Winter Story
fragile-voice
Elles se croisent, leurs mains se joignent puis s'éloignent en de grandes arabesques. Leurs corps se courbent, s'envolent et retombent. La ronde de leurs pieds s'étire, puis revient. Le rythme de la musique dicte à leurs jambes des pas légers. Au sol, en une parfaite harmonie, leurs dos se touchent, puis se quittent, elles se replient puis se redressent. A nouveau debout, elle partent, se perdent dans des pirouettes qui les séparent, puis reviennent, suivant la règle du son. Mais c'est à la loi de la danse qu'elles obéissent, c'est elle qui les anime. Lentement, elles se mouvoient, parfaitement synchronisées. Puis plus rapidement, les pieds effleurant à peine le sol, elles poursuivent leur danse, leurs muscles se tendent, se contractent. Vient le final, l'expression de leur visage est un mélange d'effort et de joie. Puis elles s'immobilisent. La musique s'éteint. C'est déjà la fin. Épuisées, elles s'éclipsent de la scène. Les autres applaudissent. Puis d'autre arrivent, et dansent. Mais aucune autre danseuse ne les égale. C'est ce que dit le regard de leur professeur, qui les couve tandis qu'elles s'assoient, relâchant leur corps souples.
Elles sortent de l'école de danse, leurs cheveux à nouveaux relâchés. Dans l'air du soir, les cheveux lourds et bruns de l'une restent immobiles, leurs boucles disciplinées encadrant son visage maquillé. L'autre, au contraire, écarte de son visage des mèches châtaines ondulées qui s'envolent à la moindre brise, fins et souples. Une voiture s'arrête sur le bord du trottoir, la conductrice adresse un signe de la main à la plus jeune, qui y répond. La brune lui fait la bise, puis s'éloigne en agitant la main, monte dans la voiture, et s'en va. La danseuse reste un instant sans bouger, puis baisse sa main. Elle inspire profondément, tente une nouvelle fois de caler une mèche derrière son oreille, puis fait volte-face et s'engage d'un pas décidé dans la direction opposée.
Ses chaussures claquent faiblement sur le goudron du trottoir. La faible lueur de lampadaires lointains jettent des ombres inquiétantes sur sa silhouette. Il fait nuit, l'air du soir, frais et incisif dans le frimas hivernal, fait voler ses cheveux autour de son visage pâle. Les immeubles dressent leurs hautes statures noires, les fenêtres éteintes. Dans l'hiver, tout semble mort. Pas un bruit, pas une lumière. Elle accélère le pas, pressée de rentrer, les mains fourrées dans ses poches. Le chemin devant elle n'est qu'ombre, le chemin derrière elle n'est qu'ombre. Elle se tient entre les deux, dans la pénombre du soir.
Soudain, devant elle, apparaissent deux silhouettes inconnues. L'une grande et mince, l'autre, plus trapue. Deux jeunes hommes. Ils marchent vers elle d'un pas calme et tranquille. Peu avant de la croiser, ils s'arrêtent, et l'apostrophent. Elle retire un écouteur de ses oreilles, la musique qu'elle écoute si basse qu'aucun son n'est perceptible dans la nuit. Le plus trapu lui parle, l'autre continue de marcher avant de s'arrêter à son tour. Il lui demande ou elle habite, son regard brillant d'un éclat féroce et inquiétant. Le cœur de la jeune fille accélère ses battements, elle est seule.
C'est un piège. L'autre, le plus grand, se tient derrière elle, la coinçant entre eux. Elle lui répond d'une voix calme et aimable que cela ne le regarde pas. Il se rapproche d'elle, la danseuse voudrait reculer d'un pas, mais elle sait qu'elle se heurtera à l'autre. Un étau se resserre autour de son estomac. Elle tremble légèrement, mais peut-être n'est-ce que le froid.
Le râblé lui attrape le bras, au niveau du coude, et la tire vers une ruelle proche, sans éclairage, si sombre qu'elle distingue à peine son visage dans la nuit noire. Elle sent le souffle du deuxième homme sur sa nuque, il s'est rapproché. Elle a peur, voudrait crier, mais le son se bloque dans sa gorge, elle ne peut plus parler. Tétanisée, elle est incapable du moindre mouvement, elle ne bouge plus, tente faiblement de résister à la poigne qui se resserre sur son bras et continue de l'entraîner vers l'obscurité.
Elle ferme un instant les yeux, tente de s'échapper de cet endroit par la pensée. Quelques secondes durant, son esprit s'évade, emporté par la musique. Elle rouvre les yeux, emplie des paroles de la chanson qui résonne encore dans l'un des écouteurs qu'elle a gardé. Elle se concentre dessus, évacue sa peur, tente de recouvrer des pensées claires. Elle doit partir. Comme quelques minutes auparavant, son corps se tend, préparé à l'effort. Mais ce n'est plus de la danse. Elle sait que sa seule chance sera d'être plus rapide qu'eux. Voyant qu'elle ne bouge pas, l'homme a desserré sa main autour de son bras. Il se rapproche encore d'elle, si proche qu'elle peut sentir le souffle nauséabond de son haleine sur son visage. Elle sent aussi l'homme collé derrière elle, qu'elle ne voit pas. Mais sa présence l'écrase. Mais sur son côté gauche, l'entrée de la ruelle est dégagée, elle le sait.
Elle s'élance, court, trébuchant, terrorisée, mais plus vite qu'elle ne l'a jamais fait. Elle retourne à la lumière, vers le lampadaire qu'elle aperçoit dans la rue mieux éclairée vers laquelle elle se dirigeait. Elle entend l'homme crier quelque chose derrière elle. Elle comprend au bout d'un moment, en ralentissant, voyant qu'ils ne la poursuivent pas, ce que l'homme a crié. Qu'ils reviendront. Qu'ils reviendront terminé ce qu'ils ont commencé. La peur, qui un instant l'avait quittée, s'insinue à nouveau en elle. Mais dans la nuit, sous le lampadaire, elle croise une grand-mère et son petit-fils. Elle n'est plus seule. Elle ne les connaît pas, ne leur adresse pas la parole. Mais elle n'est plus seule. Elle se sent plus forte. Elle enfouie ce souvenir plein de peur dans un coin de sa mémoire, et se dirige vers son train. Un train qui la ramène à sa vie sans danger. Mais désormais, elle sait ce qu'est le danger...
Elle était paralysée par la peur. Presque résignée. Elle attendait, sentait sa main tentant de l'entraîner. Elle sentait le souffle de l'autre dans son dos.
Elle attend encore. Cette souffrance et cette souillure à laquelle elle a réussi à échapper semble planer au-dessus de sa tête. Elle reste figée dans cette attente, comme si, à tout moment, ils allaient le faire. Elle reste dans cette rue noire comme un gibier pris au piège entre deux fusils.