Y croire dur comme fer

elcanardo

Ereintée..elle s’arrête quelques instants au sommet de la montagne. Les ongles empoussiérés accrochent les rares herbes séchées et le relief désormais escarpé. Le parfum léger qui se dégage de l’endroit la réconforte. Elle écarte légèrement les pattes, elle se penche et laisse traîner sa gueule lascivement à quelques centimètres de l’aride sol. Sa longue langue (un jour celle-ci pourrait atteindre 70 centimètres tout de même !!), si longue qu’elle parvient même à atteindre ses oreilles avec (!), atteint sans peine un bouquet sec, très sec… Plus de tendres feuilles aux cimes des arbres, même les acacias et leurs fourmis si agressives si peu accueillants en temps habituel lui manquent terriblement. Jeunes pousses, feuilles tendres, ramilles ou épines fraîchement écloses, écorces, fruits d’arbres et plantes grimpantes ou rampantes…tout semble avoir été éradiqué.

Les muscles de ses pattes tendues montrent des signes de faiblesse. Elle tremble. Elle ne pourra plus continuer comme cela trop longtemps. Son coeur de plusieurs kilos bat la chamade, affolante journée, épuisante escapade. Trop longue journée, les nuages encore hors de portée, notre amie, Sophie pour les intimes, mastique péniblement. Elle ne pense qu’à une seule chose : avoir « la tête dans les nuages ». Petite et curieuse, elle admire souvent les mâles les plus puissants et les plus hauts de tout le regroupement. Elle se glisse parmi eux, et là, en sécurité, elle écoute attentivement leurs discussions en salon privé à plusieurs mètres au dessus de sa tête. Ils partagent leurs expériences, parlent de leurs craintes, de leurs rêves. « La tête dans les nuages » immédiatement attirée par le ton inhabituel de la conversation, Sophie prête attention. L’un d’entre eux se plaint d’avoir toujours « la tête dans les nuages ». « Quelle folie » s’empresse de réagir son auditoire incrédule et nerveux, « Quel danger avec tous ces félins qui rôdent, assoiffés et affamés, désespérés souvent ! ». « Oui mais…quel bonheur ! » leur a t-il répondu. Et là, il reprend le cours de son propos.. Il n’y peut rien, cela lui arrive si souvent. Quand sa tête y est, là-haut, il laisse alors son esprit vagabonder, il quitte son haut et pataud corps… « Pataud » répète-il, soulignant ce mot par le geste en soulevant alors sa patte engluée de vase verdâtre. L’endroit dans les nuages semble être fabuleux, tout y est léger, merveilleux, cotonneux, MAGIQUE. Finis la poussière, la chaleur, la sécheresse, la soif, la faim. Les mots du mâle distrait s’envolent… doucement, ses paroles deviennent inaudibles. Le paradis pour les girafes, c’est sans aucun doute de parvenir à mettre sa tête dans les nuages.

Depuis cette soirée-là, Sophie y pense en permanence. Elle doit, elle aussi, découvrir cet endroit. En peu de temps, ce rêve est devenu omniprésent. Elle va pourtant cesser rapidement de poser ses questions autour d’elle. Elles ne provoquent au mieux que de l’indifférence, au pire de l’agacement voire de l’énervement. « Veux-tu bien cesser, petite écervelée ? Tout le monde se moque de toi, de nous. Es-tu devenue folle ? » : ce sont les derniers mots de maman sur le sujet. La girafone n’en a plus dormi pendant plusieurs nuits. Jamais maman n’avait si durement sermonné sa petite chérie. Oui mais voilà..cela l’obsède réellement désormais. Elle voudrait très vite être plus grande, elle se nourrit au mieux, galope dès qu’elle le peut pour se muscler. Elle grandit certes, mais cela ne suffit pas, cela ne va pas assez vite. Comment être à la hauteur ?

Et ce matin même, la réponse lui vient enfin, clairement, évidemment. A l’aurore, un rayon de soleil lui a fait tourner la tête en direction de l’imposante sierra qui se tient au loin. Majestueuse, couronnée de son anneau de nuages, le paradis est là.

A peine quelques secondes plus tard, Sophie s’est écartée du groupe. Elle ne veut plus attendre. Elle est une grande depuis quelques mois. C’est maman qui le dit, apparemment heureuse que sa petite ne la tête plus. L’effort a été rude, échapper à l’attention générale nécessite rapidité et précision. Et puis, courir, sans se retourner, plusieurs heures durant face à la montagne, ne pas lâcher le cap, la voir s’approcher et enfin, impatiente, commencer l’ascension. Désormais, la voilà presque à la hauteur des nuages qui se sont dans le même temps abaissés. Le vent est présent. Chaque pas la rapproche. La brume lèche de plus en plus goulument le haut des plus grands arbres sur ce flanc. Encore quelques efforts, le rêve est enfin à sa portée, son beau pelage acajou brillant savamment découpé en larges polygones réguliers sera remplacé tout bientôt par une douce et chatoyante robe nuageuse. « La tête dans les nuages »… De nature pourtant très silencieuse, elle ne peut s’empêcher de laisser échapper un cri ou plutôt un bèlement. « Pourquoi se contenter de n’y mettre que la tête ? Je veux y courir, moi ! ». Elle avale enfin la grosse bouchée qu’elle mastique consciencieusement depuis le début de ces quelques lignes. Loin d’être rassasiée, mais des illusions à satiété, elle s’élance !

Plus que quelques mètres… La brume s’avance… Sophie court maintenant à sa rencontre. Elle va très vite, trop vite ! Ce que Sophie ne sait pas, c’est que derrière la barrière brumeuse, un trou béant l’attend. Imposant, il s’enfonce sur des centaines de mètres dans les entrailles rocailleuses.

Plus que quelques mètres…

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