VOIX OFF

Gabriel Desarth

Bohémien, endormi prêt à charmer les serpents sous une lune au contre-jour, me voilà arrivé. Nous sommes tous réunis, la famille au grand complet, ceux qui s’aiment, ceux qui se déchirent, tout le monde est là dans la grande maison familiale. Les grands-parents, les beaux-parents, toute la belle famille. Ils ont certainement dû préparer un grand événement. Je vois même des amis d’enfance.  Nous sommes tous prêts pour la photo, pourtant la maison menace de s’écrouler. Nous avançons à petit pas, en observant le plafond qui d’ici un moment va s’effondrer. La maison est une grande bâtisse qui semble pourtant encore solide et indestructible. Emily se tient assise sur un banc. Il y a tellement longtemps que l’on ne s’est pas vue. Elle semble triste et fatiguée, j’ai envie de la rassurer, de la prendre dans mes bras comme lorsque nous étions enfants. C’est vraie que le temps passe si vite qu'on se perd parfois un peu de vue. Décalage horaire, avions qui passent, trains qui s’égarent ; pas d’urgence pour les gens qu’on aime. Puisqu’on les aime on est toujours à temps de leur accorder du temps. Ceux avec qui on a partagé nos premiers secrets, nos peines pudiques. Il suffit d’un instant pour que les fous rires nous reviennent du fond du cœur, pour s’envoler de nos bouches, encore enfantines. On reste toujours des enfants finalement. On ne devine pas qu'on aime comme jamais on n’aimera plus.

La fraicheur des sentiments est unique ; leurs éclats ne se comptent pas. Il y a cet enfant en nous qui sourit pour toujours, au gris et au froid. On dessine un arbre, un été, des enfants qui rient sur un bout d’étoile et puis nos mains qui se serrent. On chantait à tue-tête dans les rues, comme si le monde nous appartenait. C’est vrai qu'on ne devrait pas oublier tout ça. Tout ce qui passe est éternel ; pourtant Emily, on ne devrait pas attendre d’avoir un peu plus de temps.

J’entends toutes ces voix autour de moi, mais je ne comprends pas ce qu'’ils disent. C’est fou comme dans les fêtes tout le monde crie, comme une explosion de joie. Je sais que la maison doit bientôt s’écrouler mais j’ai envie de danser un peu, une dernière fois, avant de prendre la photo et de nous en aller tous. On ne devrait pas se perdre de vue ; d’ailleurs cette fois c’est décidé, il faut garder le contact, prendre le temps, avant qu’il n’emporte nos vies loin, les unes des autres. Enfin je revois Grand-Ma, là au fond du salon. Elle ne me gronde pas de ne pas avoir le temps de lui rendre visite. Pour la peine, je lui dois bien un petit tango. Comme je l’aime. Son amour bat tellement fort et à chaque seconde depuis ma naissance comme un don du bonheur. Personne ne sait aimer comme elle. Personne à part Maman.

Quelque part il y a une porte que l’on ne peut ouvrir. Ce qui s’y trouve derrière semble terrifiant. Des amas de pierres ? Des ruines ? Des poussières et des débris ? Une femme pleure. Une chanson déclenche chez elle un torrent de larmes. Il parait que c’est moi qui ai chanté. J’ai dû trop boire sans m’en rendre compte. Je voudrais bien comprendre ce qui se dit autour de moi mais l’alcool n’arrange pas vraiment les choses. Je crois que derrière la porte on a découvert une tête humaine, sans son tronc.

Je m’enferme dans ma chambre d’où je vois passer les ombres de ceux qui vont et viennent sans vraiment comprendre la raison de ce rassemblement familial. Une femme japonaise dans son costume traditionnel vient me rendre visite. Elle me sourit. Son maquillage atteint la perfection ultime et le costume est tout simplement bluffant. Je commence à soupçonner une farce. La raison de toute cette mascarade me paraît bien obscure encore mais je veux comprendre leur petit jeu. Le seul ennui désagréable c’est ce bruit qui résonne comme un brouhaha indéchiffrable dans mon crâne. Je pense reconnaitre une voix mais impossible de mettre un nom dessus. Cette femme pleure toujours. Ils devraient arrêter de remettre cette chanson en boucle. Elle me parait familière à bien y penser. Il faut que je parle à quelqu’un. Trop de gens. Trop de bruit, quelle cohue.

Dehors il y’a cette tête qu'on a retrouvée,  là-bas, derrière la porte. La tète appartiendrait à un chanteur. J’ai peur et je me sens mal. Je commence à moins apprécier la fête. Ils veulent que je parte ou quoi là avec leur délire macabre ?

