WTF de LOL « C’est quoi ce bordel ? »

Séverine Capeille

Cloelia Tiberim tranauit. Clélie traversa le Tibre. Pour le reste, il faut chercher, fermer les yeux en fronçant les sourcils pour retrouver... Une déclinaison peut-être : Rosa, rosamDominus, Dominum… Un mot par-ci, un mot par-là… Il ne reste pas grand-chose. Oui, presque rien de toutes ces années de latin. Juste cette phrase qui résiste aux années, ancrée dans la mémoire aux côtés de « Mickaël is in the kitchen ». Un couple improbable, Cloelia et Mickaël. L’une traverse le Tibre pendant que l’autre squatte la cuisine. Un duo qui inverse les rôles ce qui, d’un point de vue sociologique, présente déjà un certain intérêt. Mais il y a plus important : ces deux personnages peuvent témoigner de l’enthousiasme qui anime chacun au début de son apprentissage. On répète : «  Cloelia Tiberim Tranauit » et on trouve ça joli. « Mickaël is in the Kitchen » ? Ok, pas de problème. Le ridicule ne fait pas peur. On peut se tromper sans rougir : après tout, on est novice. Ainsi, la première phrase passe comme une lettre à la Poste. On se croit même doué pour les langues. Jusqu’à la leçon 2.

Pour nos espoirs, à jamais enterrés, lançons un « R.I.P » compatissant. Pour cette confiance aveugle au sujet de notre capacité à parfaitement maîtriser toutes les leçons au-delà de la première (« Cloelia Tiberim Tranauit », « Mickaël is in the Kitchen », qu’on pourra encore citer s’il le faut, dans un dernier soupir, avant de trépasser) et pour cette envie de comprendre les rouages d’un langage (un sujet, un verbe, un complément) : R.I.P, mille fois R.I.P. L’abréviation présente l’avantage d’être valable en anglais (« Rest in peace ») et en latin (« Requiescat in pace »). C’est le deux en un. Les plus effroyables lacunes en grammaire s’effacent miraculeusement dans des initiales : R.I.P. Court et hyperbolique. On est sauvé. Qu’importent les déclinaisons, les verbes irréguliers ? R.I.P. On va à l’essentiel sans avoir peur d’exagérer. Qu’importent les degrés ? Aujourd’hui, on peut dire « R.I.P » - j’allais dire « on peut ripper » - n’importe qui, n’importe quoi. R.I.P pour un proche, pour une célébrité (R.I.P Mickaël – Jackson, bien sûr, l’autre étant toujours dans la cuisine - ; R.I.P Diana…) ou R.I.P pour le bas prix des sodas.

Que le latin et l’anglais reposent en paix. R.I.P pour cette langue morte qu’on ne fera pas revivre, R.I.P pour celle, internationale, qui est victime de son succès. A l’heure où l’identité se réduit à un ASV (âge, sexe, ville), nul besoin de savoir bien parler pour communiquer. Quelques lettres font l’affaire. Un sigle, un acronyme… suffisent à donner l’illusion qu’on maîtrise tout le vocabulaire. Ô, la supercherie ! Ô l’amusante comédie que jouent les français, heureux de masquer leur inaptitude, mondialement connue, pour l’apprentissage des langues étrangères. On leur propose un chat en anglais ? NP (No problem), répondent-ils avec enthousiasme. AFAIK (as far as I know, « pour autant que je sache »), la langue de Shakespeare est généralement préférée à celle de Molière. Entre la possibilité d’utiliser OMD (Oh mon Dieu) et OMG, la deuxième sera privilégiée. Au-delà des raisons pratiques (s’adresser à l’ensemble de ses contacts, toutes nationalités confondues), ce choix permet également de frimer (« Mickaël is in the Kitchen » ? Tu veux dire ‘’MITK’’, c’est ça ? ).

Seul le souffle d’une exaspération sépare un « OMG » (oh my god) d’un « WTF » (What the Fuck !) ou d’un « WTH » (What the hell !). On exprime alors une forte émotion qui se traduit approximativement par « merde ! » ou « putain ! ». C’est tentant. Ca fait moins vulgaire dans une langue étrangère. Surtout en trois lettres. C’est clair, net, précis. On ne peut pas s’attarder sur la dernière syllabe (« mer’deuuuuuuu » ; « put’ainnnnnnnnnnnn ») ni redouter d’être repris par un collègue (« tu sais, tu devrais dire ‘purée’ plutôt. »). Nous sommes bien partis pour un « WTF » ou « WTH » qui entre dans nos conversations, au même titre que ces « LOL » qu’on entend parfois en fin de phrase (« Ben dis donc, t’as une sacrée coupe de cheveux aujourd’hui. LOL ». Dans cet exemple, le « LOL » vient clairement indiquer à l’interlocuteur que c’est une blague et qu’on ne veut pas qu’il nous écrase son poing sur le nez.) On « LOL » à l’écrit et à l’oral. Qu’est-ce qu’on rigole.

