Vivre debout

Florian Gautier

L'histoire d'un monsieur tout le monde quand la société passe un cap qu'il ne peut accepter.

Vivre debout.

 (Librement inspiré de ce qui agite la société française actuelle et des mouvements contre la loi travail, ce texte ne se veut pas comme une tentative de rallier au mouvement ni même de convaincre qui que ce soit. La personne qui l'écrit ne fait pas partie du mouvement, il ne s'agit pas d'un tracte ou d'un témoignage ni d'une histoire personnelle.)

 

            Le sol. Je ne vois que ça. Il emplit mon champ de vision. Je n'arrive même plus à me souvenir de la dernière fois où j'ai contemplé le ciel, de sa couleur. Je marche, je consomme, je travaille, je vis, la tête baissée, occupé à contempler un écran dans le meilleur des cas. Les jours se ressemblent et finissent par se mélanger. Les gestes sont les mêmes, calculés, répétés, reproduits. Chaque jour est un abandon, une nouvelle souffrance. Faire ci, faire ça, pas comme ci, pas comme ça. Je me sens nul. Je reste penché, ne me rebiffe pas. Une vie entière à apprendre à courber l'échine. Mais au final, c'est normal, non ? Très tôt, mes parents m'ont demandé de me trouver un métier. Rien d'irréaliste, pas de rêve impossible. Il ne s'agissait pas d'être pilote, cosmonaute ou artiste. Non. Il s'agissait plutôt d'être serveur, chargé de clientèle, vendeur, manutentionnaire... Des métiers qui recrutent beaucoup, au service des autres aussi, mais d'une autre façon. Là où le travail serait le moins difficile à trouver. L'école m'a d'ailleurs bien servi de ce côté là, m'habituant, me formatant à des heures de travail, à ne pas réfléchir mais simplement appliquer les consignes.

Ma vie, ce n'est ni noir, ni blanc. Simplement du gris. Des nuances de gris. Mais, ça pourrait être pire. D'ailleurs, cette simple phrase pourrait tout résumer, non ? ça pourrait être pire.

Chaque jour, je regarde la télévision. La première chaîne, qui me montre le monde sans aucun détour. Le terrorisme, l'immigration... Les citoyens ont peur, peur. État d'urgence, état policier, plus de sécurité, toujours plus. Pour notre bien. La liberté, c'est surfait. Et bien sûr, le chômage... Satanés chômeurs ! Cancer de la société, tous des bons à riens, des glandeurs ! Comme ceux qui refusent de travailler ! Leur couper les aides, voilà ce qu'il faudrait. Vérifier leurs comptes, les sortir de leur tranquillité bien acquise, à rien foutre de la journée, à nos frais !

Vraiment ? Eh bien.... C'est comme ça que la société m'a appris à penser. C'est comme ça que je voyais les choses, que je les comprenais. Un doigt pointé dans une direction. Non, pas qu'un. Plusieurs. Les journaux, radios, télévisés, papiers, mais aussi le gouvernement, les spécialistes, ceux qui parlent, ceux qu'on invite, ceux qu'on écoute. Tous dans la même direction ou presque. Les coupables, ce sont eux : Les chômeurs. C'est ce qu'ils disent. ça doit être vrai non ? Après tout, nos dirigeants savent ce qu'ils font. Oui, ils le savent, c'est bien ça le problème... Ne pense pas, contente-toi d'acquiescer et d'accepter ce que l'on te dit. Mais ça, je ne l'ai compris que bien plus tard. Il m'a fallu du temps avant d'en arriver à cette conclusion là : Éteindre la télévision, c'est s'affranchir de nombreux mensonges, distillés avec soin. La bien-pensance, des politiques, des médias, des gens tout autour de nous.

Heureusement, tout notre vie ne se résume pas à ça. La chance d'avoir un chez soi...Loué une fortune pour quelque chose de minuscule, mais c'est mieux qu'être dehors. Mieux que de passer de l'autre côté de la barrière, que de tomber dans cette autre vie. Mieux que de n'être plus rien. Mon moi est ce que les autres voient. Mon travail, mon logement, mes possessions sont le reflet de mon moi pour les autres, en société. Ce à quoi je dois me conformer. Ce à quoi nous devons tous nous conformer. Chaque jour en allant au travail, je peux voir ceux qui n'ont pas suivi ces règles, en quête du moindre soutien, même un simple regard qui leur permettrait d'être considéré comme n'importe qui d'autre. C'est bien pour ça que je refuse de croiser leur regard. Que je reste éloigné d'eux, sans jamais me rapprocher. Car je n'ai pas la force, pas le courage de leur offrir ce qu'ils veulent. Car je sais qu'à leur place, je... Je... Je ne pourrai pas survivre à leur place, voilà la vérité. Un boulot, un toit, des possessions, une existence. Je suis employé libre service, dans un magasin de grande distribution. Chaque jour, je range mes rayons, remplace et liste les produits, m'assure que tout soit en ordre. Chaque jour, je regarde les clients qui défilent dans les rayons, non sans une certaine fierté. Car je sais que j'ai participé à leur rendre la tâche plus aisée. Car ils traversent des rayons propres, rangés, remplis. Parfois, je m'arrête pour les voir naviguer entre les produits et m'amuse même à m'imaginer leur vie, les raisons de tel ou tel achat par exemple. Des rêves bien vites brisés par mon responsable qui me rappelle à l'ordre. Oui, je ne dois pas bayer aux corneilles, je dois travailler. Travailler pour leur permettre de faire leurs courses, pour gonfler les ventes du magasin. Chaque jour, le même rituel. Chaque jour, une mise en compétition avec les collègues. Nous ne sommes pas alliés, nous sommes rivaux. Le meilleur aura les honneurs. Le soir, je rentre dans mon appartement, éreinté. Je mange des plats cuisinés à la va vite, sans saveurs, bourrés de produits dont j'ignore le nom exact, encore moins les effets. Puis, soirée télé. Plus les infos, mais de quoi passer le temps. Séries, feuilletons, télé réalité... La télé réalité... Les gens qui vont là-bas sont des idiots. C'est marrant de les voir faire n'importe quoi. ça détend. On se sent moins bête... Je... Ironique, non ?...

