voisinite

Elvire Volta

Quand ma voisine me parle, c'est Roman Polanski que je vois. Pas Polanski déguisé en femme - comme en Simone Choule dans son film Le Locataire, car ma voisine ne se maquille pas - non, c'est vraiment le visage de Polanski que je vois, nature, avec des cheveux coupés façon Kelly dans "Drôle de Dames". 

J'aime bien Polanski, c'est l'un des rares êtres capables de rendre compte avec précision du caractère implacable des névroses mutant en psychose. 

Je n'ai jamais fréquenté ma voisine au delà des convenances. Je la croise 1 fois tous les quatre ans quand je viens dans la résidence secondaire de mes parents. J'ai juste constaté qu'elle a de tous petits yeux écarquillés comme si une force à l'intérieur la forçait à rester bloqués ainsi et une nervosité dans son débit de paroles comme pour empêcher qu'on la lui prenne. 

 

Un jour, je suis entrée chez elle. La visiteuse que je suis s'était intéressée à ce qu'elle vit en rapport à ses éléments de décoration. Inversement, quand je l'avais reçue, elle ne me posait jamais aucune question, disait non à toutes mes propositions d'hôtesse mais les acceptait quand je les concrétisais sous son nez qui proémine bien. 

 

Ma voisine vient récemment de s'acheter un PC portable tout neuf mais n'a pas internet. Mon Mac book pro est en réparation mais j'ai internet. Je lui propose le deal: ma connexion wifi non stop et à vie contre l'usage momentané de son portable pour consulter mes mails.  

Ce deal la ravit, elle pénètre immédiatement chez moi et prend place à coté de moi, la connexion internet se règle puis elle me tend son Pc rutilant. Je découvre qu'elle est novice mais soutenue par un informaticien expérimenté - un copain avec qui elle est apparemment en froid. Je perçois dans ses spasmes vocaux des pics d'inquiétude transmis par son ami expert au sujet de ses mises à jour qu'elle n'a pas pu effectuer correctement faute de connexion. Alors, au lieu de me consacrer à l'examen de mes affaires, je m'occupe des siennes en souffrance, avec sa participation et je suis bienheureuse de pouvoir l'aider. 

Les mises à jour effectuées, qui ne consistaient ni plus ni moins qu'à cliquer sur des ok, semblent la soulager grandement. Moi, je remarque que sur le bureau, ses icônes avaient disparu, sans doute nos clics à tout bout de champ avaient pulvérisé les raccourcis. Je me doutais bien que les nouveaux programmes pour Pc comportaient des farces, mais comme elle n'en avait pas relevé la gravité, je ne l'avais pas signalé. 

 

Elle concède enfin à me laisser seule avec son portable et je peux relever mes mails, auxquels j'accède par simples connexions à mes messageries. Puis je lui ramène aussitôt, la remercie et lui dis que j'en aurais besoin une dernière fois, en fin de journée pour réserver mon billet de train et retourne chez moi. 

 

Quelques minutes plus tard, on appuie sur ma sonnette. J'ouvre la porte, elle est là avec son portable dans les bras à me dire :

- mais qu'est ce que tu as fait ??? 

- … ?

- mon bureau a disparu!!!! 

Débonnaire, car il s'agissait des raccourcis de ses fichiers, je lui dis que c'est sans doute à cause d'un clic de trop que nous avons fait ensemble, qu'il suffit de retrouver le fichier original et le désigner en raccourci. Mais la panique s'était emparée d'elle et comme toujours chez les ignorants, se déclarait redoutable. J'essaie à mon tour de lui remémorer comment cette saloperie de farce informatique s'est déclenchée lorsque nous étions ensemble mais elle me signale ne pas s'en souvenir et maintient la faute plaquée sur moi. Je redouble de plaidoirie en lui fournissant l'espoir qu'elle le retrouvera son (putain de) bureau (avec ses énormes icônes de presbyte) et lui propose de procéder moi-même à la manipulation mais elle prétexte qu'elle fera son montage/son avec des images et qu'elle verra cela plus tard, souhaitant bénéficier de la connexion pour envoyer ce montage par mail à des amis. 

Il procède souvent comme cela Polanski dans ses films: montée de panique en puissance sur une fixette puis clac ! redétente sur un autre objet de fixation, puis  agglomération progressive. 

 

Le soir, je passe chez elle comme prévu. J'avais laissé mes tomates sur le feu pensant que le délai allait être rapide pour récupérer son PC. Je m'enquerrais de son montage d'abord, et elle me dit d'un ton détaché qu'à cause de son bureau volatilisé elle n'avait pas trouvé ses images puis bâclais le sujet, tout en ne me confiant pas l'appareil. Je profitais de la fuite du chien qu'elle garde et qu'elle était entrain de rappeler en sifflant, pour éteindre mes tomates et revins espérer, non sans peine. Car elle me parla de tout, de rien, en caressant la tête du chien qui était revenu, tandis que je restais plantée à attendre qu'elle reprenne ses esprits sur l'objet de ma visite, qu'elle continua à dénigrer. 

