VISIONS

Henri Gruvman

        0.          VISIONS   de  H. Gruvman

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        0.               Encore une année d'efforts et il passerait le degré 3.

Il suivait assidûment les exercices du matin et du  soir, ce qui lui permettait de conserver, sans gêne excessive, la tête baissée durant les vingt minutes qui séparaient son logis de son travail. Il y a seulement un mois, il était incapable de tenir cette position pendant tout le trajet. Il devait pour se détendre, relever la tête et supporter la vue très peu réjouissante de toutes ces nuques inclinées défilant sur les trottoirs roulants.

Maintenant en partant de chez lui à sept  heures, il pouvait suivre la totalité du feuilleton diffusé sur le trottoir d'images.  Il arrivait à l'administration centrale avec la demi-heure d'avance nécessaire aux exercices  réservés au “degré 2”. Des centaines de téléviseurs au sol transmettaient le cours quotidien  de «l'extra-percepteur » bulgare de «degré 7». La voix précise, et métallique de cet homme, le plongeait dans un ravissement total. Il perdait le contrôle de ses pensées  pour s'abandonner à la parole exigeante, et parfois affectueuse du maître.  Il lui arrivait même de croire que cette voix s'adressait directement à lui, pénétrait ses pensées, répondait même à ses questions les plus secrètes.  «Grand Sept» avait  toujours refusé d'être filmé ; on ne connaissait donc de lui que sa voix.  Ses leçons commençaient invariablement par une maxime ; celle d'aujourd'hui  l'avait plongé dans la plus grande perplexité.

 Plus je vois moins je vois

Plus j'entends moins j'entends

Plus je sens moins je sens

Plus je touche moins je touche

Plus je dis moins je dis

C'est pourquoi je m'arrête  là...

 La phrase  resta un instant en suspens et surprit  « Petit deux». Il y avait quelque chose d'inhabituel dans le ton du maître qui conclut d'une voix presque chuchotée  :

  "Car l'extraordinaire commence là  où je m'arrête”

.Les plus  étranges histoires courraient sur le  physique de « degré 7».  Certains disaient qu'il avait un cou immense  comme celui d'une girafe. D'autres le voyaient mi-animal mi- homme, ou encore  comme un être  mythologique  qui pouvait prendre toutes les formes. « Petit deux » penchait pour cette  dernière  interprétation. Comme chaque matin, la voix du maître fut relayé par celle de son assistant qui  s'occupait de la partie pratique du cours.  Il sentit avec plaisir le métal froid lui enserrer la nuque et les secousses électriques travailler ses vertèbres pour allonger et modifier la courbure de son cou. Le modèle 2D était très supportable. Demain il essaierait le modèle 2E. Depuis qu'il était passé  au degré 2, il en imposait à ses collègues. Son bureau, rabaissé de trois centimètres, leur donnait  probablement des complexes, provoquait leur jalousie.

Il avait fait beaucoup de sacrifices. Il ne faisait qu’en reccueillir les fruits. « Le degré 3 » lui tendait les bras et avec lui, la possibilité d’incliner encore plus sa tête.  Il imagina avec plaisir le petit bureau et la grande chaise qui seraient bientôt les siens. Leur hauteur  respective  actuelle, convenait maintenant parfaitement à l’inclinaison de sa tête.  C’était devenu facile ! Il y a seulement un an, il  en souffrait  énormément. Il se promit que dans les six mois, il allait doubler ce fameux angle  d’inclinaison. Après trente minutes  de pratique intensive des exercices du soir, il emprunta de nouveau le trottoir-vision. Puis il écouta assez distraitement une émission scientifique qui rappelait des choses qu’il connaissait par cœur. Le maintien de la tête baissée provoquait d'étonnantes transformations psychiques. Des zones cérébrales, auparavant inutilisées, étaient revitalisées. La puissance cérébrale devenait  alors incomparablement supérieure. L'âge d'or s'annonçait par cette découverte qui conjuguait harmonieusement philosophie orientale et occidentale, épanouissement personnel et développement de la société. Il se mit à rêver au  mystère de "Extra Perception". À ce  degré 6, qui lui ouvrirait  les portes de la connaissance ultime.  Les sens habituels de l'homme déjà si manifestement imparfaits perdaient leurs dernières puissances pour disparaître complètement. En compensation, ils laissaient place à "l'Extra -Perception"  qui les remplaçait tous, et avec quelle supériorité ! On disait, qu’elle permettait de repérer n’importe quel objet à des distances  phénoménales. C'était une sorte de  radar humain, qui pouvait  paraît-il,  pénétrer le psychisme des hommes, analyser même leur conscience.

