Qu'il le veuille ou non, Momo est du Quartier. Même s'il pionce seize heures par jour derrière le rideau en plastique au fond de sa boutique… On entre, on dit bonjour, on va au frigo et on se sert ; on attrape des chips, un paquet de piles, un mars. En sortant on pose la ferraille à côté de la caisse. Le vieux Momo sort de sa sieste, il dit bonjour, il avance en traînant les babouches, il fait un signe de la main pour dire qu'il a compris.
Même si on est déjà dehors, partis pour redescendre ou remonter la rue — cinquante fois par jour minimum, Momo peut ranger tout ça dans sa caisse, le compte y est.
En revanche au monop c'est open bar. Il a beau être sur Le Boulevard, le monop n'est pas dans Le Quartier à proprement parler. On connaît bien une ou deux caissières, mais c'est pas des locales. Elles arrivent le matin en métro, le soir elles repartent en bus. Elles sont pas d'ici, et puis surtout on connaît pas leur patron.
C'est un patron de monop comme y'en a sûrement des millions. Un type qu'on connaît pas. Un costard mauve et une cravate en acrylique sur une paire de pompes à bouts carrés, le tout choisi dans une des vitrines Delaveine de la gare Saint-Lazare. Les deux costumes pour 500 balles. Comment voulez-vous respecter un patron pareil ?
Donc le monop est en libre-service. On peut s'y lâcher sans scrupules. C'est pas comme de voler quelqu'un, ça n'a rien à voir.
Un moment on avait même pensé à un slogan.
Quand t'as plus de quoi payer une clope,
(pom pom podom)
Viens donc faire un tour chez monop
(pom pom podom)
Si ça se trouve on aurait pu le proposer au patron.
Avec un truc aussi accrocheur, le petit patron du monop de la place Blanche serait sûrement devenu un super patron des monops, et puis qui sait de fil en aiguille… Une marche après l'autre, comme ça jusqu'au sommet ! Après des tas d'années à user ses pompes sur le carrelage de tous les monops de la rive droite il aurait fini tout en haut, dans des bureaux super chics, avec d'autres anciens patrons de monop ! Des comme lui, mais qu'auraient pas eu cette idée de génie pour faire exploser le chiffre d'affaires de monop, et tout le monde l'aurait respecté comme un très vieux mérou.
Il aurait eu la belle vie. Toute la journée à peloter des ex-caissières de monop devenues secrétaires, en tailleurs chemisiers et talons hauts. Dans sa BM série 5 minimum il serait venu tous les matins de Sèvres ou du Vésinet ; mais alors dans des costards à cinq mille cette fois !
Et de temps en temps il aurait repensé à ses débuts chez monop, aux vitrines poussiéreuses de la gare Saint-Lazare, aux costumes en synthétique et aux petites caissières portugaises de sa jeunesse. Quel salopard.
Malheureusement pour lui ça s'est pas fait, parce qu'on l'a jamais rencontré ; et on l'a jamais rencontré parce qu'on s'est jamais fait pécho. Le succès ça tient à rien.
***
Attention j'ai pas appris à vivre dans Le Quartier en une nuit.
En vrai ça m'a pris au moins une bonne semaine, à partir du jour où je suis arrivé.
Le lundi je me suis réveillé, j'ai levé le rideau de fer et j'ai ouvert le magasin.
La Patronne m'avait rien dit sur le lundi, alors dans le doute j'ai ouvert… De toutes façons j'étais sur place et j'avais rien d'autre à faire.
***
Lundi matin vers 14h, perché sur le tabouret derrière mon comptoir ; dans la mini-chaîne Aïwa le premier Pearl Jam tourne en mode repeat. Avec deux Nirvana un Neil Young et deux Pink Floyd c'est les seuls CD que j'ai emportés dans ma parka. Au magasin pas question d'écouter la radio, c'est que de la merde et puis on la capte pas les murs sont trop épais.
De toutes façons je vois pas comment on ferait des disques meilleurs que ceux-là.
Je feuillette le Guitariste magazine du mois d'Avril. Même si je l'ai déjà lu et relu, ça me plaît de mater les images ; paraît que Pearl Jam va sortir un deuxième album, mouais… Je parie qu'il sera moins bien que le premier, qui est une vraie tuerie. J'adore Pearl Jam, mais à mon avis ça durera pas. Pas aussi longtemps que Nirvana en tous cas.
J'écrase ma clope dans un petit gobelet de plastique blanc et je lève les yeux.
Un type est debout dans le magasin, je l'ai ni vu ni entendu entrer.
Un grand mec tout maigre, la tête enrobée d'un nuage de fumée bien épaisse, avec au milieu des yeux verts qui brillent. Les cheveux un peu plus longs que les miens, le jean déchiré tout pareil, une guitare violette dans la main.