Les gens parlent trop forts, ils rient, ils pleurent, s’engueulent dans ma tête comme des voix off, des larsens. Lost inside. La chanson me rend un peu triste moi aussi, si seulement les paroles me revenaient en tête. Le plafond de la maison donne quelques signes d’épuisement, nous devons tous nous presser à présent pour quitter les lieux. C’est injuste, nous laissons notre vie ici, nos souvenirs les plus beaux, les plus forts. Tous ces gens sont de ma famille, et pourtant je crois que je ne reconnais personne. La japonaise me fait signe de loin. J’espère qu'elle comprend que nous devons quitter la maison. Elle reste immobile. Je crois qu'elle ne réalise pas le danger. Il faut dire qu'organiser une fête dans une baraque qui s’écroule relève de l’inconscience collective. Plus j’avance vers elle, plus elle s’éloigne de moi. Yoko Ono commence à m’agacer. D’ordinaire les japonais cultivent l’art de l’intelligence. Me voilà face à l’exception. Elle me montre la fameuse porte. Un peu morbide la nippone.  Quelques mots s’échappent de ses lèvres rouges : « She won’t see his face again ».

Et ce plafond qui tremble, quelle tristesse. Adieu ma maison, mon enfance adorée, je la garderai toujours au fond de moi pour me donner du baume au cœur les jours où ça n’ira pas. C’est ici que j’ai vécu avec eux ; tous ceux que j’ai aimés. On se croise, on partage quelques années, quelques bons repas, des noëls, des vacances incroyables, nos existences les plus vraies et puis impair on passe. C’est difficile d’aimer. Ils me manquent tous. Accords ou désaccords. C’est quand même de l’amour et on ne le savait pas.

 « De quel côté habite la lumière, quelle est la demeure de l'obscurité ? As-tu découvert les portes de la Mort, l'entrée du pays de l'ombre ? »*

La porte s’est déverrouillée, comme deux paupières qui s’entre-ouvrent, sur des murs blancs. Pas de ruines, rien de terrifiant finalement. Une énorme fenêtre coulissante à ma gauche, la vue est superbe, une baie immense d’un bleue limpide. Un ciel paradisiaque. Autour de moi je reconnais ma mère, mes amis, je ne comprends pas ce qu'ils me disent. Aucun des sons qui sortent de ma gorge ne semblent être distincts. Je suis dans une chambre blanche épurée et j’ai des fils qui me relient à des machines. Je ne sens plus mon corps. J’ignore si j’en ai encore un. Il n’y a plus que ma voix dans ma tête. Il n’y a plus que ma tête.

Ils m’ont trainé sur les trottoirs, abimé comme un amas qu’on banni, comme un parjure jeté aux tortures. Au feu mon corps incendié, imbibé de l’alcool déversé. Ils étaient cinq, ils étaient dix et honoraient leur colère dans la cave d’un immeuble. Ils ont broyé ma vie sous leurs coups, pour ne laisser que les plaies d’un enfer, au service de leur pouvoir barbare. Le règne de la violence,  qui s’acharne au nom d’une haine glorieuse.

Moi, je vis, fil d’un million parmi ces millions, infime au milieu de ces milliards. Identique et diffèrent, je partage ce monde avec ces autres qui me ressemblent dans ce qui nous sépare. Ma vie ne vaut pas moins que la leur. Vous les hordes ; toi le bourreau qui croit vaincre de tout. Ce que je suis est plus fort que ce que tu hais. Tu dresses les armes, tu fais feu ; tu blâmes, tu décides de ce qui est bien ou mal. Tes mains vengent des sacrilèges, au nom d’un dieu que tu animes comme un pantin de sable. Sais-tu voir avant de juger ? Sais- tu la bonté mieux que le fiel ? Sais-tu tendre la main plutôt que donner des coups ?  Peux-tu baisser les yeux pour esquisser un sourire mieux que cracher le venin d’une bête sauvage ?  As-tu un jour remercié la vie avant de la détester ? Sais-tu te relever avant de condamner ?  Es-tu parvenu aux portes de la bravoure avant les fanfares hargneuses de la cruauté ?

 De ma voix rien ne sort, de mon corps rien ne bouge. La vie est pourtant là encore et malgré toi. J’ai regardé le ciel alangui sur la mer enluminée du jour qui la cajole. J’ai prié en serrant très fort tous mes souvenirs heureux.  Il n’y a pas de bataille vaine tant que l’on y croit

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