Voyage à Kiev

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Voyage à Kiev

            Ici en Europe, et tout spécialement à Paris, on croit connaître beaucoup de choses sur le monde qui nous entoure. On s’imagine presque en être le centre, et que les autres peuples ne souhaitent que nous imiter, jaloux de notre culture, de notre système social, notre modèle étant soi-disant universel et le seul valable. Mais ceux qui voyagent un peu en essayant d’oublier d’où ils viennent, et surtout désirant s’ouvrir, découvrent vite que chaque pays, chaque région et même chaque localité a ses particularités, ses traditions, ses cultures, vivantes par elles-mêmes. Et ce n’est pas parce qu’on ignore toutes ces spécificités qu’elles n’existent pas !

            Kiev est une ville en soi exceptionnelle, à bien des chapitres ! L’Ukraine, cet état  d’Europe orientale dont elle est la capitale nous est dans son ensemble malheureusement fort mal connue, bien qu’à moins de trois heures de vol de Paris. Evoquer l’Ukraine, c’est encore bien trop souvent ne s’arrêter que sur l’état de son parc nucléaire, au fait que ce pays soit un grenier à blé, ainsi qu’aux remous politiques de ces dernières années dus aux conséquences de l’éclatement de L’URSS. Au-delà de ces clichés malheureusement tenaces et réducteurs, le peuple ukrainien a une longue histoire, des cultures riches et variées à faire découvrir au visiteur curieux.

            La capitale reflète en partie cette grande diversité, et il est très agréable de déambuler au gré de ces avenues, de flâner dans les parcs fortement arborés ou de se promener dans les rues chargées d’histoires. En outre, n’étant pas un centre d’attractivité touristique à la mode, une certaine frénésie lui est épargnée. Le visiteur évitera ainsi pour son plus grand plaisir les grands flux et flots de touristes avides d’un exotisme bien souvent « prémâché » et judicieusement balisé afin de mieux faire consommer. Ce n’est pas comme un client que j’aime voyager, mais plutôt en me montrant discret, pour tenter de me faire accepter.  Et Kiev, où cette approche demeure encore possible, est d’autant plus appréciable.

            Cette ville est vraiment vivante, et s’agrandit presque à vue d’œil. Des quartiers entiers sortent en quelques mois de terre, des immeubles d’habitation et de bureaux rivalisent de hauteur et d’innovation architecturale. Ils laissent penser que la ville est un monstre étendant ses tentacules sur les plaines entourant le Dniepr. Le long et large fleuve majestueux coupe la ville en deux, et, serpentant tel un reptile tranquille, va se jeter dans la mer Noire, dont la côte est un régal pour des vacanciers friands de soleil et de mer chaude en été. Le mieux est de prendre le temps de séjourner dans la capitale ukrainienne, car chaque saison y a son charme : l’hiver est long et très rigoureux, avec beaucoup de neige, le Dniepr est même gelé. Le printemps libérateur et très fleuri voit la nature renaître, alors que l’été est chaud voire même étouffant, avant un automne aux multiples couleurs et ambiances. La ville se montre ainsi sous autant de visages radicalement différents, obligeant ses habitants à s’adapter au quotidien, alors que le visiteur s’émerveillera de ces variations.

            Kiev a également beaucoup à offrir au globe-trotter le plus exigeant au niveau de la culture ou de l’architecture. Il trouvera tout aussi bien la tranquillité dans les parcs ombragés et peuplés de statues et autres monuments, ou bien au contraire pourra participer aux nombreuses festivités et manifestations diverses dignes des autres grandes villes européennes. Mais tout d’abord, il lui faut se promener dans le centre de la ville afin de commencer à se repérer, car on est tout de suite immergé dans un autre monde, avec à la fois de nombreux points communs avec nos cités occidentales, mais aussi tellement de différences !

            Au départ déjà, la communication est relativement difficile : l’Ukrainien est en effet une langue slave, offrant peut de similitudes avec les idiomes latins ; en outre il s’écrit avec une version propre à cette langue de l’alphabet cyrillique, qu’il est préférable d’apprendre avant de partir, afin de pouvoir au moins lire les panneaux de signalisation ou le nom des rues ! Et même si le Russe est également beaucoup employé, l’Anglais voire l’Allemand le sont très peu, il n’est donc pas toujours simple de se comprendre. Mais on arrive toujours à se débrouiller ; quelques gestes de politesse et des sourires sont compris partout dans le monde ! Et puis si l’on s’est donné la peine d’apprendre quelques mots ou expressions d’usage courant, on sera tout de suite mieux accueilli !

