Voyage éphémère
rorodator
Je n'avais pas été volontaire pour ce voyage. De mes premiers instants, noyé parmi des milliers de mes semblables, je conserve des bribes d'une course effrénée, dont seul le vainqueur aurait la vie sauve. Menée tambour battant dans un couloir obscur. Pour atteindre la protection de la matrice. Je fus le plus rapide, le plus acharné. Je ne souhaitais pas particulièrement vivre. Mais je ne voulais pas mourir.
Au sein de la matrice, je construisis patiemment le vaisseau qui allait être mon unique transport. Je disposais du temps et de la matière première pour méthodiquement bâtir sa structure. D'abord le moteur, le cœur de l'édifice. Ensuite le tableau de contrôle, pour commander la mécanique. Puis vint le tour des organes périphériques, que le navire ait les moyens de mes ambitions. Enfin, une jolie couche de peinture pour le revêtir d'une peau adéquate. Après de longs efforts, je terminai mon œuvre dans les temps, alors que les portes de la matrice s'ouvraient et que la lumière perçait l'obscurité de mon antre.
Les premiers pas hors de notre refuge furent difficiles. Malgré l'application que j'avais investie dans mon ouvrage, je constatai vite qu'il était encore imparfait : capteurs extérieurs déficients, puissance du moteur insuffisante, intelligence artificielle balbutiante. Quand ce n'était pas mon compagnon qui s'avérait inadapté, mon pilotage malhabile nous entraînait dans de folles embardées qui nous abandonnaient immanquablement cul par dessus tête.
Heureusement, cette étape de notre périple s'accomplissait à un rythme adapté. Notre parcours offrait une douce montée sans difficulté majeure ni à coups, sur un sentier parfaitement balisé. Idéal pour nous apprivoiser. C'était le temps de l'apprentissage.
Arriva le moment de l'inflexion. J'avais aiguisé mes talents de pilote et mon navire évoluait avec aisance lorsque nous franchîmes le sommet de la côte. À notre vue se découvrit un horizon plus vaste que tout ce que nous avions connu jusque-là. Des possibilités d'exploration infinies. Des couleurs enivrantes, des zéphyrs chaleureux, des paysages majestueux. Montagnes monumentales et abîmes insondables. Prairies verdoyantes, forêts imposantes, déserts arides, océans fougueux. Ivres de vie, les yeux écarquillés, le cœur émerveillé, l'esprit fiévreux, nous avons joui de ces bonheurs merveilleux jusqu'à l'extase. Ce fut une période de plénitude incroyable. Tout nous était permis, et nous avons cédé goulûment aux délices offerts à notre itinérance.
Toutes les bonnes choses ont une fin. À un moment de nos envolées vertigineuses, nous empruntâmes un itinéraire en pente légère. La déclivité ne nous inquiéta pas tout d'abord, ni même l'étroitesse relative de la route, comparée aux horizons infinis dont nous étions repus. Mais lorsque nous tentâmes de faire demi tour, rien à faire. Impossible. La gravité sur cette route était-elle supérieure à celle que nous avions connue jusqu'alors ? Avions-nous dilapidé trop d'énergie à nous ébattre follement que le moteur en avait perdu la capacité à remonter la pente ? Je ne saurais dire. Mais, inéluctablement, celle-ci nous éloignait des fabuleuses contrées où nous avions folâtré.
La route sur laquelle nous descendions paisiblement n'était pas désagréable pour autant. Le décor était certes plus monotone que ce que nous avions connu, mais il demeurait coloré et vivant. Parfois, le sentier proposait des bifurcations qu'on pouvait emprunter ou non. Lorsqu'une telle opportunité se présentait, la décision devait être prise rapidement, car nous étions constamment entraînés vers le bas par cette même force implacable.
Notre voyage avançant, son caractère inéluctable m'apparut. La route devenait de plus en plus étroite et notre vitesse augmentait avec la pente. Les chemins de traverse se firent de plus en plus rares jusqu'à disparaître totalement. Notre environnement perdit de son éclat, les couleurs s'éteignirent. Mes talents de pilote s'amoindrissaient et mon vaisseau perdait de sa superbe : réflexes plus lents, moteur essoufflé.
A l'heure où je livre ce témoignage, nous sommes dans un tunnel obscur qui nous précipite littéralement vers le bas. Je sens que le voyage se termine comme il a débuté : par une folle course en avant.
Je doute que l'issue en soit la même.