Des mois et des mois. Je commence à me sentir vidé... Est-ce vraiment ce que je veux faire de ma vie ? Chaque fois que j'essaye d'y réfléchir sérieusement, c'est comme si mon cerveau lâchait prise. Une grande lassitude s'empare de moi, me laisse sans volonté. Oh, et puis, à quoi bon ? Au final, ça pourrait être pire, non ? Oui, c'est une pensée fataliste, mais qui a quelque chose de rassurant. Comme un garde-fou auquel se raccrocher. Ne pas penser à ma vie, pas d'état des lieux... Encore moins au monde dans lequel je vis.

Seulement voilà, au bout d'un moment, on y repense. Et vient le jour où on décide de vraiment faire un bilan. Ma vie, elle pourrait être pire, oui. Mais elle pourrait être bien mieux. Elle pourrait avoir un intérêt, un but, celui que je veux lui donner. Une simple idée, qui peut avoir la force de tout changer, telle une vague inébranlable qui traverse mon existence pour balayer mes certitudes. J'aime mes parents, mais je ne suis pas d'accord avec eux. Je ne pense pas que ma vie soit comme il faut. J'éprouve de plus en plus un profond dégoût pour mon boulot. Non, pas que pour ça, mais aussi pour la société actuelle dans son ensemble. Je commence à avoir des idées qui germent dans mon esprit, qui sont à l'opposé de ce qu'on m'a appris à penser, du monde dans lequel je vis. Je ressens une angoisse à l'idée que ça se sache. Que se passerait-il ? Suis-je le seul ? Suis-je normal ? J'en ai marre de ce boulot, marre de ces horaires qui me bouffent mon temps, me laissent épuisé. Ce n'est plus de la vie à ce niveau là, c'est de la survie... Survire, c'est ça le plus important... Survivre... Survivre... Jusqu'à la prochaine remise en cause, jusqu'au prochain changement... Non, bouleversement. Un bouleversement qui ne s'est pas fait attendre. Cette nouvelle qui tombe, comme un couperet... Un projet de loi, d'une importance capitale. Encore une fois, censé relancer l'économie, la croissance etc. Je n'y crois pas. Ce.. Ce qui est proposé est aberrant ! C'est forcément une mauvaise blague... Je... Je me sens impuissant, enchaîné, condamné, comme un prévenu dans le couloir de la mort. Et le plus incroyable, c'est que je sais qu'il y a encore peu, je ne l'aurais pas vu ainsi. J'aurai trouvé tout cela tout à fait normal. Mais là, je ne peux plus. Mes genoux sont tremblants, mon dos me fait mal. Courber l'échine...

Dans la rue, des voix s'élèvent. Peu à peu, ils se regroupent, se massent, discutent. Une colère gronde, un désir de renouveau. Qui fait naître quelque chose au fond de moi, comme une étincelle... L'espoir. Oserais-je franchir le pas ? Oui, j'ose. Et même, je le revendique ! En peu de temps, je me retrouve à leurs côtés, las d'une vie qui n'a rien à m'offrir. J'aspire à autre chose. J'ai appris toute ma vie à courber l'échine. Désormais, je vais apprendre à rêver, à croire à mieux... A créer mieux. Désormais, je vivrai debout et tant pis si ça ne leur plaît pas. Parce que moi, les choses, je ne les vois pas comme eux, cette élite. Parce que moi aussi je compte. Comme chacun de nous. Et j'ai le droit de bien vivre. De vivre debout !

 

 

  • La plupart des gens connaissent malheureusement cela, un travail, pendant des années et des années, qui déplaît. Et pourtant, il faut bien vivre et avoir le droit d'habiter un HLM, avec un loyer quand même assez cher, pour ne pas se retrouver sous les ponts. Pendant ce temps au gouvernement on s'empiffre avec nos "sous", on s'achète des sacs Hermès, on se paye des croisières. Se révolter, oui, mais ça n'a jamais rien changé ...juste une illusion. ça paraît peut-être pas, mais nous sommes toujours au temps des rois !!

    · Il y a presque 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Nous n'avons fait que troquer des maîtres contre d'autres.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Mirlina

      Florian Gautier

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