Vivre et (se) laisser mourir
tabellion
Vivre et (se) laisser mourir.
- Allô ?
Ces deux syllabes, prononcées par la voix douce de mon meilleur ami, suffisent à calmer mes émotions.
- Mathieu ? C'est moi.
- Hey, salut Vincent ! Ça va ?
- Oui. Dis-moi, je débarque chez toi ce soir, ça pose un problème ?
- Ce soir ? Sérieusement ? Comment ça se fait ? T'avais dit que tu ne viendrais que cet été.
En plus de la surprise, je sens au timbre de sa voix une inflexion familière qui m'indique qu'il a compris que quelque chose n'allait pas.
- Oui, je sais, mais je te raconterai. Est-ce que tu peux m'héberger ?
- Oui, bien sûr, pas de problème, répond-il sans l'once d'une hésitation. Je fais ma pendaison de crémaillère, il y aura du monde mais ils ne restent pas dormir donc ça ira.
- D'accord, merci. Je te rappelle quand je serai à Paris.
- Ok, à tout à l'heure !
Je pousse un soupir de soulagement en mettant fin à l'appel. Je savais que je pouvais compter sur lui. Maintenant, je peux fuir cet endroit sans crainte. J'aurais préféré être seul avec lui en arrivant, mais au final ce n'est pas plus mal. D'abord parce qu'il sera sûrement trop occupé pour me poser des questions dès mon arrivée et ensuite, faire la connaissance de nouvelles personnes me permettra de me changer les idées. Qui sait ? Il y aura peut-être des personnes intéressantes chez lui ce soir.
Mon téléphone m'indique déjà cinq messages et autant d'appels manqués. J'efface tout sans prendre le temps de lire ou d'écouter quoi que ce soit.
J'ouvre la porte pour retourner à ma place. Quel numéro déjà ? Je jette un coup d'oeil à mon billet imprimé à la dernière minute : voiture 19, place 36. Heure d'arrivée : 23h21. Trois heures de trajet. Un couple s'est installé aux places situées en face de la mienne pendant que j'étais au téléphone. Je leur adresse un vague sourire quand ils lèvent les yeux vers moi, mais ils n'y répondent pas. Tant mieux, me dis-je en ouvrant ma valise pour regarder avec quoi je l'ai remplie dans la précipitation. Au moins ce n'est pas une petite vieille qui va me poser des questions sur les raisons de mon voyage ou qui me racontera sa vie. Tiens, j'ai oublié les chaussettes ... ah, et le chargeur de mon smartphone. Tant pis, l'essentiel est là de toute façon : mon carnet, mon stylo, ma musique. Je sors mon casque audio et le pose sur la petite table devant mon siège avant de passer la valise au-dessus de nos têtes. Je me cale confortablement à ma place, attrape mon casque et m'apprête à écouter un peu de musique.
On dirait que c'est le signal qu'attendaient mes compagnons de voyage pour reprendre leur discussion, et je comprends mieux leur indifférence à mon égard en entendant le ton que prend la jeune femme pour s'adresser à son petit ami. Une dispute. Génial. Je suis sur le point de lancer une chanson au hasard et monter le volume assez haut pour ne pas les entendre, mais finalement la curiosité me pousse à faire seulement semblant d'écouter un peu de musique pour mieux les écouter, eux.
Si je comprends bien, elle lui reproche de ne pas avoir été assez sociable avec ses amies, alors qu'elle se faisait une fierté de leur présenter l'homme qu'elle aime. Lui répond qu'il n'est pas très à l'aise quand il est entouré de personnes qui demandent à en savoir plus sur lui, et qu'elle devrait le savoir. Elle fait la moue et détourne le regard, puis ajoute finalement qu'il devrait quand même faire un effort de temps en temps, qu'elle ne lui en demande pas tant que ça. Nouveau silence. Il avoue finalement qu'il n'a pas apprécié le comportement d'une de ses amies, la veille au soir, pour une raison que je n'arrive pas à entendre, mais visiblement ça surprend sa petite amie qui n'y croit pas, et c'est à partir de là que ça commence à dégénérer.
Elle l'accuse de mentir. En retour il lui envoie à la figure tous les défauts qu'il peut trouver chez ses amies. Elle s'énerve, dit qu'elle n'aurait jamais dû les lui présenter et lui sort ce qui semble être un "vieux dossier" dans leur histoire. Je ne sais pas si c'est mon regard posé sur eux depuis plusieurs minutes qui leur rappelle qu'ils ne sont pas seuls dans ce train, ou s'ils n'osent simplement pas élever la voix au milieu de tous les autres voyageurs, mais ils s'arrêtent là. Ils se détournent l'un de l'autre, le spectacle est fini, je peux passer à autre chose.
Allons-y pour un peu de musique ... Je programme mon casque pour qu'il lance la playlist de mes chansons préférées dans le désordre au moment où le train sort de la gare. Une demi-heure plus tard, alors que les lumières de Bordeaux ont laissé la place à une nuit des plus noires, je m'endors au son des voix ensoleillées d'Anthony Hamilton et d'Elayna Boynton chantant "Freedom".
**********
Felt like the weight of the world was on my shoulders ...
