West 4th

Nicolas Bertier

Ca fait une heure que je tourne en rond.

Une heure au moins. Rien de précis mais une heure, c'est à ça que je l'estime. Je pivote. 180 degrés. Ca part en vrille. Là, franchement ça part en vrille. Je suis débile ou quoi ? Ou juste soul. Est-ce que c'est pareil ? 

Arrêter de mettre de la vodka dans mes verres, c'est peut-être ça la solution.

Je refais sur un tour sur moi-même. Je capte toujours pas le truc. C'est quoi ces rues ? J'étais sur West 11th. Je suis sur que j'étais sur West 11th. Puis j'ai marché un bloc. Bien comme il faut. A Manhattan, c'est facile : les rues sont droites. 

Et pourtant.

Je me frotte les yeux. Le panneau est formel : West 4th, putain. Y a marqué West 4th. 

Mais pourquoi la onzième croise la quatrième ?! Les rues ne croisent pas les rues ! Enfin, pas à New York. Les rues croisent les avenues. Et tout ça donne un damier. Organisé. Lisible. L'idée est géniale ; pourquoi avoir fait le boulot à moitié?

Je soupire. De dépit.

Quelle heure il est ? J'en sais foutre rien. Depuis que j'ai perdu mon téléphone, j'ai l'impression que le monde a changé. Plus de repères. Plus de contacts. Je suis une télé débranchée. Je regarde autour. Pas un pelé à l'horizon. La ville qui dort jamais, mon cul. C'est mercredi et elle a éteint la lumière depuis des plombes.

 

Je marche un peu au hasard. C'est tout ce qu'il me reste à faire. Et puis ça me maintient au chaud. Franchement c'est pas du luxe, parce qu'avec le vent qui souffle dans l'axe, la doudoune commence à pas peser bien lourd.

A trente mètres, j'aperçois un petit groupe. Enfin. De la vie. Des fumeurs qui squattent le trottoir. Je m'approche d'eux. Je demande l'heure. Mon chemin. Bref, un truc utile. 

Mais rien. Une bande d'espagnols. Pas un qui pipe un mot d'anglais. Ou qui pipe un mot de ce que je dis. 

Saloperies de touristes éméchés ! 

Les touristes sont la plaie des villes. La gangrène des cités. Pendant un moment, j'en oublie presque que je suis français.

Je rentre dans le bar. L'odeur m'envahit les nasaux. Des senteurs de bois. De transpiration. D'alcool renversé et mal nettoyé. Parfois dans les bars de New York, je sens même de la fumée. Des retours de l'époque où tout le monde clopait à l'intérieur. Mais pas ce soir. Ce soir, c'est surtout des relents de renfermé qui me remontent.

Dans la salle, pas grand monde. Et pas d'ambiance surtout. Mais je juge pas. Picoler pour picoler, c'est encore ce que je fais de mieux. Je me cale au comptoir. Appelle le serveur. Un grand type. La chemise à carreaux. La barbe bien fournie. Un foutu hipster perdu à Manhattan. Retourne à Brooklyn, connard. J'en peux plus des hipsters. Sont tous les mêmes. Quitter les bobos de Paris pour ceux de New York, j'y vois pas l'intérêt.

Coup d'œil sur la gauche. Je bloque. Je suis pas sur d'y croire moi-même. Alors ça existe même en vrai ? Une minette. Seule. L'olive dans le verre. Entre 25 et 30, je dirais. La fourchette est large, mais en ce moment mon champ de vision est réduit, alors difficile de faire mieux. Je la regarde. Le visage est bien mis. Les traits fins et droits. Un peu trop de maquillage mais c'est une américaine, on peut pas tout avoir. Faudrait lui dire un truc. On dit quoi dans ces cas-là ? Dans les films américains, ça parait facile. Dans les films américains, tout est facile. Surtout les filles.

Mes yeux insistent. Ils restent fixés sur elle. Elle me regarde à son tour. Un peu étonnée. Elle sourit. Ca a de la gueule. Le serveur nous coupe. Putain de hipster.

- Sorry, nothing... not now... later, je bafouille au serveur.

Je me rapproche de la nana. Avec ce que j'ai dans le cornet, j'ai peur de rien.

- Are you real ?, je dis.

C'est ridicule, je sais. Mais ça m'est venu comme ça.

- Sorry, elle répond.

- Are you real ?, je répète.