            Une première ballade dans le centre de Kiev permet d’apprendre l’histoire de la ville. En effet, la richesse architecturale témoigne des différentes époques, depuis le milieu du Moyen-âge avec la majestueuse « Zoloti Vorota », la Porte d’Or, datant du XIème siècle, jusqu’aux constructions les plus modernes en métal et en verre abritant entre autres des hôtels de luxe. Entre ces deux extrêmes on trouve de splendides immeubles de périodes plus classiques, avec des façades teintées de tons pastels ou même parfois de surprenantes couleurs vives pour les plus récents, des jaunes, des violets, des bleus ou des verts. Des corniches finement ciselées et occasionnellement quelques sculptures parachèvent leur décoration. Ces bâtiments ne sont pourtant pas tous aussi beaux, et si certains ont bénéficié d’une restauration récente et soignée, d’autres sont au contraire proches de la ruine. Enfin l’architecture typique de l’ère soviétique, avec ses immeubles imposants, pompeux, de forme carrée ou rectangulaire, sobres, massifs et intimidant, exprime tout le poids qu’a exercé le pouvoir dictatorial et la crainte qu’il a engendré.

            La religion est également omniprésente dans la ville avec de multiples édifices orthodoxes souvent visibles de loin : cathédrales, mais également anciens monastères comme le merveilleux ensemble de la laure des Grottes de Kiev respirant le calme et la spiritualité. Des églises plus modestes sont présentes dans les différents quartiers, et se font plus discrètes, comme pour mieux répondre aux besoins immédiats du petit peuple. A l’époque soviétique, la religion a été très négligée voire interdite, et de nombreuses destructions ont provoqué la perte d’éléments inestimables du patrimoine ukrainien. La jeune démocratie quant à elle a non seulement rouvert les lieux de culte, mais l’Etat a même investi de grosses sommes d’argent pour leur restauration, pour le plus grand plaisir d’une importante partie de la population restée malgré tout très croyante, et bien sûr des pèlerins et autres visiteurs. L’héritage religieux garde en effet malgré les nombreuses pertes toujours une place prépondérante ; l’Eglise orthodoxe fait en effet partie intégrante de l’histoire et de la culture ukrainiennes. Ainsi, les libres penseurs se mêlent aux croyants, tous attirés d’une même ferveur par la magnifique cathédrale Saint-Sophie faisant face à l’autre incontournable cathédrale de la vieille ville, Saint-Michel-aux-Toits-d’Or. Le nom de cette dernière provient du fait que les pics dorés la recouvrant et brillant au soleil permettaient autrefois aux voyageurs de s’orienter. Et lors des nombreux sièges qu’a connus la ville, leur vue redonnait courage aux pieux défenseurs de la ville, alors convaincus que Dieu étaient à leurs côtés. Ces édifices magnifiques appartiennent à la ville de Kiev et à ses habitants, fiers de leur passé.

            L’Ukraine a longtemps été une terre très convoitée par de nombreux peuples. Elle a eu à subir de multiples invasions, provenant d’abord du nord : elle est en fait le berceau de la Russie actuelle. Des voyageurs issus de Scandinavie et cherchant un passage vers la mer Noire à des fins commerciales ont établi des comptoirs et des colonies sur les berges du Dniepr pour favoriser les échanges avec les peuples primitifs, avant de constituer finalement un premier noyau de civilisation. Puis, au fil du temps, le territoire a dû contenir de nombreuses tentatives de conquête par les peuples de la steppe venus de l’Asie centrale : Huns, Mongols, Tatars… Certains sont partis toujours plus à l’ouest, d’autres ont été repoussés, alors que d’autres enfin se sont arrêtés pour se sédentariser là où ils se sentaient bien.

            Les cousins polonais et russes ainsi que les princes lituaniens se sont encore souvent disputés les richesses ukrainiennes des siècles durant. L’ère soviétique n’a pas épargné non plus le territoire, avec la famine organisée à Moscou et ordonnée par Staline en personne durant le terrible hiver 1934-35, et qui a fait des millions de victimes, puis la Seconde Guerre mondiale. Enfin la terrible catastrophe de Tchernobyl clôt un XXème siècle particulièrement douloureux… Finalement, depuis la chute du rideau de fer et l’émancipation des anciennes républiques de l’URSS, une jeune démocratie tente de trouver sa place entre une Union européenne étendant son pouvoir et son territoire jusqu’à ses frontières à l’ouest, et le grand frère russe qui tient à conserver son influence à l’est.