Je laisse la lumière éclatante de la chambre derrière moi pour me réfugier dans la pénombre du couloir, tête basse et le regard embrouillé par les larmes qui me viennent. Pourquoi a-t-elle dit une chose pareille ? Je connais déjà la réponse à cette question mais je ne veux pas l'admettre. Je sens ma gorge se nouer. Il faut que j'avance, si je m'arrête ici je ne me reléverai pas. Je fais quelques pas dans le salon, je pose mon regard sur la table et il est là, encore une fois, à m'attendre. Non, je ne veux pas lire ces pages, ces quelques mots, je sais déjà ce qui est écrit là-dedans ! Je détourne le regard de ce livret que je vois toutes les nuits dans mes rêves depuis des semaines. Les rayons du soleil qui passent à travers la porte m'attirent. Je veux l'ouvrir, les laisser m'aveugler, me brûler et me faire disparaître, mais des mains squelettiques m'agrippent, leur poigne est terrible, elles me forcent à avancer vers la table, vers ces maudits mots !
Facing the fear that the truth I discovered ...
Non, je ne veux pas les lire ! Je veux oublier ! Laissez-moi oublier ! Mais je ne peux pas lutter contre ces mains. Des doigts glacés et sans pitié se referment sur ma nuque, m'obligent à me pencher sur le livret dont les pages commencent à tourner d'elles-mêmes. D'abord assez lentement pour que je puisse voir mon propre portrait me renvoyer toute la terreur qui me ronge de l'intérieur, puis le mouvement s'accélère, et mon portrait commence à s'animer. Il se tord de douleur, je suis terrifié par cette image, sa bouche s'ouvre sur un cri silencieux et je plonge dans ce trou noir. Je sais ce qui arrive à ce moment là, et je ne veux pas le voir. Je ferme les yeux mais ça ne sert à rien. Je hurle de douleur, je pleure ... Laissez-moi partir ! Laissez-moi partir !
I'm looking for freedom, looking for freedom ...
**********
Je me réveille en sursaut grâce à la voix d'un agent de la SNCF, à la voix déformée par un micro de piètre qualité, qui annonce notre arrivée à destination. Il n'y a personne autour de moi. Parfait, je n'ai donc pas besoin d'afficher un sourire de façade au couple pour leur faire croire que tout va bien.
Il me reste juste assez de temps pour appeler Mathieu. Je ne fais pas attention aux dix sept messages et trente deux appels manqués et compose directement son numéro. Il répond assez rapidement. Il y a beaucoup de bruit derrière lui et je peux voir son sourire au son de sa voix quand il me répond. Il doit sûrement passer un très bon moment. Je lui dis que je suis sur le point d'arriver, et il m'explique donc tout ce que je dois faire pour me rendre chez lui. A l'entendre, c'est très simple, alors je lui fais confiance et ne lui demande pas plus d'indications avant de raccrocher, attraper mon sac et rejoindre la vague d'anonymes qui se ruent vers l'entrée du métro.
L'air est lourd dans la gare, c'est un mélange d'empressement, de lassitude, de joie, de tristesse, de tension, de mots d'amours murmurés au dernier moment, d'adieux déchirants ... et de transpiration. Je pense à tout ceci alors que je me laisse porter par la foule sans vraiment regarder où je vais, jusqu'à ce que je me rende compte que les personnes autour de moi entrent dans des files pour acheter leurs tickets de transport. Je me place dans l'une d'entre elles et pendant les dix minutes qui suivent, l'inquiétude commence à monter en moi. Le type derrière moi n'arrête pas de pester contre la lenteur des touristes, il me pousse à vérifier au moins une vingtaine de fois les indications de Mathieu que j'ai notées sur la paume de ma main, qui devient rapidement moite. Est-ce que j'ai bien écouté ce qu'il m'a dit ? Je n'ai pas fait d'erreur en notant ses indications, au moins ? Dans le pire des cas, il suffirait de le rappeler, mais je me rends compte que cette idée me rebute. Ne suis-je donc pas capable de me débrouiller seul ? Vais-je avoir besoin que quelqu'un me tienne la main pour le restant de mes jours ? C'est presque remonté contre moi-même que j'atteins la borne automatique et au final, tout se passe bien, je récupère mes tickets en moins d'une minute.
Je m'apprête à chercher mon chemin quand je sens mon téléphone vibrer. C'est mon petit frère. J'hésite, je sais que je ne devrais pas, mais j'ai pris ma décision. Je sens quand même mon coeur se serrer au moment où je lui raccroche au nez. Le parigot qui se trouvait derrière moi dans la file me bouscule sans s'excuser. Je veux m'écarter un peu pour prendre le temps de regarder les panneaux d'information et trouver mon chemin dans ce labyrinthe qui s'offre à moi, mais j'ai l'impression que quel que soit l'endroit où je veux m'arrêter, c'est sûr le chemin d'une autre personne. Ça commence à m'agacer, et je comprends alors la première règle du parisien moyen : toujours rester en mouvement. Quitte à devoir faire demi-tour, il faut marcher tout le temps, et si possible, vite. Mais rester immobile au milieu d'un couloir, quelle que soit sa largeur, c'est apparemment un sacrilège.
