You want me darker
walkman
Allégorie d'un monde crépusculaire, la trace que son mascara a laissé sur le linge blanc de son oreiller. Maladroite façon de se laisser tomber. Partie sans un regard, sans un mot, sans la moindre chance de la rattraper. Peut-être cette tâche n'était-elle pas une larme. Peut-être qu'elle ne souffre pas. Peut-être a-t-elle laissé une lettre quelque part. Planquée dans une pièce moins bien rangée, comme une bouteille à la mer. Ou alors vraiment dans une bouteille. Pour être sûr, je les ai toutes balancées contre le mur. Rien. Juste du whisky qui ne sera pas bu.
J'ai remonté les escaliers, ensuite, désespéré et plein d'espoir de ne - juste - pas l'avoir trouvée. J'ai soulevé le drap, et le parfum de framboise qui avait résisté à l'air frais s'invitant par la fenêtre, est venu me moucher le nez. Doux, caractérisé, effacé. Aucun message, aucune ballade épistolaire qui vous maintient au chaud dans le cœur, qui fait naître la patience et l'optimisme par invocation. Rien. Juste les plis d'un lit remis à la va-vite, par politesse, avant de fuir. J'ai passé la main dans mes cheveux, étirant mes rides anxieuses et je me suis senti traversé par deux lances. L'une tirée d'en face, dont la lame couverte de poison susurrait un retour de la belle. La seconde, dans le bas du dos, forgée récemment, frappa de l'idée qu'elle ne s'était pas donné la peine de m'expliquer.
Des premiers signes du déclin solaire, jusqu'à la pénombre complète, j'ai autopsié la situation qui venait de naître. Grâce à la bouteille que je n'avais pas détruite, j'ai bu ce que je ne pouvais pas pleurer. La colère, la froide sensation de noyade, l'écume d'une histoire retirée et le constat d'avoir mérité d'être à ce point écrasé se chargeant pragmatiquement de m'en empêcher. Je clopais dans l'atelier quand on a sonné. Deux clopes que je n'avais pas bougé, dont les cendres recouvraient mes cuisses et le canapé. Quelques instants après avoir abandonné l'idée d'être accueilli, McLaren s'est pointé devant la baie vitrée. Les mains dans les poches, les épaules basses, la mine désolée. Sans aucun doute Lithy l'ayant mandaté pour m'éviter le suicide. Quelle que soit la façon dont il a interprété la missive.
Voyant que je ne bougerai pas pour lui ouvrir, il s'est débattu avec la porte fenêtre plusieurs minutes. Allant jusqu'à froisser son flegme suffisant et ennuyeux. Finissant bien par comprendre dans quel sens il devait forcer, il est entré dans la pièce en inspectant tout ce qui paraissait suspect. Il a soupesé la bouteille qui attendait à mes pieds pour déterminer mon humeur puis l'a reposée. Il n'a rien dit. Comme je le connais assez pour ne pas prétendre qu'il souhaitait s'éviter les questions convenus et débiles, j'ai supposé que la bouteille était trop légère pour qu'il estime le risque suffisamment faible de ne pas se faire envoyer chier.
Il a sagement attendu. Quatre-vingt-dix-huit minutes, quatre-vingt-dix-neuf ans, cent pas. Sans un mot. Là, foutu devant moi, comme si ça suffirait pour rendre la tempête plus calme. Les fausses routes ne mènent que rarement au bon hasard. Puis il a craqué, malheureusement.
"S'il y a la moindre chose que je puisse faire..."
J'ai donné un bref coup de pied dans la bouteille pour qu'elle roule par terre, répandant les dernières gouttes sur le cirage.
"Va me falloir d'autres munitions, mâchai-je désagréablement."
Il avait trop d'expérience pour s'offusquer de quoi que ce soit. Il n'a cependant même pas pris la peine de prétexter qu'il y en avait sûrement quelque part dans la maison. Sans doute trop enthousiaste à l'idée de me laisser ici un certain temps pendant qu'il irait prendre le sien pour me rapporter des solutions.
"Est-ce que tu as une préférence ?"
Péniblement, j'ai fouillé dans ma poche de jean pour saisir une liasse de billet que j'ai essayé - et failli - de lui envoyer proprement. Il a noté mon air de m'excuser en ramassant les trois cents livres empruntés à Sa Majesté.
"Rien à moins de cinquante."
Il est reparti en me laissant rejouer le film. Tout est parti d'un raisonnement mal compris. Les gens ont tendance à ne pas se déchirer parce qu'ils tirent vers des côtés opposés, mais parce qu'il y en a un qui tire sur la feuille tandis que l'autre reste immobile. Voilà probablement ce qu'il s'est passé ici. Elle a tiré et je suis resté impassible. J'attendais la poisse, qu'une tuile arrive, depuis tellement de décennies que plus elle retardait, mieux je la sentais venir. Je l'ai déclenchée de tous mes penchants cyniques. Tout ce qui est bon et paisible finira par souffrir. Et moi, assis pour me prémunir, je n'étais pas surpris. Une telle femme, museuse, n'avait rien à faire dans le piège que je lui avais tendu. C'était triste donc, à mon sens, indispensable à l'idée d'idylle. Me voilà fort dans la raison. Quant au cœur, j'ai toujours eu la déveine d'en avoir qu'une plaie. Pansé par les femmes, belles comme une maladresse.