            Chaque monument, chacune des nombreuses stèles et autres plaques aux coins des rues, célébrant le souvenir d’un évènement dramatique, d’un héros au destin tragique, dégage cette sensibilité particulière à l’âme slave. Ces marques de souvenir cherchent à émouvoir le passant curieux, et à rappeler à tous le passé parfois douloureux de la ville, mais dont l’obstination de ses habitants lui a permis à chaque fois de se relever plus forte. Et cette robustesse est bien visible aujourd’hui, au vue du dynamisme actuel. Kiev devient une capitale moderne, et même si le contraste avec les campagnes environnantes est pour l’heure encore saisissant, celui-ci devrait tendre à bien vite disparaître dans les prochaines années. Toutefois le chemin semble encore long pour que la ville ne rase enfin ses bâtiments tellement détériorés voire presque en ruine, et s’occupe de réhabiliter ces quartiers et ces rues parsemées d’interminables barres d’immeubles de rapport gris datant de l’ère soviétique, qui, sous un ciel pluvieux d’octobre, ressemblent plutôt à des décors de thrillers urbains… Il serait temps aussi d’effacer, ou en tout cas de rendre plus discrètes les traces trop marquantes de périodes qu’il serait peut-être bon de laisser en paix, sans toutefois bien sûr les oublier, afin de mieux pouvoir se tourner vers l’avenir.

            Une bonne partie de la jeunesse l’a compris, et beaucoup de jeunes femmes et hommes se tournent vers l’étranger pour leurs études, et même pour leur vie professionnelle. De plus en plus terminent l’université avec un bon diplôme en poche et une solide formation. Ils parviennent à se faire embaucher par les firmes étrangères également de plus en plus présentes dans le pays. Et Kiev, où les grandes enseignes aux néons flamboyants des marques américaines, européennes ou asiatiques sont parfois appliquées sur les façades de bâtiments historiques, ouvre bien sûr la voie à ce phénomène. Ce sont ainsi les marques occidentales de vêtements et autres objets de consommation fortement convoités que l’on voit le plus dans les rues. Le vêtement traditionnel reste cependant encore très présent, et est même porté avec fierté par certains jeunes n’hésitant pas à enfiler une chemise typiquement ukrainienne sur un jean. Ce mélange de traditions et de modernité peut paraître décalé, mais il correspond bien à cette ville de Kiev, en plein bouleversement, et à cette société qui cherche à se trouver un espace entre deux cultures tellement différentes l’une de l’autre.

            Mais que dire des Ukrainiens eux-mêmes ? La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont chaleureux, souvent prêts à aider leur prochain, même si la langue peut être un handicap pour se comprendre ; l’homme ukrainien semble parfois aussi rude que le vent balayant les immenses plaines du centre du pays. Le premier contact ne sera d’ailleurs pas toujours simple à établir ; mais une fois cet obstacle surmonté, une relation cordiale pourra s’installer. Un Ukrainien parlera également avec fierté de son pays, les gouvernements démocratiques successifs depuis l’ère soviétique ayant tendu à inventer un nouvel élan de patriotisme. Les martyrs de la Seconde Guerre Mondiale sont ainsi devenus des héros inspirant jusqu’aux générations actuelles, dans ce pays toujours tiraillé entre le « grand frère » traditionnel russe et une Union européenne résolument occidentale et attractive. Mais cette politique n’est pas comprise par tout le monde, et même si une majorité d’Ukrainiens est fière de sa patrie, tout en se montrant ouverte et curieuse vis-à-vis de ce qui est étranger, quelques-uns restent cependant méfiants, voire hostiles à ceux qui viennent de l’extérieur. L’instabilité de ces dernières années dans la région du Caucase relativement proche accentue les craintes d’une immigration difficile à contrôler, de l’extension des conflits, et de la diffusion du terrorisme. Une certaine nostalgie de l’ancien système anime également une partie de la population.

            Les Ukrainiens sont cependant combattifs et courageux dans l’ensemble, ayant toujours eu à subir des invasions de toutes parts, mais aussi à lutter contre la force des éléments rigoureux, étés comme hivers. Leur survie dépendait de leur faculté à s’adapter aux conditions particulièrement difficiles de leur milieu, même si d’autre part les sols extrêmement fertiles du centre du pays ont fortement attiré les peuples dans ces immenses plaines de part et d’autres du Dniepr. En allant en Ukraine on sera également frappé par le fait que dans cet Etat ayant subi le collectivisme et l’interdiction de la libre création d’entreprise, le libéralisme dans le monde des affaires est à présent au contraire de mise. Chacun tente de trouver sa place, avec plus ou moins de réussite, mais toujours avec persévérance, afin de pouvoir se sortir d’une situation économique difficile après les divers bouleversements politiques.

            Mais on prétend souvent aussi que les Ukrainiens sont buveurs, et violents avec les femmes ; la vodka est certes une boisson nationale, ce qui ne signifie pas que tous les Ukrainiens sont des alcooliques notoires, ou deviennent violents après avoir bu, pas plus que ce n’est le cas chez nous avec notre vin… Et même si cela concernait effectivement une minorité d’entre eux, paradoxalement il peut paraître surprenant de remarquer que beaucoup d’hommes, surtout parmi les jeunes générations, savent se montrer très prévenants pour séduire leur belle. Ils n’hésitent pas en effet à se vêtir d’un costume avant de se rendre à un rendez-vous galant, sans oublier d’acheter une rose auprès des nombreuses « babouchkas » qui se tiennent du printemps à l’automne aux carrefours ou au bord des avenues avec quelques brassées multicolores de fleurs odorantes fraîchement cueillies.