Alors je me mets en marche à mon tour. Je fais une première fois le tour du hall sans trouver le chemin que je suis censé prendre. Une réflexion étrange me vient alors à l'esprit : Pourquoi y a-t-il tant de lumière ici ? Nous sommes sous terre. Sous terre, c'est le noir, c'est la mort. Il ne devrait pas y avoir de lumière, on ne devrait pas y vivre. Je commence à ressentir du dégoût pour cet endroit au moment même où je tombe sur le panneau qui indique la direction que je cherche depuis dix bonnes minutes. J'abandonne alors le fil de mes pensées pour me concentrer uniquement sur le chemin à prendre.
Je ne pensais pas que j'allais devoir passer presque une heure de plus dans ce ... système gastrique artificiel qu'on appelle le métropolitain. Oui, c'est l'idée que je m'en faisais alors : on y entre tous bien les uns après les autres par des escalators qui servent d'oesophage, on s'entasse dans des halls-estomacs jusqu'à se disperser dans des kilomètres de boyaux qui puent la merde et la mort, et on en sort avec cette odeur qui nous colle à la peau et l'envie de vomir. J'ai vite compris pourquoi tout le monde tirait une tête de trois pieds de long.
Il est minuit passé quand cette bête immonde m'expulse finalement de ses entrailles. Heureusement, Mathieu m'attend juste à la sortie et ma mauvaise humeur se dissipe en le voyant. On tombe dans les bras l'un de l'autre, comme deux frères qui ne se seraient pas vus depuis longtemps, ce qui n'est pas si loin que ça de la vérité. Il me dit qu'il a été vraiment surpris de mon appel mais que ça lui fait vraiment plaisir de moi voir, je lui réponds qu'il ne peut pas s'imaginer à quel point je suis content d'être avec lui ce qui, pour le coup, est la stricte vérité.
Tout sourire, il m'entraîne avec lui en m'expliquant que son appartement est juste à côté de la station, et tout de suite, il ajoute que Mei est là et qu'elle m'attendait avant de partir. Mei ... une jeune femme, chinoise, que j'ai sauvée de l'expulsion et d'une mort certaine dans son pays d'origine en mobilisant une infime partie de la Toile. Je ne l'ai pas revue depuis cette victoire, voilà qui devrait me donner de quoi oublier ce qui m'a poussé à fuir vers Paris.
La résidence où habite Mathieu se trouve effectivement à une centaine de mètres de là. Nous prenons un ascenseur qui sent l'urine et si étroit que nous devons presque nous coller l'un à l'autre pour y entrer, et j'arrive enfin à destination. A la sortie de l'ascenseur, nous tombons sur Léa, que Mathieu me présente comme étant l'une de ses collègues de travail. Grande, brune, des yeux bleu-gris, couleur océan, un océan où je me serais noyé de suite si la blancheur de son sourire ne m'avait pas foudroyé sur place pour me ramener à la réalité. Elle demande à Mathieu si je suis bien l'ami dont il parlait tout à l'heure, et je n'ai pas le temps de dire un seul mot qu'elle prend ma main pour y noter son numéro. Je la regarde faire, bouche bée, et elle me dit avec un air de conquérante qu'elle organise une fête le lendemain soir et que je n'aurais qu'à l'appeler pour qu'elle me dise où me rendre. Elle saute dans l'ascenseur et je n'ai que le temps de capter son regard rieur avant que la porte ne se referme sur cette vision enchanteresse.
Mathieu éclate de rire et me félicite pour mon apathie face à cette tornade d'émotions qu'est Léa, parce que "cette fille, c'est vraiment une dévoreuse d'hommes". Il se trompe, évidemment, ce n'était pas de l'apathie, j'étais plutôt paralysé, prisonnier de ses serres. Elle l'a bien compris, en a joué, et ça m'a terrifié et excité à la fois. Je me souviens avoir lancé un dernier coup d'oeil à l'ascenseur avant d'entrer chez Mathieu. J'avais déjà l'impression que cette fille serait spéciale pour moi, mais j'étais loin de me douter que c'était la personne qui allait renverser mon monde.
A l'intérieur, Mei nous attendait. J'ai à peine le temps de poser mon sac et ma veste, qu'elle s'approche de moi et me tend un cadeau avec un sourire ravi sur les lèvres. Je la remercie chaleureusement mais au fond de moi je sens déjà une certaine gêne naître à son égard. Je comprends qu'elle veuille me remercier pour l'aide que je lui ai apportée, mais je préférerais qu'elle le fasse en portant son attention sur autre chose que moi. Pas facile, je sais. Je regarde le présent qu'elle m'a offert, et j'écarte l'idée d'affronter ce sentiment tout de suite en lui disant que je l'ouvrirais plus tard. Elle ne s'en offusque pas et Mathieu m'invite alors à venir dans le salon pour me présenter au reste de ses invités. Mis à part un collègue de travail, il s'agit tous d'hommes et femmes plus âgés que lui, des chinois, tous pratiquants du Falun Gong, comme Mei. Et comme je l'apprendrai plus tard dans la soirée, eux aussi ont subi la terrible persécution du gouvernement chinois.