Lithy m'avait sauvé la vie. J'avais, moi, envahi la sienne. De relents poétiques, de silences sensuels, de regards amoureux et de devises immortelles. Bien trop à l'étroit dans ce quatuor désaccordé, elle a fini par se demander où s'arrêtait la muse, où se révélait la moitié. Elle n'a jamais su. Je n'ai pas su non plus. Las de devoir trancher, j'ai capitulé. Les femmes se meurent et c'est moi qui fane. Je produis des drames et ce sont elles qui se font mal. Alors qu'elle parte ne nécessitait pas vraiment de trace écrite, j'avais fourni moi-même quelques mobiles. Mais c'est toujours mieux de se dire qu'on a mérité une ligne ou une réplique. Une excuse, un truc endeuillé, au moins quelque chose de mieux que rien. De mieux qu'un message délivré par un ami commun.
McLaren, pas non plus fautif d'avoir été choisi pour colporter, dépose l'Islay sur la table basse devant moi comme on dépose une gerbe de fleurs sur la tombe d'une célébrité partie trop vite. Il me jette aussi un paquet de clopes entamé et la question "qu'est-ce que tu vas dev'nir ?". Comme si ça pouvait avoir un choix multiple.
"Ivre, bougonné-je sans prendre la peine d'articuler.
- J'veux dire..
- Je sais c'que tu veux dire, te casse pas la tête."
J'avais déjà une cigarette coincée entre les lèvres et la bouteille entre les doigts, la dévissant comme on étranglerait quelqu'un. La vidant autant que j'aurais pu chialer. Attendant les effets autant que j'étais pressé.
Comme beaucoup de gens mis mal à l'aise par les galères de leurs proches, McLaren cherchait des bateaux pour me secourir en se frottant le menton.
"Elle reviendra, je pense. Elle t'aime. Elle t'aime vraiment."
Sans se douter que c'était pour cela qu'elle n'avait pas jeté l'encre sur un papier m'étant destiné. Me le dire, c'était aussi me torpiller. Plier bagage malgré l'amour signifie que quelque chose de bien plus insupportable avait fini par gagner.
"Et si jamais elle ne revenait pas, reprit-il sans même y songer, je t'ai vu te remettre de bien des choses pour lesquelles tu voulais te noyer."
Noyer. Le mot était intéressant. Plus je vidais la bouteille plus il avait l'air de croire que je me noyais dedans. Et beaucoup de paradoxes aiment pavaner de leur ironie mesquine. Mais il me réconforterait, plus qu'il n'aurait à le faire pour elle. Tel a toujours été le privilège des décisionnaires.
Alors en me regardant soigner mes illusions par le fond du problème, il s'assoie sur le canapé, presque contre moi. Sans doute propose-t-il que je pose un instant ma tête sur son épaule. Que j'échange l'élan du menton vers le haut pour celui vers le bas. Naïf et candide qu'il est. Pauvre malheureux à qui l'on a confié la mission désespérée de me tenir compagnie.
"Ce n'est bizarrement pas tant l'idée de me reconstruire qui me mine, c'est plus la concrétisation de mon inertie. J'ai cru humblement que ça irait encore pendant un moment, confessé-je en laissant respirer la gnôle.
- D'après ce que j'ai pu entrevoir chez elle - et je ne sais pas si c'est intelligent de dire ça - elle navigue en plein doute.
- Laquelle ? La muse ou l'amante ? Non pas qu'il y ait une putain de vraie différence, mais j'crois qu'au fond j'en cerne mieux une que l'autre.
- C'est sans doute cette multitude qui l'a mise dans cet état. Personnellement, dit-il timidement, comme le fakir, depuis le temps que je te côtoie, je ne sais pas qui mieux appréhender entre le peintre et l'être humain.
- Je sais. Et c'est peut-être parce qu'il n'y a pas de réelle frontière, dis-je en essayant de camoufler le ton sarcastique. Ce sont justes des nuances plus sombres sur le concept des vases communicants. En fonction de qui s'en sort le mieux. Le peintre était plutôt besogneux ces temps-ci.
- Et le mari ? tue-t-il mon répit.
- A priori plus sombre.
- Tu te souviens de votre dernière conversation ?"
Sûrement. Mais pas maintenant, trop pressé de boire pour trouver le temps moins long, moins pénible, moins contraignant. Histoire de pas courir entre les murs en quête d'une piste qui n'existe pas, d'une lettre non écrite ou de je ne sais quoi. La seule évidence qui domine, c'est qu'elle n'a pas fait ça pour l'électrochoc, dans le but de me punir comme un enfant à qui sa mère fait croire qu'elle le laisse en plan dans le magasin. Non, sa démarche à quelque chose de soigneusement plus définitif une espèce de déchirure rendue publique. Pas simple d'être la muse d'un peintre qui occulte tout, inconfortable d'être la compagne d'un type aussi mutique qu'ivrogne. Elle était simplement lasse d'avoir à m'assombrir pour mieux me saisir. Qui voudrait qu'on éteigne la lumière ? Qui peut aimer être le mouchoir à mèche du dernier des cierges ? Si ce n'est celle qui m'aime.