Vita, questa puttana ! (La vie, cette putain)

elcanardo

Luigi, 37 ans, célibataire, agent de sécurité, boxeur à la retraite. Minuit sept minutes. Classica Onda Roma diffuse l’andante de Ferdinando Carulli, le tempo emprunté de ce morceau musical apaise Luigi. Les chants des supporters de la Lazio dans la rue longeant l’enceinte de l’usine se sont tus. Il s’est calmé. La tension du match qu‘il s‘était autorisé à regarder sur la petite TV portative, deux heures plus tôt, lui avait fait rater le début de la première ronde. Dans quelques minutes, il devra serrer sa ceinture, faire glisser le surgilet de protection sur les manches trop courtes de sa chemise en polyester « poil à gratter » et remonter la fermeture éclair. Le son caractéristique de celle-ci zébrera l’air rafraîchi de la petite loge mal chauffée. La ronde de zéro heure trente minutes pourra alors commencer.

Una mama camée, un père entr’aperçu deux fois derrière le grillage du parloir de la prison, une enfance sans couffin à souffrir les moqueries au sujet de son tempérament craintif et de son physique de petit oiseau déplumé, Luigi découvrira bien trop rapidement les vertiges d‘une existence sans protection et sans amour. La peinture de sa vie ne sera jamais plus qu’un croquis, série de barbouillages monochromes exécutés par des assistantes sociales démotivées. Livré à une autorité parentale cocaïnomane amnésique de son propre enfant, il obéira à son instinct en fuyant définitivement ce présent miteux. Resté sage jusque là, obéissant au doigt et à l’œil, Luigi, du haut de ses quinze ans, sort alors son mouchoir pour dire « arrivederci » à une existence convoitée qu’il a jusqu’alors trop rêvé et sangloté. Il franchira le seuil de la salle de sport du quartier, y acceptera de récurer les toilettes vétustes et de laver les serviettes élimées. En échange de quoi, le patron lui versera mensuellement quelques euros et le laissera s’initier à la boxe.

Dès lors, son contexte social va changer complètement. Il réparera les sacs de sable éventrés suspendus à des chaines dérobées à l‘atelier mécanique voisin. Il se nourrira de préparations aux prétendues vertus roboratives. Il patientera. Il montera sur le ring lorsque enfin Alessandro, le « manager », lui en donnera l’autorisation. Il acceptera des combats miteux de lever de rideau au chiffre d’affaire minable. Et là, à chaque fois, dans le feu de l’action, il dévisagera ses adversaires au ralenti, très souvent au tapis, abattu par la fulgurance et la puissance du jeune boxeur. Fasciné, incrédule devant la démonstration de sa propre force, il les observera, tour à tour, s’accrocher aux cordes, s’étourdir, s’évanouir, saigner, refusant la fatalité. Relevés ou non, ils finiront tous par se coucher. Par la vivacité de son crochet et la force de son upercut, il déchirera le moment présent, il savourera la stupeur sur les visages de la salle entière muée en un point d’exclamation unanime. En contemplant son ennemi chuter dans une lente et défaillante apesanteur, il savait qu’il était en train d’écrire enfin les meilleurs chapitres du livre de sa destinée. Il se délectait de cette délicieuse revanche sur un passé pas si lointain. Il était bon boxeur, très bon même ! Ce furent effectivement ses plus beaux moments. La lame de fond de ses premiers et flamboyants succès qui le poussait vers le plus haut se pulvérisa bientôt contre la fatalité.

Quelques années plus tard, l’ancien poids plume à l’agilité d’un chat est devenu lourd comme un taureau. À défaut d’être devenu quelqu’un de riche, il est parvenu à devenir quelqu’un de respecté. Il referme le catalogue pugilistique d’une édition antique. Il réajuste sa veste, se gratte énergiquement à l’encolure (saleté de polyester bon marché), remonte de deux crans sa ceinture, empoigne la petite matraque télescopique. Il grelotte. Pour la troisième nuit consécutive, la température est de nouveau descendue en dessous du zéro. «Réchauffement climatique… Mon cul oui !» s’exclame t-il en s’apprêtant face au miroir brisé. Sur le pas de la porte, à peine refermée, cigarette au bec, il craque une allumette. « Carcinome de la caroncule lacrymale ». Après plus d’une année à pleurer du mucus par un œil puis par les deux, les rougeurs permanentes étaient devenues bleues-noires et la douleur insoutenable. La visite chez le spécialiste devenue inéluctable délivrera un diagnostic terrible qui appelait à un arrêt immédiat de toute activité potentiellement agressive pour la zone oculaire. KO mais sauvé, le jeune coq devenu chapon, castré en pleine ascension,  s’éloigne en dodelinant doucement de la tête. Il esquisse un…puis deux pas chassés, enchaine une série de jabs entrecoupés d’esquives.

Il a belle allure Luigi.

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