Avant que Mei ne s'en aille, elle et moi avons eu une discussion sur le balcon de l'appartement, à propos de son avenir, cette fois. Débarassée de la peur d'être expulsée à tout moment, elle se disait prête à poursuivre son combat, dénoncer la persécution, continuer à venir en aide à celles et ceux qui en ont été victimes ou encore travailler pour un journal chinois non soumis à la censure de leur gouvernement. J'avoue avoir ressenti une certaine fierté à ce moment là. Voilà comment je voulais la voir, le visage éclairé par le désir de créer un monde meilleur. C'est pour cette raison que j'ai voulu l'aider, et non pas pour qu'elle s'attarde sur moi.
Les autres invités s'en vont ensuite chacun leur tour. Je les connais à peine, mais ils sont tout aussi amicaux envers Mathieu qu'envers moi et autant de chaleur me touche, même si je ne le montre pas. Après leur départ, j'aide Mathieu à débarasser les tables et vient finalement ce moment que je redoutais depuis le début de la soirée : il me demande la raison de ma soudaine venue. Je commence à chercher mes mots, mais je me rends compte que je ne peux pas en parler, c'est trop tôt, je n'en ai pas la force. Il se rend compte de mon hésitation et me sourit, avant de me dire que je n'ai pas besoin de me forcer, qu'il attendra. Nous nous connaissons par coeur, je suis soulagé d'être venu me réfugier chez lui. Je lui souris en retour, lui lance un timide "merci", et nous allons nous coucher chacun de notre côté.
**********
Clang-clang, clang-clang.
Je connais ce bruit. C'est le bruit de la mort qui approche. Je suis chez moi. Je ne peux pas voir mon corps et je ne peux pas bouger, mais je me souviens très bien de ce moment. Le soleil de fin d'été faisait baigner l'intérieur de la maison dans une lumière douce et blanche. Cette journée aurait pu être parfaite.
Clang-clang, clang-clang.
Ça n'a pas duré longtemps. Les deux squelettes la prennent sur leur chariot mortuaire et l'emportent, c'est fini. Elle ne reviendra plus parmi les vivants.
Clang-clang, clang-clang.
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Je me réveille en sursaut, une nouvelle fois. C'est Mathieu qui frappe à la porte de ma chambre depuis tout à l'heure. Je lui fais comprendre par une sorte de grognement que je suis réveillé. Il m'explique alors qu'il part travailler, que j'ai tout ce qu'il faut pour manger et que nous nous verrons à son retour en fin d'après-midi. Un autre grognement et une minute plus tard je l'entends refermer la porte de l'appartement derrière lui.
Je tâtonne dans la pénombre à la recherche de mon portable. Il m'indique qu'il est presque midi mais surtout que j'ai toujours plus de messages et d'appels en absence. Tout le monde s'inquiète pour moi. Je devrais sûrement rappeler ou tout du moins envoyer un message à quelqu'un pour qu'ils sachent que je vais bien. Mais non, je sais que si je reprends contact avec eux, ils arriveront à me convaincre de rentrer. Et rentrer chez moi, c'est bien la dernière de mes envies. Dans ce cas, il me suffirait d'éteindre mon portable une bonne fois pour toute, mais je n'arrive pas à m'y résoudre non plus. Je détourne le regard et échappe au problème, une fois de plus.
Le reste de la journée est plutôt flou dans mon esprit. Je sais que j'ai voulu suivre le conseil de Mathieu qui avait laissé sur un post-it : "Arrête (essaie au moins !) de broyer du noir" ; en allant me perdre dans Paris et ses vieux quartiers, jusqu'à ce que l'heure où nous étions censés nous rejoindre arrive. Rien que l'idée de devoir lui expliquer la raison de ma présence ici me faisait paniquer. Je n'avais plus qu'une chose à l'esprit : "Fuis !". Je devais trouver un échappatoire, vite, quelque chose pour éviter cette souffrance !
Je le trouve en levant la main pour me protéger des rayons du soleil. Cet échappatoire, il s'appelle Léa. Je l'appelle sur le champ. Elle répond rapidement, rit quand elle entend ma voix et me dit qu'elle attendait mon appel. Elle me demande où je me trouve et m'explique ensuite comment je dois me rendre chez elle. Notre échange est très court, mais c'est suffisant pour que je me dise que je la trouve particulièrement arrogante en raccrochant. En temps normal, je n'aurais jamais cherché à voir une jeune femme qui m'aurait laissé une telle impression, mais à ce moment là, je préférais passer une mauvaise soirée avec des inconnus arrogants plutôt que faire face à ma réalité.
J'appelle ensuite Mathieu pour lui dire que je ne rentrerai finalement pas, parce que je vais me rendre à la soirée de Léa. Il est clairement surpris par ma décision, mais encore une fois, ne me demande pas plus d'explications et me souhaite une bonne soirée. Je mange dans une brasserie pour touristes, tout à fait quelconque et excessivement chère pour ce qu'elle propose. Ça aussi c'est une norme à Paris. Je prends le temps de me moquer intérieurement des serveurs qui le font de leurs clients, d'observer quelques passants à l'allure particulière, les lourds nuages qui commencent à s'amonceler au dessus de la ville. Le fait d'avoir remis les explications au moins au lendemain m'a libéré l'esprit et c'est d'humeur presque joyeuse, presque parce qu'il faut que je prenne le métro, que je me rends chez Léa.
