VOEUX-TU ?
franck75
VOEUX-TU?
Moi, puisque c'est encore de circonstance, je voudrais vous parler de cette pratique courante et néanmoins assommante que constitue l'envoi des cartes de voeux.
Pourquoi envoie-t-on des cartes de voeux? Facile, me direz-vous. Pour montrer à certaines personnes qu'on pense à elles, plutôt en bien donc, et qu'on leur souhaite tout le bonheur possible au cours de l'année qui s'annonce. Bien. Au delà, de cette réponse convenue, voyons maintenant ce qu'il en est dans la réalité.
En fait, les choses sont infiniment moins simples. S'il est entendu qu'on n'envoie pas une carte de voeux à n'importe qui, il semble pourtant que celle-ci ne soit pas toujours un gage assuré d'amitié ou d'affection. La vérité est que le plus souvent, on envoie des cartes aux gens qu'on voit peu, c'est à dire finalement aux gens qu'on n'a pas très envie de voir. Avec les personnes qu'on cotoie et qu'on apprécie, disons les amis proches par commodité de langage, nul besoin d'enrichir la poste ; on leur présente nos voeux de vive voix ou même, on ne dit rien, tant il est évident qu'on leur souhaite le meilleur du meilleur. La carte de voeux n'est donc pas aussi gratifiante qu'il y paraît à première vue, surtout si la personne qui vous l'adresse n'habite pas Los Angeles ou Singapour mais à deux arrondissements de chez vous.
A l'intention de ceux, les indécrottables, qui souhaitent malgré tout persévérer dans la voie de cette tradition épistolaire, rappelons cependant quelques principes élémentaires de savoir-vivre et d'efficacité.
Dans la catégorie des envois ordinaires groupés à laquelle appartiennent aussi, rappelons-le, les cartes postales touristiques, il est nécessaire tout d'abord de tenir son fichier personnel bien géré, c'est à dire principalement, comme vous le dira n'importe poète du marketing direct, actualisé. Un bon aperçu de l'état-civil et professionnel de vos destinataires paraît de ce fait indispensable. On s'évitera ainsi de pénibles retours de bâton de la part de ceux qui, tombés par malheur dans la disgrâce sociale, ne manqueraient pas d'invoquer ces marques d'amitié, purement formelles pour réclamer votre assistance: "J'ai plus de boulot... Ma femme m'a quitté... J'ai besoin d'argent... Je sais plus où dormir...", etc. A éviter donc.
Un deuxième point mérite ensuite d'être signalé: la productivité. Retenons qu'il est possible, sinon recommandé, pour améliorer celle-ci, de rédiger un même texte à l'intention de plusieurs destinataires. A la condition bien sûr que ceux-ci ne se croisent pas tous les jours au pressing ou devant la machine à café. Cette rédaction en série requiert en effet la plus extrême vigilance. Il serait navrant par exemple, que dans le cas, rarissime certes, d'un homme à maîtresses multiples, il se produisît une malencontreuse interversion des cartes et des enveloppes. "Chère Charlotte" au lieu de "Chère Sylvie", ou comment d'un coup risquer d'en perdre deux. Une circonstance aggravante est la mise sous le même pli, par distraction toujours, de deux cartes en tous points identiques à l'exception du prénom. À ce stade, il ne reste plus au gaffeur qu'une seule issue: se pointer le lendemain matin vers neuf heures à l'adresse de l'intéressée et négocier ferme avec le préposé à casquette pour récupérer l'enveloppe compromettante. Lors de cette délicate opération-commando, il est conseillé de se munir de croissants, qui s'avèreront bien utiles si la damoiselle vous surprend au bas de ses escaliers.
Sur le plan professionnel, l'envoi des cartes de voeux est également une pratique courante. Tous ceux qui ont encore des relations avec le monde du travail le savent. Cet échange épistolaire s'inscrit dans ce qu'il est convenu d'appeler la "trève des confiseurs", parenthèse éphémère dans la guerre du "Qui baise qui" opposant ordinairement les entreprises les unes aux autres.
Pour ce genre de communication, il faut paraître s'élever au-dessus des habituelles et triviales considérations marchandes. Ainsi, si on peut insérer ses bons voeux dans une lettre commerciale, il est préférable, sur une carte de voeux, de ne pas glisser d'offre commerciale du type: "Aboukir Company vous présente ses meilleurs voeux pour 1997 et vous propose une promotion exceptionnelle sur toute sa gamme de sweet-shirts, tee-shirts, blousons, etc". Indéniablement ça manque de classe.
Il est vrai qu'en cette matière, la sincérité et le désintéressement sont encore plus rares entre les entreprises qu'entre les particuliers, et puisque au pays de l'hypocrisie, le cynisme est roi, je suggère aux dircoms de prévoir deux types d'envois: une carte prestigieuse pour les clients, suggérant ceci: "on n'est pas des nazes, touche un peu le papier gaufré 200 grammes, coco, et sois pas surpris après si tu trouves nos factures salées", et une autre carte destinée aux fournisseurs: ordinaire, sans apprêt, genre tableau d'handicapé peint avec le pied, la bouche voire l'anus pour les illustrations monochromes, le message implicite étant le suivant: "voyez, on n'est pas bien riches et en plus on aide les malheureux, alors pour vos factures, les gars, soyez sympas, allez-y mollo..."
Enfin, pour conclure, et pour illustrer la nécessité d'une remise à jour des fichiers évoquée plus haut, voici une anecdote qui n'est pas vraiment à mon honneur. Il y a quelques années, durant les fêtes de Noël, je me trouve à la montagne et je rédige à la chaîne mes cartes de voeux, en me référant à ma petite liste habituelle pour être sûr de n'oublier personne, ou du moins personne qui se vexerait. Le noircissage de papier va bon train. J'en suis à: "Chère mamie, je t'adresse tous mes bons voeux et te souhaite une excellente nouvelle année...", lorsque soudain, au moment d'affranchir mon enveloppe, un éclair de lucidité me traverse l'esprit: ma pauvre grand-mère n'est plus de ce monde depuis au moins six mois.
Je n'ai pu que sauver le timbre in extremis.