            Les Ukrainiennes, bien qu’occupant encore fréquemment des postes subalternes dans de nombreux domaines professionnels par rapport aux hommes, ont souvent comme ces derniers l’esprit d’entreprise, la volonté de s’en sortir par leurs propres moyens. Beaucoup de jeunes femmes se veulent indépendantes et misent sur de bonnes études, sur place ou à l’étranger pour s’assurer un avenir intéressant avec un métier épanouissant, leur permettant de subvenir à leurs besoins. Mais elles sont aussi très belles, grandes, charmantes, et charmeuses avec des yeux et un regard des plus ardents. Ainsi, même au plus profond de l’hiver, quand il fait un froid polaire, et que seuls leurs yeux dépassent de la chapka et du manteau, leur regard est aussi chaud que les fourrures les protégeant, et leur sourire qu’on devine au plissement de leurs yeux réconforte le cœur le plus engourdi. Mais attention à ne pas se laisser ensorceler, car elles connaissent fort bien leur pouvoir de séduction, et savent l’utiliser à leur propre avantage !

            La société ukrainienne dans son ensemble est en train de changer rapidement. De grandes disparités se laissent observer d’une part entre les grandes villes tournées vers la modernité des mondes occidental et russe, et les régions rurales aux traditions ancrées plus profondément. A cela s’ajoute une plus difficile pénétration des progrès technologiques due au manque de richesses dans les campagnes. Mais même au sein des villes, les contrastes peuvent être tout aussi saisissants : les centres regroupent les élites politiques, économiques et culturelles, aisées, tandis que les populations laborieuses des périphéries ont plus de mal à suivre le modèle de consommation imposé par les médias et les grandes firmes de vêtements, cosmétiques, et autres géants de l’électronique. Cependant, comme ce brassage d’éléments culturels a lieu dans toutes les classes de la société à un degré plus ou moins élevé, et comme la lutte d’influence entre le grand frère russe au centre et à l’est du pays et les voisins de l’Union européenne à l’ouest reste forte, la population, grâce à une plus grande mobilité, pourrait paradoxalement tendre à s’homogénéiser. L’Ukraine représente le trait d’union parfait entre ces deux grands ensembles de cultures dominés par leur domaine de valeurs respectives. Un enjeu de taille, mais profitable à tous, serait que ces groupes concurrents en profitent pour tenter un rapprochement, au lieu de se toiser avec méfiance, rappelant une Guerre Froide pas si lointaine…

            Il est souvent agréable de découvrir ce qu’on ne connaissait pas, car c’est en général une grande source d’enrichissement. Tout au long de mes études dans plusieurs pays j’ai eu la chance de rencontrer des personnes issues du monde entier, et pour la plupart tout comme moi mues par cette soif de découvrir « l’autre ». Le monde devenant de plus en plus petit, et alors que nous sommes de plus en plus nombreux, il devient impératif de se connaître les uns les autres afin de trouver ensemble des alternatives aux guerres terriblement inutiles pour une cohabitation durable et bénéfique pour tous.

            Je me suis ainsi fait de nombreux amis issus des pays d’Europe centrale et orientale, en particulier des Ukrainiens qui m’ont beaucoup parlé de leur pays, comme je leur ai parlé du mien. Nous organisions souvent des soirées entre nous lors desquelles chacun apportait une spécialité culinaire de sa région, et nous échangions ainsi nos expériences et nos espérances, cherchant à comprendre nos modes de vie respectifs. La langue n’était jamais un problème, car nous communiquions dans celle du pays dans lequel nous étudiions. Mais c’est surtout Roxana, venant de Lviv dans l’ouest de l’Ukraine, et rencontrée pendant nos études de Droit international à Turin, qui m’a appris à peu près tout ce que je sais de ce pays fascinant qui m’attire de plus en plus. Après quelques années passées à nous croiser sur les bancs des universités européennes, nous nous sommes finalement fiancés. Maintenant que nos études et nos stages sont terminés, nous désirons nous octroyer quelques mois de liberté avant d’entrer dans une nouvelle étape de notre vie. Un voyage de découverte dans les pays slaves s’est donc tout naturellement imposé à nous, de Saint-Pétersbourg à Skopje, et de Prague à Lviv. Le but de ce périple serait Kiev ainsi que d’autres régions de l’Ukraine afin qu’après avoir tellement entendu et lu sur ce pays envoûtant et ses habitants, je puisse enfin les découvrir par moi-même.

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