Les abréviations concernant le rire sont légion. Il existe un magnifique panel qui va du JK (« just kidding », je plaisante) au LMAO (« Laughing my ass off », je ris à ce que le cul m’en tombe), en passant par le ROFL (« rolling on the floor laughing », (je) me roule de rire par terre) qu’on retrouve également sous la forme de ROFLMAO (« rolling on the floor laughing my ass off », (je) me roule par terre de rire à en exploser). Nous ne sommes pas démunis. D’autant que nos variantes françaises coexistent fièrement aux côtés de leurs amies anglophones. Chez nous, une belle poilade commence par « MDR », se poursuit par « PTDR » et se termine par « XPTDR ». Facile. TMTC (toi-même tu sais !). On arrive même à trouver –comble de l’ingéniosité- une abréviation qui combine les deux langues. Et c’est le fameux – applaudissements s’il-vous-plaît- MDL : Mort de LOL !

Toujours plus fort : nous sommes désormais capables d’abréger des abréviations. C’est l’étrange cas du KK. En effet, pourquoi écrire « OK » pour « Okay » (d’accord) alors que « KK », finalement, c’est tellement plus simple ? Oui, pourquoi pas « KK » ? C’est vrai que parfois, on peut se sentir un peu dépourvu… un peu égaré, perdu… On voudrait demander « Où est Cloelia ? Où est Mickaël ? » mais on craint le petit farceur qui ne manquera pas de répondre « DTC » (dans ton cul). La blague est finalement tellement commune qu’elle figure dans la liste des termes d’argot. CQFD. Alors on doute, souvent. Et il suffit parfois de deux lettres pour plonger dans des gouffres de perplexité : « PJ ?... PJ ?... Attends… C’est « Pièce Jointe » ou « Private Joke » ? ».

On peut aussi douter de la sincérité de certains messages. Quelle importance accorder aux excuses de quelqu’un qui s’en tient à un bref DSL (désolé) ? On aimerait demander « c’est tout ?! », lancer un « c’est-un-peu-court-jeune-homme ! », et soumettre son interlocuteur à un interrogatoire sous forme de FAQ (Foire aux Questions / Frequently asked Questions) mais la discussion s’achève déjà sur un CUL8R (« see you later », au revoir) qui laisse, irrémédiablement, sans voix. Certains - plus NOLIFE que d’autres ? - essayeront de rebondir quand même, mais chercheront vainement de quoi évoquer leurs émotions. Aujourd’hui, c’est R.I.P ou LOL. C’est binaire. Question de millénaire.

Il faut dire qu’on n’a pas le temps. Jamais. Pour rien. D’ailleurs, on le dit tout le temps, qu’on n’a pas le temps. Et on le prouve. Trois répliques qui n’excèdent pas trois lettres chacune peuvent désormais relever de ce qui s’appelait, jadis, une « conversation » :

 Cloelia : SUP ? (« What’s up ? » Quoi de neuf ?)

 Mickaël : RAS… (Rien à Signaler)

 Cloelia : KK ! (d’accord)

Notons quand même l’importance de la ponctuation. Admirons la ténacité de ces signes typographiques qui témoignent de l’intonation. Les points de suspension, surtout… Ils signalent une pause, un arrêt, une trêve dans la course effrénée. Mickaël devrait en profiter pour se demander ce qu’il fait dans sa cuisine, éventuellement lancer un SOS… Mais Cloelia est une femme OQP (occupée), elle vient déjà de traverser le Tibre et elle a encore pas mal de problèmes à régler. Elle dit « KK ». Comme elle aurait pu dire « TKT » (t’inquiète). En trois lettres. Ou « GL » (Good Luck), en deux. Qui dit mieux ?

Une lettre, une toute petite lettre, ça fait parfois toute la différence. Retirons le « V » à la Novlangue d’Orwell et on obtient la « No’Langue ».

VDM.

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