 Une vague histoire  lui revint en mémoire. Certains hommes s'opposant à cette évolution avaient un jour renversé toutes ces valeurs ; ils avaient relevé la tête. Devenus fous, ils avaient été parqués dans des hôpitaux, conservant obstinément leurs  têtes levées. Eux seuls savaient ce qu'ils voyaient...
 

 « L'extraordinaire commence là où je m'arrête ».  « Petit deux » retira brusquement ses écouteurs. La voix qui l'avait ainsi interpellé ne venait pas des trottoirs -viseurs. Il releva la tête. Toute l'humanité qui l'entourait était plongée dans les images. Elle défilait, les yeux rivés au sol, avec des reflets bleus qui jouaient sur des visages inexpressifs. Il n'y avait aucun bruit, sinon un subtil  ronronnement des machines qui berçait l'avancée fantomatique de tous ces hommes  enveloppés dans leur univers bleuté.  Qui avait prononcé  cette phrase ?  Deux solutions se présentèrent à  son l'esprit.  « Grand Sept»  l'avait directement pris à partie ou  c'est lui-même qui tout simplement et pour la première fois avait parlé à haute voix. Soudain il sentit sa tête irrésistiblement attirée vers le sol, et ses yeux qui cherchaient avidement leur nourriture d’images. Il en fut effrayé !  Quelque chose alors  s’éveilla  en lui, se proposa à  son esprit endormi.

 Un mot surgit et s’imposa  : HYPNOTISÉ. Il était hypnotisé. Mais Il  ne savait pas exactement ce que cela voulait dire. Il regarda à nouveau le défilé monotone des hommes  enfouis dans leur vision. Ils l'étaient tous hypnotisés et ils ne le savaient même pas ! Ils  étaient tous… quel mot  déjà ? Le mot lui était sorti de la tête. Un mot dont il ne saisissait pas exactement le sens, mais qui était important, qui le définissait, et caractérisait aussi tous ceux qui l’entouraient. Il sentit au fond de lui, germer quelque chose de totalement neuf. Les questions. Il se posait des questions. 

 « Comment se fait-il que je regarde  si rarement autour de moi ? Depuis combien de temps, ai-je les yeux fixés au sol ? Ai-je toujours  été comme ça ?  Ai-je été autrement ? Je ne me souviens de rien. Pourquoi je ne me souviens de rien ? Quelle force m’oblige à  garder la tête baissée? Quand parfois ma tête s’échappe des écrans, je me sens  coupable, hors norme, incongru. Pourquoi ? Je   suis  devenu un… je suis un… encore  un mot qui lui échappait ! Un mot important  qui s’était volatilisé. Quelle est  cette force  qui  nous oblige tous, à garder les yeux rivés au sol ?  La force de l'habitude. La force du nombre Tout le monde le fait. Donc  je le fais. 

 ...et si tout  n'était que mensonge et manipulation! Mensonge que cette philosophie de la "tête baissée " et de ses bienfaits ! Mensonge  que ces divers degrés de la connaissance !  Mensonge que ce soi-disant progrès !  Mensonge que cette "extra- perception" !  Ce bulgare de degré sept  un grand menteur, un grand manipulateur, voilà... Oui, un manipulateur, lui-même manipulé, qui  avait craqué et qui  avait décidé d’arrêter tout ce cirque.

C’est pourquoi il avait dit:  « L'extraordinaire commence là  où je m'arrête ».

 fin  
 

              
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