We'll
loua
Tchad attrape des billets dans le tiroir où Mali planque son argent et les fourre dans sa poche, tout chiffonnés, sans réfléchir.
Avec Kenya ils dévalent les escaliers, six étages, douze paliers, cent trente-neuf mille marches pour se sentir libres. Dans la rue leurs pieds s'envolent, ils filent retrouver leurs amies au bord du fleuve.
Les rendez-vous du coucher du soleil.
Les bouteilles circulent de main en main, les sourires se déploient, les peaux se frôlent, les rires ponctuent la musique. Ils se sentent en paix quand ils partagent leurs solitudes.
Kenya apprécie la joue de Brésil sur son épaule, Tchad se laisse envahir par la nicotine qui lui brûle les doigts. Laos et Népal se murmurent des messes basses par intraveineuse, ne s'interrompent que pour reprendre leur souffle.
Kenya rit de les voir se coller comme ça, comme si elles ne passaient pas toute leur vie ensemble depuis un mois, il rit mais il comprend le manque qui doit leur tordre les tripes quand elles ne se touchent pas. Il s'accroche à Brésil pour ne pas regarder Tchad.
Quelqu'un allume le brasero, Brésil s'approche des flammes et sa peau mate rougeoie. Ils transpercent des marshmallows, Tchad mord dans celui qu'elle a en bouche et se demande pourquoi elle ne l'attire pas.
Elle s'assied tout contre lui, enroule son bras autour de ses épaules pour mieux faire se rencontrer leurs existences. Kenya les contourne, tire les cheveux de Tchad en rigolant, saute sur Népal toutes griffes dehors et se retrouve très vite à se tortiller sous les doigts agiles de Laos qui le chatouille.
Ces deux-là, leur ressemblance est telle qu'elles se sont reconnues au premier coup d'œil. Des siècles de métissage ont dilué leur teint bronzé et arrondi leurs yeux comme pour brouiller les pistes. L'une a l'habitude de dire qu'elle vient de partout, l'autre de nulle part, et c'est certainement vrai parce qu'ensemble elles ne ressemblent à rien.
Depuis un mois, elles sont entrées en résonnance et ouvrent leur route hissées sur des semelles compensées sans se gêner pour démolir les convenances. Elles brûlent la chandelle par tous les bouts, elles titubent dans leur quotidien, elles dansent au sommet de leur monde et ne semblent même pas envisager la chute.
Et Kenya les dévore des yeux, lui qui passe sa vie à tomber.
Brésil souffle quelque chose dans l'oreille de Tchad, il serre sa taille plus fort pour garder pied dans la réalité qui l'envahit. Au loin son frère, euphorique, se fait entraîner dans une sarabande endiablée autour du brasero.
Ça remue dans son ventre de les voir comme ça.
Kenya a imité les dreads de Laos, a piqué les fringues déchirées de Népal. Il admire les couleurs dans leurs vies et leurs rires sans fin qui à eux seuls rallument le soleil, et chaque fois qu'elles le traînent sur la piste de danse elles se gravent dans sa tête comme un graffiti, elles l'éblouissent comme un feu d'artifice que rien n'arrête. Elles sont un ouragan, elles sont les basses qui battent dans son ventre quand il se laisse porter par la musique, elles sont une infinité de pulsions qu'il n'éprouvera pas parce qu'elles les vivront à sa place.
Elles sont le piquant qui masque tout et l'excès qui donne du sens.
Et Tchad sursaute chaque fois qu'il le voit pétiller entre elles.
Et puis Laos, essoufflée, vient se réfugier dans les bras de Brésil et elles se chuchotent des secrets en pouffant, comme quand elles avaient douze ans et qu'elles étaient encore meilleures amies à la vie à la mort, et puis Kenya ouvre une nouvelle bière que Népal vide d'un trait, pour oublier quoi il n'en sait rien.
C'est la recette de toute leur vie.
La promiscuité, la musique et l'alcool pour exorciser leur adolescence.