Elle m'a donné une adresse dans le 16ème arrondissement. Les beaux quartiers. J'aime de moins en moins l'idée de m'y rendre. La nuit commence à tomber, j'entends l'orage qui gronde pas si loin que ça pendant que j'essaie de m'imaginer quel genre de personne je vais bien pouvoir rencontrer à cette soirée, et j'espère vivement qu'ils ne sont pas tous comme Léa. Je tourne un peu en rond dans le quartier, mais je trouve finalement le bon immeuble juste au moment où les premières gouttes de pluie - plic, plac - tombent.
Enfin, il me semble que c'est le bon endroit, mais quand je lève les yeux vers les appartements, je vois bien que les fenêtres sont quasiment toutes ouvertes pour laisser entrer l'air frais après une journée étouffante, mais aucun bruit caractéristique de bourgeois bohèmes en train de faire la fête ne me parvient.
Je sonne au numéro que Léa m'a indiqué, et c'est bien sa voix qui répond. Elle m'ouvre la porte et je monte les trois étages qui nous séparent en prenant un escalier digne d'un palace. J'arrive sur son palier en regardant comment je suis habillé. Veste bleu-gris en coton, chemise blanche, jeans brut. J'enlève rapidement la poussière sur mes chaussures qui relèvent un peu le niveau et je soupire. Tant pis, si je suis la risée de tous, je n'aurais qu'à me saouler. Oui, voilà, c'est décidé, je vais me saouler.
Elle ouvre la porte avant que je ne frappe. M'observait-elle ? Le sourire qu'elle affiche me répond : "peut-être". Elle est splendide. Petite robe noire, pieds nus, une touche de rouge à lèvres et, évidemment, toujours ces yeux envoûtants. Elle m'invite à entrer d'une toute petite voix, qui m'aurait tout de suite charmé si je n'avais pas fait attention au reste. Le reste ? Le vide, plutôt. Personne dans l'appartement à part elle et moi, pas un bruit, juste quelques lumières tamisées et j'aperçois d'un coup d'œil une bouteille de vin rouge avec deux verres sur la table basse du salon.
Seul un idiot n'aurait pas compris la signification de tout ceci. J'entends la porte qui se referme dans mon dos, je me retourne, elle s'approche de moi, féline, avec un sourire de prédatrice. Je pose alors un tout autre regard sur elle. Cette femme est tellement sûre d'elle, persuadée que je lui appartiens, qu'elle va pouvoir faire de moi tout ce dont elle a envie ... que j'en ris ! Elle perd son sourire et affiche un air de surprise. Je ris de plus belle. J'ai enfin pu voir derrière son regard de séductrice, et j'y ai vu une pauvre fille qui s'est complètement perdue dans le rôle qu'elle s'est elle-même donnée. Perdue à un point où elle ne sait plus qui elle est, alors elle se raccroche à une illusion d'elle-même.
Elle est clairement en colère maintenant, mon rire moqueur l'a touchée. Elle me demande très froidement ce qu'il y a de si amusant et, le sourire aux lèvres, je lâche un "rien, rien", avant de me diriger vers la sortie sans lui lancer le moindre regard. Elle ne réagit que quand je commence à descendre les premières marches.
- Attends ! Ne pars pas !
Encore un ordre. Oh si, je vais partir. Tant pis si je dois marcher sous une averse, prendre le métro et rentrer chez Mathieu sans aucune explication à fournir, mais tout me rebute chez Léa, je ne veux plus passer une seule seconde en sa présence.
- Ne pars pas ! Ne me laisse pas seule !
Je m'arrête sur le palier, et je lève les yeux. Ce n'était plus un ordre, mais une supplique. Elle se tient penchée par-dessus l'escalier, et me lance un regard où je vois une immense détresse.
- S'il te plaît, Vincent ... ne me laisse pas seule avec mes pensées.
Elle est sur le point de fondre en larmes, et en entendant ses paroles, je comprends pourquoi je l'ai détestée aussi soudainement. Parce qu'elle est comme moi : triste, seule, et elle avait envie d'échapper à cela en jouant à être quelqu'un d'autre. Je monte la rejoindre pendant qu'elle essuie ses larmes. Nous n'échangeons rien d'autre que des regards au moment où j'entre à nouveau dans l'appartement, me débarrasse de ma veste sur le bar et vient m'installer sur le sofa. Pas un seul mot, même quand elle s'allonge et pose sa tête sur mes genoux, comme si c'était tout à fait normal. Et en fait, ça me semble normal.
Elle est tournée vers la table basse, le silence commence à s'installer et finalement, elle parle. Elle me raconte tout. Toute sa vie, toutes les souffrances de son enfance. Elle pleure parfois, alors je pose ma main sur son épaule, mais je ne dis rien, je me contente de l'écouter, parce que je sais que c'est juste ce dont elle a besoin, que quelqu'un l'écoute. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi. Dehors, l'orage a éclaté. Petit à petit, son récit s'entrecoupe de quelques silences, puis elle claque des doigts et les lumières s'éteignent.
Quand j'essaie de me souvenir de cette nuit-là, c'est le mot "volupté" qui s'impose dans mon esprit. Je n'arrive pas vraiment à me souvenir comment ça a commencé, ni comment ça s'est terminé. Et je me demande d'ailleurs si ça s'est réellement terminé. Encore aujourd'hui, quand je croise son regard, j'ai l'impression que quelque part nos corps sont encore en train de se faire l'amour. Comme si cette nuit-là, nous avions arraché un morceau d'Éternité pour nous créer un univers rien qu'à nous, hors du temps et de l'espace.