_ Salut ! il me fait, à la cool avec un grand sourire. On sent tout de suite le type à l'aise, bien dans ses Gazelle. Un trois-feuilles planté au coin de la bouche, il s'asseoit sur l'ampli Fender près du comptoir et commence à me jacter à cent à l'heure, direct et sans filtre :
_ ‘Tin de merde j'ai un problème avec ma gratte ! J'comprends pas c'qui se passe ! Tu vois quand je fais ça… Criiing… T'entends ? Ça frise ! Tiens écoute… Criiing… Tu vois, là ! J'comprends pas je l'ai fait régler la semaine dernière et là c'est n'importe quoi, écoute !
Et criiing et criiing…
Je l'observe rallumer son pète. Il disparaît derrière un nuage de fumée lourde qui grimpe péniblement jusqu'au plafond. J'attends que le brouillard se dissipe.
_ Ah ouais t'as raison je lui fais. C'est bizarre… Fais voir une seconde ?
Il me tend sa gratte. Une sorte de fusée le truc. Une vraie guitare de tueur… Un modèle Satriani de chez Ibanez, la pelle à six mille balles. J'ai jamais touché un engin pareil. Je la prends, je la regarde et je la pose sur mes genoux, avec respect. Un type avec une guitare comme ça, c'est forcément un virtuose. Et ça la fout mal quand un client plus jeune joue mieux qu'un vendeur plus vieux, méfiance.
_ Vas-y branche-là il me dit, tu vas voir c'est un truc de dingue ça me rend ouf depuis l'autre jour !
J'attrape le câble roulé en boule, j'allume le Fender et on attend comme ça une minute que les lampes chauffent en silence.
Je plaque quatre accords au hasard, parmi la petite douzaine que je connais. Une chanson qui cartonne pas mal en ce moment. Mi, Si, Do dièse, La.
Ça sonne plutôt bien, le son est clair, aucun souci.
On se met à fredonner les premières notes. Lui tape du pied et chante un peu plus fort que moi. Un couplet, puis un autre… Je tricote comme je peux ; pendant les silences il tire sur son pétard les yeux fermés et recrache d'énormes nuages qui nous engloutissent.
J'ai toujours trouvé que la fumée du pétard avait des parfums de désert cuit par le soleil ; avec un fort arrière-goût de cactus brûlé, et ça c'est étrange parce que j'ai jamais senti l'odeur d'un cactus qui brûle.
Je me sens bien, moi aussi je me laisse aller à chanter un peu plus fort
Under the bridge downtown…
Sans hésiter il répond
I could not get enough…
Comme ça quatre fois, puis arrive la dernière partie et cette fois on s'y met tous les deux.
Je sais pas ce qui me prend, je choisis de chanter la voix du dessous, celle qui est un peu bizarre. Et lui chante celle du dessus, celle qui est super haute et casse-gueule. Tout ça sans jamais se regarder.
Nos voix se mélangent, et du premier coup, c'est parfait.
Sans blague on dirait un orgue.
Je fais rugir les quatre derniers accords dans la réverb du Fender pendant que lui tape du pied en balançant la tête.
Pendant trente-deux mesures le temps s'arrête ; les planètes s'alignent, le Monde ralentit légèrement sa course pour trouver le bon tempo, il est midi pile à la grande horloge de l'Univers.
La chanson est terminée. Je lui tends sa gratte avec la tête du gars qui sait pas trop quoi penser. Il me regarde comme si de rien. Par la porte du magasin toujours ouverte, l'écho du Fender et des voix résonne encore dans toute la rue.
_ Ouais t'as raison. En fait faut ptet que j'apprenne à jouer, c'est ça ? Il se marre en toussant un peu.
_ Bah ptet ouais… Je souris en attrapant le pétard qu'il me tend.
***
Lui c'est Drazic. Seize piges, dont seize dans Le Quartier. Un mètre quatre-vingt trois pour moins de 60 kilos, que du nerf. Mais surtout les yeux verts et une gueule à faire littéralement s'évanouir tout ce qui marche sur deux jambes. Les nanas comme les mecs, même tarif.
On ne peut pas savoir ces choses-là à l'avance, sur qui on tombe. Y'a des gens qu'on croise, d'autres contre lesquels on se cogne, y'a même des visages qu'on traverse sans les voir, y'a de tout en réalité.
Difficile de dire lequel de nous deux vient de rencontrer l'autre. Avec Drazic on s'est comme trouvé. Évidemment on le sait pas encore, mais on est parti pour ne plus se quitter pendant plusieurs années. Ni de jour ni de nuit. Jamais.
Faut qu'il m'apprenne tout sur Le Quartier. Qu'il me présente à tout le monde. Au marchand de fruits et légumes, au libraire, aux serveuses du Dépanneur, à la vieille folle qui tient le sauna pour hommes, à Mourad le dealer du boulevard, à tout le monde. Qui connaît qui, qui était là avant, comment s'appelait le bar avec le patron qui est en taule mais qui va bientôt sortir régler ses comptes, tout.
Et moi faut que je lui apprenne à jouer un peu de guitare, parce que là c'est vraiment pas possible.