Voyage voyage

Gabriel Kayr

Soliloque jazzy

Keiko Lee réglée sur track repeat, I will wait for you, dans l'habitacle aux contours surlignés de bleu Volkswagen, tout dormait sauf David. Normal, puisqu'il conduisait, depuis bientôt cinq heures. 

Le départ aussi avait été normal, c'est-à-dire chaotique. Un demi-tour au feu du bout de la rue, en deux fois. 

- T'as pris tes lentilles ? Non ? Mais à quoi tu penses !
- Et moi j'ai aussi oublié le fil de ma console ! On peut retourner ? 

Retour à la porte qui, bien verrouillée cinq minutes plus tôt, s'était rouverte en habituée. Le temps de claquer trois portières. Trois ? 

- Ben oui, je vais aussi aller faire pipi, ce sera fait.

Patience ... Le moment n'était pas encore venu. Cinq cents kilomètres, minimum. En attendant, David avait changé de station de radio, adieu Nostalgie, bonjour France Culture. Un prêté pour un rendu.

 ...

- Tout le monde est monté ?
- Oui !
- Oui !
- Ouf ! Finalement j'ai bien fait, j'aurais pas tenu. T'as changé de radio ?
- Oui. Mais on peut remettre l'autre si tu veux. Tu as bien fermé la porte, cette fois-ci ?

Entendre ici le soupçon d'ironie de Monsieur, exprimant qu'un faux départ, ça se tolère. Mais si c'est pour retrouver la maison vide au retour, pas la peine de se préparer des vacances à l'étranger depuis six mois. Donc, lourde responsabilité, qui s'achète en supportant France Culture pendant les deux prochaines heures. Tout est négociable, dans un couple.

 - J'ai vérifié deux fois. Laisse-la, ta radio.

Apprécier ici la connivence qui souligne que Madame n'est pas dupe de s'être fait avoir, mais qu'elle y consent parce qu'elle n'aura pas à conduire de tout le trajet ; on se fait une joie de ces vacances depuis six mois : autant que ça commence bien. Fin de la négociation muette.

 - Ok donc, cette fois c'est bon. Je vous préviens : je ne retourne plus.

 Aucune réponse. Coup d'œil au rétro : l'une fouille le sac à vivre, l'autre son sac à jeux. Passée la rampe d'accès à l'autoroute, la vie s'organise, avec ses territoires et ses prérogatives de classe. C'est la petite qui attaque :

 - On mange quand ?
- Déjà tu as faim ? On vient de partir !
- Oui mais j'avais déjà faim tout à l'heure et maman n'a pas voulu que je bois.
- Boive. Que je boiVE. C'est pour éviter de nous arrêter dans une heure. Vous voulez manger maintenant ? On n'a encore pas fait vingt bornes.
- C'était pareil quand j'étais petite. Quand on partait ça le rendait fou, mon père. On mangeait les sandwiches vingt minutes après la maison. Et lui aussi il aimait bien ça. Il engueulait ma mère s'il n'y en avait pas assez.

Silence. Le père mort parle encore. L'un des enfants va-t-il ... Oui !

- Et là on en a combien ?
- Je te l'ai dit tout à l'heure : deux chacun.
- C'est tout ?
- C'est tout ? J'aurai pas assez !
- Il y a aussi des fruits, du chocolat, et j'ai pris ÇA ! Triomphe de Madame, qui fait surgir un paquet de M&M's assez gros pour étouffer un squale.
- Oh trop bien j'en veux !
- Moi aussi !
- Moi aussi !
- Du calme, tout le monde en veut, et tout le monde en aura.
- Mais faut compter, pas comme l'autre fois j'en ai eu que quatre.
- Tu sais compter jusqu'à plus, toi ? T'es qu'en CM2...
- Hé ça s'fait pas ! Bien sûr que je sais. Et l'autre jour la maîtresse elle a mis sur ma feuille « très bien, aucune étourdie » alors tu vois !
- EtourDErie ! Bécasse. Allez compte, si tu veux.