Je crois que c'est elle qui m'a embrassé. Au contact de ses lèvres, j'ai senti s'éveiller en moi des sensations trop longtemps endormies, et j'ai compris que je n'avais qu'une seule chose à faire : lâcher prise. Lâcher prise et laisser mon corps s'exprimer à ma place.
Je laissai d'abord mes mains se poser sur ses cuisses et glisser doucement jusqu'à venir entourer sa taille. La chaleur de ses cuisses serrées contre mes hanches et de son ventre touchant le mien donnait un goût exquis à ses baisers. Elle venait de déboutonner ma chemise. D'un roulement d'épaules, je l'aidai à la faire tomber. Je sentis alors ses mains sur ma peau nue pour la première fois. L'une posée sur mon épaule, près de mon cou, l'autre sur mon cœur dont je perçus alors les battements, forts et rapides.
A ce signal, mes mains effleurèrent son dos, entraînant avec elles le tissu de sa robe. Moi aussi j'étais avide de ressentir sa peau sous mes doigts. Il y eut un léger moment d'hésitation, aucun de nous ne voulait quitter les lèvres de l'autre, alors elle ne s'écarta de moi que le temps d'arracher elle-même sa robe. Elle m'attira avec force contre elle, maintenant ma tête dans le creux de son cou, et je m'agrippai à elle en retour. Je pouvais sentir ses seins nus contre mon torse, sa main dans mes cheveux, l'autre griffant mon dos, mais c'est son souffle chaud sur ma nuque, relâché après un gémissement à peine perceptible tout près de mon oreille, qui m'emplit de désir et d'excitation.
Je crois que c'est à ce moment là que je l'ai allongée avec toute la douceur dont j'étais capable. Nous faisions l'amour pour la première fois, je voulais explorer toute la sensibilité de son corps. Je laissai donc mes mains la caresser, me contentant de seulement la frôler au début, mais sentir ses jambes se replier et s'étirer contre les miennes, son dos se cambrer légèrement au passage de mes doigts, entendre les siens tirer sur le drap ... tout ceci me donna bien vite l'envie de sentir un peu plus la chaleur de sa peau.
Je passai alors au-dessus d'elle et me plaçai entre ses jambes, avant de l'embrasser à nouveau, caresser doucement ses seins en suivant leur courbe. Je me penchai sur eux, les embrassai à leur tour, je voulais goûter à son excitation en prenant ses tétons entre mes lèvres, en les suçant et les léchant. Ses mains sur ma nuque et dans mon dos m'incitaient à continuer. Je parcourus ainsi, des lèvres et du bout de la langue, son ventre, ses hanches, puis je m'aventurai entre ses cuisses. J'y déposai quelques baisers et lui fis sentir mon souffle chaud sur sa peau en revenant doucement vers la source de tous mes désirs du moment. Je la sentis se cambrer légèrement alors que mes lèvres en approchaient, l'effleuraient.
Elle me lança un regard de reproche quand je revins vers elle sans être allé plus loin, alors je lui souris, et tout en plongeant mon regard dans le sien, ma main vint épouser son sexe. Elle resserra fermement ses cuisses en poussant un faible gémissement et m'attira à nouveau à elle. J'en profitai pour l'embrasser dans le cou une, deux fois, avant qu'elle ne décide soudainement de passer au-dessus de moi. Je crois que tout s'est enchaîné très vite ensuite. Elle a fini de me déshabiller, s'est mise à nu aussi, comme si elle nous libérait de nos dernières entraves.
Jusqu'à ce moment là, seuls les coups de tonnerre plus ou moins réguliers et la pluie qui venait s'abattre avec fracas sur les vitres nous maintenaient par un fil dans la réalité, mais quand elle s'est assise sur moi et qu'en quelques très légers mouvements du bassin elle m'a fébrilement fait entrer en elle ... ce dernier fil a été coupé. Ce n'est pas que la passion nous a fait perdre nos sens, non, au contraire, nous nous sommes unis l'un à l'autre, nous n'étions plus deux être, mais un seul corps amoureux, nous partagions nos sens, nos sensations.
Le désir que nous éprouvions l'un pour l'autre venait de se transformer en ardeur fusionnelle qui effaçait tous les repères. Toutes nos caresses, tous nos baisers et même notre souffle et nos gémissements avaient été comme des notes de musique, avides de s'accorder en harmonie, que nous avions atteinte à cet instant précis. Je n'ai jamais su trouver les mots pour décrire ce qu'il s'est passé ensuite, mais il y avait quelque chose d'à la fois primal et primordial dans notre union. Cette nuit-là, ensemble, nous avons finalement trouvé le chemin qui nous avait toujours échappé jusqu'à présent, celui de la jouissance de la vie.
La dernière chose dont je me souviens à propos de cette nuit, ce sont ses baisers offerts à mon cou et le rire qui les a accompagnés.