Elle sourit encore. Ca me réchauffe le cœur. A Paris, devant un abordage aussi bas de gamme, j'aurais pris un retour long de ligne, arrachage de couilles et humiliation en public. Elle me dit des mots. Je comprends pas tout. Voire pas grand chose. "Yes, I'm French", je dis à un moment. "From Paris", je mens à un autre. Elle redit un truc mais elle me perd dès le début. Je rappelle le serveur. Une vodka-tonic, je demande. Ca simplifiera les choses. Parce qu'on pourra dire ce qu'on veut, mais écouter les filles, c'est toujours plus simple avec un verre avec de l'alcool dedans.

- Why are you here?, je demande. All alone, j'ajoute.

Elle recommence à ouvrir la bouche. Encore une explication qui m'embrouille. Je comprends rien. Ou si, je capte un truc : boyfriend. J'ai entendu boyfriend. C'est bien ma veine. J'avale une gorgée de mon verre. Je sens que dalle. Ou que le tonic. Pour moi, que dalle ou le tonic c'est pareil. Le hipster a pas été généreux en vodka. Je lui aurais bien fait remarquer mais faut pas que je perde le fil. Cette nana toute seule, c'est ma chance. Le boyfriend, je l'emmerde ; les absents ont toujours tort. Je me replonge dans ses yeux. En essayant de pas loucher plus au sud. Garder le cap. Avoir l'air normal.Faire semblant d'écouter. Faire semblant de comprendre. C'est un jeu qui demande pas mal de concentration. Peut-être même plus que d'écouter vraiment.

Elle se stoppe d'un coup. Elle attend une réponse. Enfin, je crois qu'elle attend une réponse. Dans ma tête, ça s'agite. Je panique. Elle comprend que je comprends pas. Elle parle dans le vide. Depuis dix minutes. Elle le sait maintenant.

Elle sourit. Polie devant mon silence. Puis elle bouge son petit derrière du tabouret haut. Pieds au sol, elle enfile son imper'. Je la regarde impuissant, envie de dire un truc, mais quoi ? Le hipster me regarde. Du mépris dans le fond des yeux. Et à la surface aussi. J'y demande :

- Why West 4 cross West 11 ?

- You're in the West Village.

- Et alors qu'est ce que ça peut me foutre ?

- Excuse me ?

- I need to go home.

- Where do you live ?

- East village? 5th street, 2nd avenue.

- I suggest you take a cab

- I wish... but I lost my wallet.

- Really ?

- Ouais... bad luck...

- And how are you gonna pay me ?

Pas con. Le hipster est pas si con. J'y avais même pas pensé. Je fouille dans mes poches en étant sur de rien n'y trouver. Le serveur me fixe. La salle commence à tourner. De la chaleur m'envahit la tronche. Je deviens paranoïaque. Ce hispter est pas du genre conciliant, je le sens. Doit y avoir deux types balancés comme des armoires qui m'attendent derrière. Il va les appeler et leur demander de me refaire le portrait. Je panique, balbutie un truc :

- May be… I come tomorrow.

- Fuck you… you're not in France. You order, you pay.

Je continue d'agiter mes poches. Toujours rien qu'en sort. Soudain, un petit bruit. Délicat. Réconfortant. Féminin, quoi.

- I'll pay his drink, la fille dit.

Tout redescend. Mon visage passe du rouge au blanc. Galanterie à l'envers, je crois que c'est la première fois que ça m'arrive. La fille balance quelques dollars sur le comptoir. Plus rajoute un billet pour le pourboire. Je regarde les papiers verts sur le marron foncé. La fille salue le serveur. Je prends pas cette peine. Direction la sortie. Dehors le vent balance une bourrasque. Je la prends en pleine face. Ma lèvre déjà gercée craque sur le côté. Et un peu au milieu aussi.

- East Village, just follow West 4th, la fille dit.

- Ok… je réponds. And thanks for the drink.

- You're welcome, elle conclut.

Je la regarde marcher. Vers là où je vais pas. Minuscule au milieu des bâtiments de briques. Je suis sa consigne. Je longe West 4th. West 4th me ramènera chez moi. C'est la fille qui l'a dit. Et elle a l'air du genre à qui on peut faire confiance.

Le vent tabasse toujours. Encore plus froid que tout à l'heure. Je resserre ma veste. Autant que je peux. Bon sang que j'ai froid. A l'intersection, je regarde à gauche. Puis à droite. Je relève les yeux. West 4th. 11th Street.

Bordel, mais où je suis ?

 

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