Re-coup d'œil au rétro. Pour les voir s'affairer, leur sérieux, leurs agacements, le sac mis entre eux comme ligne de démarcation, attention, papiers en règle exigés pour changer de zone. Tout à l'heure, ils dormiront l'un sur l'autre, le pied dans l'œil, en salade. Mais là, c'est encore huile et vinaigre. Il faut le voyage pour faire prendre.

- Ça tombe pas juste ...
- Mais qu'elle est con ! On va pas tout manger maintenant. T'as qu'à en mettre dix chacun, et voilà.
- Tu peux parler à ta sœur correctement, s'il te plaît ?
- Oh bon, c'est juste pour dire.
- Justement, autant dire correctement. Dis « qu'elle est conne », en accordant, c'est plus correct...
- David !
- Ouais, t'as raison papa, c'est mieux « qu'elle est conne ».
- Arrêtez ça tous les deux.
- Oui, ça s'fait pas, et j'suis pas con.
- Non non. C'est pas c'qu'on a dit. Hein papa ?
- Exact. On a dit...
- ... conne !
- Méééééééé !
- Allez c'est bon, arrêtez ou ça va dégénérer.
- Oui allez c'était drôle, mais de un c'est pas gentil, de deux c'est pas vrai, et de trois
- De trois j'en ai marre qu'on me traite !
- ... Et tu as bien raison mon amour. De trois, j'ai faim maintenant.
- Ah ! Tu vois. On mange alors ?
- On mange !
- Et pour compenser, on sert la petite en premier, parce qu'on n'a pas été très sympas avec elle. Tout le monde est d'accord ?
- Oui ça va.

Trois cent cinquante kilomètres plus tard, les sandwiches avalés, et les fruits, et le chocolat, la moitié arrière du véhicule avait sombré ; le moment approchait. A la hauteur d'Auxerre, France Culture avait cédé à nouveau à Nostalgie, puis les enfants avaient branché leur lecteur mp3 sur l'autoradio, un peu après Beaune et le premier arrêt. On avait eu droit à un mélange improbable de Pierre Perret et Tokyo Hotel, chanté ce qu'on avait pu, à pleins poumons ; à Mâcon ils dormaient. Le CD de Keiko Lee était en embuscade, paré à œuvrer. David savourait, tout en filant depuis vingt kilomètres un gros 4x4 qui avait dû programmer son régulateur à une fraction de sa propre vitesse, de sorte qu'il était trop rapide pour rester derrière, mais pas assez pour le dépasser. Ils étaient donc en couple, au-dehors comme dedans, attraction-répulsion au gré des montées lentes de l'E15, emportés par la route et ses rythmes lumineux.

 - A quoi tu penses, David ?

LA question à ne pas poser, car une réponse complète est impossible. A quoi je pense ? Mais à des milliards de trucs en même temps, dont certains t'effraieraient si j'avais l'imprudence de t'en donner un simple aperçu, mon bel amour. Je pense à ton père ; au Parisien qui nous précède, et dont j'espère qu'il ne fera pas un autre écart, comme là en doublant le poids lourd ; à la prochaine révision de la voiture, à la roue changée hier, est-ce que j'ai bien serré les écrous ? Aux enfants qui dorment et ont quitté leurs amis ; à l'état dans lequel la petite va se retrouver l'année prochaine en sixième, heureusement qu'on est là pour la faire un peu lire, sinon bonjour les résultats ; à BHL, qui se fait faire des chemises philosophiques sur mesure ; à ma veste d'hiver, celle que tu m'as offerte, que j'ai mal pliée ; à la dernière fois où nous avons fait l'amour, et je ne t'ai pas attendue, j'ai pris mon plaisir, ce qui me laisse toujours un peu piteux ; à cette nouvelle au bureau qui a un accent Italien mignon et des seins de reine d'Égypte ; au chalet dont j'espère n'avoir pas oublié la clé (c'est pour ça que je t'ai laissée remettre Nostalgie tout à l'heure, je n'étais plus très sûr de moi) ; à l'abonnement au câble que j'ai négligé de résilier, on va payer un mois pour rien ; aux dix-huit mails que je n'ai pas lus depuis lundi ; à ce con de Kirchner qui m'a appelé deux fois ce matin et je n'arrive pas à en imaginer la cause, il doit y avoir un lien mais lequel ? A madame Fressinet, qui n'est pas venue aujourd'hui, j'espère qu'elle n'est pas malade, son mari non plus ne va pas bien ; à mon genou gauche, qui me lance depuis le départ ; à mon futur cancer du poumon ; à Brassens, qui est vraiment trop mort ; à ma mère, qui est encore vivante ; aux croix du cimetière canadien ; à la voisine, tu l'as vue nous guetter, oui ? Au rythme d'extinction des espèces animales, qui est entre cent et mille fois supérieur au rythme naturel...