**********
Pour la première fois depuis de nombreux jours, je n'ai pas fait de cauchemar, et je me réveille reposé. Reposé, mais seul. Je ne me souviens pas du moment exact où nous sommes passés du salon à sa chambre, mais quoi qu'il en soit, je suis seul dans le lit et les draps sont froids à côté de moi. Je vois qu'il est presque midi, alors je me lève rapidement, récupère mes affaires, me rhabille. Il y a un mot sur ma veste que j'ai laissée sur le bar, avec les clefs de l'appartement. "Laisse les clés sous le paillasson, en partant, s'il te plaît". Vu de l'extérieur, ça peut paraître froid, mais après avoir été elle toute une nuit, je sais que c'est sa façon de dire "à bientôt". Je prends mon stylo, j'écris : "Oui, à bientôt" ; et je laisse le tout sous le paillasson en sortant.
Tout comme l'orage semble avoir lavé la ville de toutes ses impuretés, j'ai l'impression que cette nuit passée avec Léa a fait s'envoler toutes mes peurs. Je pouvais porter mon regard n'importe où, tout me semblait différent de la veille. Plus clair, plus coloré ... plus vivant. C'est ça, vivant. Et moi aussi, je l'étais. La vie, vivre, voilà ce que j'avais oublié ces derniers temps, mais grâce à Léa, je venais de renouer avec ce sentiment, et j'avais bien l'intention de renforcer ces liens avec la vie un peu plus encore.
Même le métro ne m'a pas donné de sensation désagréable. Enfin, presque. Je ne sais pas pour quelle raison, j'ai eu envie de me rendre au Jardin des Tuileries. L'air était beaucoup plus doux que la veille, tout le monde en profitait pour sortir. Je m'amusais à observer tous ces couples, ces familles, ces groupes d'amis, quand mon regard est tombé sur elle. Elle, c'est une jeune femme, blonde, les cheveux mi-longs, même sa silhouette me plait et son regard est tourné vers ... moi ? Non, elle a de quoi dessiner sur ses genoux, elle doit sûrement avoir envie de reproduire la statue qui trône au milieu du petit carré de jardin qui nous sépare.
Je prends tout de suite mon carnet et mon stylo. Je ne sais pas encore ce que je vais écrire, mais il faut absolument que j'écrive quelque chose à propos de cette jeune femme, je le sens. Je prends encore le temps de l'observer un instant, et je laisse aller mon imagination :
"Je vois sa main, ses doigts fins qui glissent sur son cou, suivent la courbe de son visage ou passent derrière son oreille une mèche rebelle, et je me dis que je pourrais déjà l'aimer.
Elle ne cesse de jouer avec ses cheveux, complètement absente. Son esprit est ailleurs. Où ? Dans les hautes sphères de l'Art, à la recherche du trait parfait qui la lancera dans l'espace infini de la Création ? Ou pense-t-elle tout simplement à l'homme qu'elle aime ? A ce qu'elle mangera ce soir peut être ? Quoi qu'il en soit, elle ne redescend sur Terre que pour replacer ses lunettes sur son nez. Je ne m'étais jamais arrêté à l'observation d'un nez. Comment cet amalgame de peau et de cartilage peut-il devenir aussi séduisant soudainement ?
Elle s'étire et je crois bien que c'est le coup de grâce. C'est exactement le mot qui convient pour cette courbe à l'esthétisme parfait que forme alors son corps : la Grâce. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé mais elle est revenue parmi nous. Définitivement, cette fois. Elle regarde autour d'elle, baille, et je retiens mon souffle.
Comment est-ce possible ? Pourquoi ne puis-je pas détourner mon regard d'elle ? Quelque chose ne va pas avec moi aujourd'hui. Une jeune femme, aussi belle soit-elle, ne peut pas arrêter le fil de mes pensées aussi simplement qu'en s'attachant les cheveux. Cela n'a duré que quelques secondes mais j'ai senti ma gorge se nouer et mon cœur se tordre.
Comment puis-je ressentir une telle sensation alors que je n'ai fait que croiser son regard quelques minutes plus tôt ?
Non, ce n'est pas le coup de foudre, je ne crois pas au coup de foudre. Pour tomber amoureux d'une femme, j'ai besoin de plus que quelques regards échangés et quelques mouvements des mains, aussi divins fussent-ils. Alors quoi ? Pulsion de désir ? Ce n'est pas mon corps qui l'appelle, ce n'est pas de glisser mes lèvres le long de son cou pour goûter sa peau dont j'ai envie. Non ... ce dont j'ai envie, c'est simplement de lui dire "merci".
Merci pour ce moment hors du temps."
C'est confus, c'est un mélange de mes propres sentiments et de romance, mais j'aime ça, je souris en me relisant. Je lève une fois de plus les yeux dans sa direction, et une envie soudaine me prend. L'envie de lui donner ce petit texte. Je n'ai jamais fait cela auparavant, et j'ai subitement envie de savoir quel goût à cette sensation.
Je sens l'excitation monter en moi et mon cœur battre un peu plus fort. Allez ! Je détache les pages de mon carnet, les plie en deux, et je me lève. Je commence à faire le tour du carré de jardin, sans pouvoir la quitter des yeux. Plus je m'approche, plus je me dis que c'est idiot, qu'elle va me rejeter sèchement. Arrivé près d'elle, je me rends compte qu'elle est encore plus belle que ce que je pensais. Je marque un temps d'hésitation, je suis sur le point d'abandonner, de faire marche arrière, c'est alors que je me rends compte qu'elle me regarde. Elle a senti que quelqu'un la fixait. Allez, Vincent, tu peux le faire ! J'arrête de réfléchir, de me poser des questions, et j'avance vers elle en lui souriant.
