Woodstock
lzarama
A Woodstock, au Canada, un homme de 39 ans avait ce soir, encore plus que les autres soirs, envie d’oublier. Il ne s’était rien passé de grave pourtant, c’était justement ça le problème. Depuis des semaines, des mois, sa vie semblait se résumer à la somme du vide et de l’ennui profonds.
John était un employé de bureau à la carrière tranquille, très très tranquille. Il exécutait ses taches avec l’application suffisante pour que personne ne se plaigne de ses services. Il manquait cependant de l’énergie nécessaire à viser la promotion pour laquelle se battaient ses collègues. John avait une maison. Ni grande, ni petite, ni belle, ni laide. Comme sa femme, tiens. Comme sa voiture aussi. L’une venait de ruiner l’autre. La femme, la voiture, cela va s’en dire. John aimait bien conduire, comme il aimait bien tondre la pelouse le dimanche ou regarder le hockey à la télé. Comme ça, sans plus. En comparaison, il aimait davantage ses enfants. Mais il n’était pas un père très investi, ni très doué.
Ce soir-là, plutôt que de prendre le bus pour rentrer directement, il avait marché jusqu’au bar de Joe. Il avait rêvé d’être le genre d’hommes qui pénètre avec allure et conviction dans un bar. Mais il savait qu’il ne l’était pas. Même franchir la porte lui coûtait. Il resta un instant sur le seuil, le temps que son regard s’habitue aux lumières tamisées, se grattant le crâne qu’il avait chauve, se balançant d’un pied sur l’autre, lissant machinalement son col de chemise d’un doigt à l’ongle rongé. Il n’y avait presque personne et surtout personne de sa connaissance. Cela le rassura. De toute façon, John n’avait pas beaucoup d’amis, il ne sortait presque jamais. Il traversa le bar avec la grâce d’un éléphant et s’accouda au comptoir. Le barman tournait le dos, John le héla. Le barman ne l’entendit pas. Ah oui, la voix de John ne portait pas. Il commença à suer à grosses gouttes, il faisait si chaud, le maillot de corps qu’il portait sous sa chemise était trempée par la transpiration. Son blouson en nylon masquait au moins les auréoles sous les bras. Soudain, alors qu’il suait de plus en plus et que le barman ne l’entendait toujours pas, quelque chose arriva.
Six heures plus tard, John sortait du bar ou plutôt essayait, trébuchant, titubant, terminant à quatre pattes sur le parking de chez Joe. Quand il releva la tête, une femme ravissante bien qu’un peu vulgaire, était accroupie près de lui. Elle portait une mini robe en vinyle rouge que même John, homme de son état constant, saoul de son état présent, trouva de mauvais goût. Mais elle avait un minois magnifique et elle lui souriait. Ce minois lui donna la force de se redresser, de lui tendre la main, de se pencher vers elle et, sans autre forme de procès, de lui fourrer sa langue dans sa bouche. Elle ne protesta pas et étrangement, John n’en fut pas surpris. Ce qui s’était passé dans ce bar avait tout changé. Dans un murmure, elle bredouilla son prénom. John ne fut pas étonné non plus. Dans l’incapacité de se souvenir du sien, il lui glissa quelque chose du genre « à bientôt, bébé » en relâchant son étreinte. Il se concentra très fort pour marcher à peu près droit et dépasser le parking. Quelques mètres plus loin, il tomba sur une borne de taxis où restait un véhicule. Le chauffeur hésita à le charger en constatant son ébriété mais John, se dit-il, avait l’air d’un brave gars, mieux valait le ramener chez lui et puis il n’y avait aucun autre client ce soir.
Durant le trajet, John raconta au chauffeur l’incroyable événement qui s’était déroulé ce soir-là. Son récit n’était pas très cohérent et le taxi, au début, l’écoutait d’une oreille à peine. Ce brave gars, il se rappelait l’avoir croisé maintenant, il travaillait dans la même compagnie d’assurances que son beau-frère ! Un mec ordinaire usé par son boulot, sa famille, comme tant d’autres, va se saouler le soir, point barre. Mais au fur et à mesure que John déroulait le fil de son histoire, il réalisait qu’il n’était plus de ceux-là. S’il était sorti tromper l’ennui parce qu’il n’y avait pas de meilleure option, un grain de sable avait tout chamboulé.
Ils s’arrêtèrent à une station service. Si le taxi vit John s’extraire péniblement de la voiture, il ne le vit pas se diriger vers le Lavomatic. Il aurait de toute façon pensé qu’il voulait juste prendre un peu l’air, tellement il était bourré. Il ne le vit pas non plus ôter son blouson de nylon, sa chemise couverte de sueur et de taches d’alcool et le reste de ses vêtements. Il entendit par contre les rouleaux de la station de lavage se déclencher, se retourna et resta muet devant le spectacle : John nu, les bras levés, l’eau savonneuse ruisselant sur son corps potelé, criait : « Tout recommence ! ».