Voix narrative

Jérémy Gallet

Aujourd'hui, je voudrais évoquer la question de la voix narrative dans les livres pour bébés. Cette notion, issue de Figures III, définit les modalités d'intervention par lesquelles un narrateur manifeste sa plus ou moins grande présence dans le récit. On sait que chez Flaubert la tendance est à l'effacement. Cela dit, Flaubert n'est pas un auteur pour enfants. Encore que...

Bref.

Je m'appuierai aujourd'hui sur un charmant ouvrage de Deborah Pinto : Au lit Anatole. Ce livre raconte les soirées d'un petit chien solitaire, depuis le repas jusqu'au coucher. Tout y est extrêmement ritualisé.

Mais là n'est pas le propos.

Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont le narrateur extradiégétique interfère dans le récit par une série d'injonctions au personnage. On s'étonnera d'emblée que ce mode d'interlocution puisse produire un quelconque effet : comment Anatole peut-il entendre la voix d'une instance qui n'est pas un personnage ?

Pourtant les ordres sont là, dès le titre : "Au lit, Anatole !"

Page 1, un nouvel exemple : "Moins vite, Anatole !"

Je postule une hypothèse : le narrateur assume symboliquement une fonction parentale. Regardons de plus près.

Nous apprenons que ce pauvre chiot est une créature livrée à elle-même, contrainte à nourrir le feu qui crépite (page 1). Que lorsque cette créature se couche chaque soir, personne ne vient lui prodiguer des caresses (page 9). Mais qu'en dépit de cette situation assez inédite (un personnage aussi jeune livré à lui-même), Anatole ne se départit jamais d'une franche et sincère jovialité.

Alors je reprends mon hypothèse : par-delà la vraisemblance, cette voix narrative parvient jusqu'au personnage et lui laisse entendre que quelqu'un veille sur lui. Cette régulation psychologique, assumée par l'interlocution, n'emprunte pas les seules voix de l'injonction. Elle se décline en questions stimulantes -"Le vois-tu ? L'entends-tu faire coin-coin ?" demande le narrateur à propos du canard- ou en exclamations contrites -"Oh non ! Il a oublié de faire un bisou à son tendre doudou !"-.

Donc.

Très souvent, dans les récits pour bébés, la voix narrative est un substitut de l'amour parental, permettant à un personnage de survivre et de se construire malgré sa solitude.

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