C'était beaucoup plus simple que ce que j'avais imaginé dans mon moment de panique, et au final, très agréable. Elle était un peu confuse, d'autant plus que c'est une étudiante allemande qui ne maîtrise pas parfaitement le français. Je ne suis pas sûr qu'elle donnera suite à notre rencontre, même si elle m'a dit de lui laisser mon numéro, mais je suis fier de moi et c'est le cœur léger que je prends la direction de l'appartement de Mathieu. Il était temps de lui donner quelques explications et de faire face à mon problème.
**********
Je lui avais annoncé mon retour quelques minutes plus tôt, et il m'attendait assis à la table de son salon. Je compris de suite, à son regard et son attitude, qu'il n'attendrait pas plus longtemps. C'est d'ailleurs lui qui ouvrit la discussion en m'annonçant que mon frère l'avait appelé.
"Ah. Il t'a raconté ce qu'il se passe, alors ? fis-je en m'asseyant en face de lui.
- Il m'a mis au courant pour ton père, oui, et m'a demandé de te convaincre de rentrer au plus tôt.
- Non, je ne rentrerai pas, fis-je, déterminé à ne pas baisser les bras, cette fois.
- Je me doutais que tu répondrais ça, lâche-t-il dans un soupir. Pourquoi, Vincent ? Ton père va bientôt mourir, ce que tu fais là ... ce n'est pas raisonnable."
C'est à mon tour de pousser un soupir. Je prends le temps de réfléchir à ce que je vais dire, c'est la première fois que je vais exprimer cette volonté qui est nouvelle pour moi.
"Au contraire, Mathieu. Ecoute ... ma mère a été longuement malade avant de nous quitter. Elle a souffert longtemps, et mon père, mes frères et moi avec elle. C'était vraiment une sensation atroce, que de voir ma mère dépérir à petit feu devant mes yeux. Elle qui aimait tant la vie, qui était si forte, si courageuse, si pleine de vie ... je l'ai vue devenir quelque chose ... quelque chose qui n'était même pas l'ombre d'elle même. Une vieille femme qui n'avait plus que la peau sur les os."
Enfin ! Enfin ces mots sortent de ma bouche. Je peux enfin extraire ce poison de mon sang ! Mathieu m'écoute, le visage fermé.
"Est-ce que tu peux imaginer ce que ça fait, de devoir aider sa mère à se lever des toilettes parce qu'elle n'en a plus la force ? De voir dans ses yeux que parfois, elle ne te reconnaît plus ? De la voir agir comme une enfant alors que jusqu'à présent elle était celle sur qui tu pouvais te reposer dans une confiance absolue ? Est-ce que tu peux imaginer ça, Mathieu ?"
Il secoue la tête doucement. Mais je n'ai pas fini. Je sens que je m'emporte un peu, mais je sais que je ne dois pas me retenir non plus.
"J'ai vu tout ça, je l'ai vécu, ressenti au plus profond de moi ! Tous ces mois où elle a souffert, où elle s'est transformée en cette chose monstrueuse, où elle mourait lentement, je mourais avec elle ! Et aujourd'hui je ne veux plus ressentir ça, je ne veux plus mourir ! Même après qu'elle soit partie, qu'elle ait arrêtée de souffrir, j'ai continué à mourir. Je ne voyais plus la vie autour de moi, plus rien n'avait de saveur, il n'y avait plus de couleur, rien ! Et il faudrait que je tombe à nouveau dans cet abysse ? Non, je sais que c'est peut être particulièrement égoïste de ma part, mais je refuse de prendre ce chemin alors que j'ai enfin retrouvé celui qui mène à la vie."
Nous nous sommes longuement regardés dans les yeux après ça. Puis il a hoché de la tête, s'est levé et a dit : "appelle ton frère" ; en se rendant à la cuisine. Je le fis quelques minutes plus tard. Je lui ai tout expliqué, nous avons pleuré ensemble. Je ne sais pas s'il a véritablement compris les raisons qui m'ont poussé à ne pas revenir vers eux, mais tant pis.
Après avoir raccroché, j'avais un nouveau message. En l'ouvrant, j'ai lu ceci :
"Salut Vincent,
C'est Svea. la fille du Jardin des Tuileries. Merci pour le texte, tu es très courageux.
Il y a un problème ... ton graphisme. C'est pas une critique mais c'était très difficile pour lire et parfois impossible (pour moi, je pense, parce que je ne parle pas bien français, c'est difficile et je ne connais pas tous les mots).
MAIS : ce que je pouvais lire c'est très gentil.
C'est intéressant de lire comment je fais effet sur les autres gens, à proprement parler sur toi.
As-tu besoin de ton texte ? J'aimerais bien le garder.
On peut se revoir ? Tu pourrais m'expliquer ce que je n'ai pas compris.
Svea."
Deux mois plus tard, je prenais un aller simple pour Berlin.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt ! très émouvant!
· Il y a plus de 9 ans ·julia-rolin
Merci Julia pour cette attention ! :)
· Il y a plus de 9 ans ·tabellion