Comment veux-tu que je te réponde ?

Car pour te répondre je suis obligé de choisir ce qui te paraîtra convaincant, ce que tu aurais envie d'entendre, ce qui pourrait marquer un début d'échange entre nous, ce qui te clouerait le bec si je préfère le silence, ce qui est informulé mais que tu m'obliges à fixer par des mots, qui dénatureront à jamais la pure sensation, ce qui fut une pensée il y a cent mètres, autant dire un siècle, et n'est déjà plus qu'un souvenir, ce qui occupe mon esprit mais ne l'accapare pas, et que tu prendras pour l'expression exacte d'une idée fixée, au risque de me croire plus inquiet, moins léger, plus lointain ou moins amoureux que je ne le suis vraiment. Quel énorme effort il me faut faire pour te répondre, quelle industrie ! Et tout ça pour que tu ne sois qu'insatisfaite, puisqu'au final tu percevras tout ce que ma réponse devra au classement, et tu questionneras ce manque de spontanéité. Toi, tu sais toujours à quoi tu penses ? Oui, bien sûr. Tu ne t'arrêtes qu'à l'utile. Les autres pensées te sont presqu'importunes. Moi, elles me constituent. Je ne suis qu'une vaste question, et toi une réponse. Peut-être est-ce pour ça que je t'aime.

- A rien ...
- Menteur !
- A trop de choses. J'essaie de ne pas trop penser. Au petit bonheur qui se dessine.
- Quand on y sera ?
- Non, bien avant. Quand tu dormiras.
- Sympa merci. Je peux descendre, si tu préfères.
- Ça dort bien, derrière...
- C'est ça, change de sujet.
- Mais que veux-tu savoir exactement ? Si je suis bien ? Oui, merveilleusement. Si je suis fatigué ? Non, j'ai musé tout hier, en me préparant. J'adore vous conduire, vous entendre, avoir vos trois vies en gage. Ça m'empêche de dormir la veille, mais une fois dedans, j'ai l'impression de faire quelque-chose d'important. C'est très idiot, mais c'est comme ça. Mon ambition s'arrête à vous sauver des statistiques. Et moi avec. J'aime conduire, j'aime vous conduire, tous les trois.
- Tu aimerais aussi si je n'étais pas là ?
- Tout autant, pourquoi ?
- Parce que tu n'as rien dit depuis une heure. Et que je m'ennuie.

Le geste doit suppléer au verbal qui abdique, tout l'art est de saisir l'instant. David alors place sa paume brûlante sur la cuisse de la femme ennuyée qui occupe le siège passager, la mère de ses enfants, la femme qu'il aime accompagner, mais qu'il n'appelle jamais « ma » femme.

- Tu veux compter mes doigts ?
- T'es con !
- Je sais.
- Tu ne veux pas faire une pause ?
- Si, il faut qu'on fasse le plein, et si tu le demandes, c'est que tu en as besoin... Mais ils vont se réveiller...
- Oui je dois aller aux toilettes. Tu veux que je conduise ?

(Cas d'école. D'après Wiktionary.org : situation hypothétique qui permet de saisir les limites d'un raisonnement). Ici, proposition formelle, n'ayant aucune chance d'être acceptée, aucun intérêt à l'être, formulée dans le seul but d'être repoussée. David fait durer un peu le suspens, pour le plaisir.