Traquant la pause dans son monologue, je saisissais l'occasion : 

- Je peux emprunter ton ordi pour réserver mon train ? 

Et là, elle m'attendait; sa crainte faisandée qui avait muté en vengeance : 

- J'hésite à te le prêter maintenant, je suis inquiète tu sais, …

J'ai tout tenté pour la rassurer, sur le caractère bénin de cet incident, je lui proposais de nouveau mon aide mais elle restait furieusement nonchalante sur son canapé, à repousser mon aide, prétextant avec sérénité qu'elle contacterait son copain qui lui, sait. 

Comme Polanski, j'étais faite, prise entre la culpabilité et l'incapacité de mener à bien une affaire urgente. Il me fallait déguerpir d'ici, sans que cela paraisse trop suspect. J'ajoutais que si elle était inquiète, je préférais ne pas l'inquiéter davantage et lui assurais de ne jamais plus le lui emprunter, puis regagnais la sortie. 

Retournement. 

Elle insista pour me le prêter tout en me conseillant d'y faire gaffe, comme si cette farce avait été due à ma négligence. Je refusais. Et plus je refusais, plus elle tenait à ce que je le prenne, en même temps que ses recommandations à y faire gaffe. Je plantais un non ferme. Elle me demanda pourquoi. Je déplaçais mon fou en B4 :

- Je ne veux pas te créer d'inquiétudes supplémentaires

- Oui, dit elle, bien sûr que je suis inquiète, mais tu peux le prendre.

Deuxième non ferme, deuxième pourquoi. 

- Parce qu'après, ces inquiétudes s'agglomèrent dans ta tête et … ce n'est pas bon pour la santé 

 

Peut-être a t-elle réalisé qu'il valait mieux avoir l'air sympa et cool que folle et maniaque, mais elle trouva des mots et me cala son Pc entre les bras. 

- Tu en es sûre? 

- Oui, oui, tu peux même le garder cette nuit même jusqu'à demain. Je n'en ai pas besoin. 

- bon… et bien, merci.

 

Je retourne chez moi, retournée de l'intérieur. Comme secouée par un manège, ma vue a du mal à se stabiliser sur un point. Mon esprit n'arrivait pas à se poser sur le cours fluide de mon existence; le petit plat que je préparais, peinarde, l'espace doucereux qui m'entourait, se mêlaient à des vieux souvenirs d'injustice, de fausses accusations, tout cela tourbillonnait et me donnait la nausée. A la différence de Polanski, j'ai pu m'en remettre, mais cela m'a pris une bonne heure.  

Tandis que je commence à peine à me délecter d'internet, allongée sur le lit, le portable sur les genoux, on sonne. 

- Entres ! 

Elle déboule et tout de go me dit :

- Finalement je vais reprendre mon ordi. Mon ami vient demain réparer. 

Ses petits yeux froids sont fixés sur l'ordo qui est posé à coté de moi sur le lit. 

Je sens qu'elle est contrariée, mais j'ignore de quoi, je lui parle du train que je n'ai pas encore pu réserver, mais je sens qu'elle s'en fout royalement, et qu'il y a qu'une chose qui compte: qu'elle extrait son ordi de mes griffes. 

- Tu sais, il ne faut jamais le mettre sur une couette, libère t-elle.

- Ah bon? je pensais qu'il était plus confortable pour bébé qu'il soit sur une couette que sur une table. 

Elle le prit dans ses bras en tapotant le circuit de ventilation 

- Oui c'est pour qu'il ventile. 

- Ooo, le petit chou, il a chaud, il a de la fièvre… 

- Non mais, quand c'est pas long ça va. Mais il vaut mieux ne pas le faire. 

J'avais décidément tout faux. La voisine et moi savions que l'histoire (d'entraide) de voisinage se finissait ici. Un bon deal commercial, c'est lorsque les deux parties sont toutes deux pleinement satisfaites. Ni elle ni moi ne l'étions.  J'éteins son Pc, le ferme et lui tends.

- Bon, alors… tu me tiendras au courant pour tes icônes? 

- Mon copain veut bien venir demain. Je ne pensais pas qu'il était là finalement. C'est tant mieux. 

 

Surtout ne me remercies pas de :

- avoir fait tes mises à jour

- avoir pu lire tes mails

- t'avoir donné des astuces pour tes appli que tu connais pas

- et surtout de t'avoir donné un bon prétexte pour recontacter ton copain, connasse. 

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