- Et bien, je me sens un peu fatigué. Tu veux bien ?
- Heu ... Oui, bien s... (Les yeux s'éteignent, la voix se brise, mais le sens du devoir indique le nord, péremptoire).
- Allez, embrasse-moi. Tu sais bien que non. Tout va bien.
- Tu es sûr ? Je peux vraiment, si tu veux dormir. (Pourvu qu'il refuse, pourvu qu'il refuse, pourvu qu'il refuse, pourvu qu'il …)
- Je ne donnerais pas ma place pour la nouvelle stagiaire du bureau.
- Salaud ! Puisque c'est ça je prends mon coussin !

Puis l'arrêt « on laisse les enfants dans la voiture, t'es sûr ? », le plein, les toilettes au néon, sèche-mains en panne, rouleaux de papier bloquant les bondes, odeurs de désinfectant industriel, du déodorant des camionneurs, attention-sol-glissant, mauvais cafés hors de prix, regards automatiques des gens qui vivent la nuit, par goût ou par devoir. Retour au calme du foyer roulant, les enfants dormant toujours, baillant un vague « on est où ? » et n'écoutant pas la réponse. « Au Brésil, ma chérie ». Une famille sur la route, qui dans un autre récit pourrait rencontrer un tueur en série, finir brûlée contre une pile de pont, écraser un piéton, disparaître avec tous ses bagages, mais qui cette fois touchera au port parce que je n'ai pas envie, moi, le conducteur de ce texte, que leur arrive quoi que ce soit.

 ...

David n'avait émis aucun son depuis cinq heures. Ils étaient passés en Italie. La route avait traversé les Alpes avec l'assurance de l'époque, tranchante et décomplexée, là où Hannibal et Napoléon avaient dû batailler. Puis la vallée d'Aoste, invisible et parfumée au pin. Comme souvent, il s'était étonné de la différence de signalisation, sans parler du style de conduite. Et le carburant semblait s'être à nouveau transvasé en lui, à mi-réservoir. Le ciel, tout au bord de l'horizon, commençait à baver d'une lumière un peu froide, son genou réclamait du mouvement ; tous ces détails, David les mémorisait en bloc, comme une seule perception globale. Keiko Lee tournait en boucle, I will wait for you. Il avait un peu entr'ouvert la vitre, pour humer ce que l'air pouvait avoir d'italien, il ne savait pas quoi. Les yeux rouges des chats errants de l'aire de Bellegarde avaient été remplacés depuis longtemps par les yeux rouges de chamois ou de renards. Il y avait peu de circulation, à cette heure, un poids lourd de loin en loin. Il fallait être contraint par la nécessité ou comme David, poussé par une vocation pour rouler comme ça, en apesanteur.

Mais ce qu'il pensait alors, David aurait pu le confier très exactement, et sans hésiter : il gravait en lui comme au laser du CD ce pur moment de bonheur, ce parfait équilibre atteint à maîtriser ensemble le son, la vitesse, l'espace, le temps et le destin des trois êtres qu'il prétendait, entre tous, sauver du feu, de l'eau, du vide ou de la tombe. Nullement solitaire, David était plein de leur abandon, qui mieux que le café le maintenait en vie. Heureux.

La dormeuse s'éveilla, d'abord en respirant moins régulièrement, puis elle posa sur lui le premier regard du matin. Ce fut lui qui parla.

- Y a-t-il longtemps que je t'ai dit je t'aime ?
- Tu me l'as dit toute la nuit, non ?

  • C'est ça... C'est exactement ça !
    Comment savez vous? Avons nous tous été un jour dans la même voiture pour les vacances ?
    "A quoi tu penses?"
    "A rien", mon amour...

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Juliehuleux 45

    Julie Huleux

    • Si vous voulez ajouter le son, il faut prendre la version avec la longue et sublime intro piano/contrebasse/batterie. On en trouve une autre, guitare et voix, en ligne, mais ce n'est pas celle que j'avais en tête.
      ...
      J'ai beau chercher, la version a disparu du Web. Elle n'est que sur l'album...
      En tout cas, merci merci. Votre réaction fait écho à d'autres :-)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Slinkachu street art 02

      Gabriel Kayr

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