Yuna

Aude Vincent

Cette nouvelle évoque le massacre du Pulse (Orlando) en juin 2016, par les yeux d'une petite fille qui doit affronter la perte d'un proche.
L’annonce Yuna a tellement hâte que l'après-midi arrive ! Tonton Joey lui a promis de l’emmener avec lui à cette grande manifestation, la Pride. La Pride c'est un petit nom, en entier c'est la marche des fiertés lesbiennes, gays, bi·es, transgenres, queer et intersexes. Elle ne se souvient pas toujours de tous ces mots, mais Joey lui a donné un flyer qu'elle a posé sur son bureau, ça lui permet de vérifier quand elle a un doute. Elle a bientôt sept ans et elle sait lire depuis déjà quelques mois, et décidément, elle trouve ça bien pratique. Ce ne sera pas sa première Pride, l'année dernière elle y est déjà allée. Mais elle n’avait eu le droit de rester qu’un tout petit moment. Et cela lui avait tellement plu qu’elle compte bien en profiter de bout en bout cette fois. Elle ne veut pas louper une miette des costumes chatoyants – elle a l’impression qu’elle pourrait y découvrir une couleur inédite, merveilleuse. Peut-être même plusieurs. Et puis l’année dernière des grandes personnes lui avaient offert des paillettes. Quand Joey l’avait raccompagnée à la maison, sa mère s’était exclamée qu’elle scintillait jusqu’à cinq cents mètres à la ronde. Yuna n’aime pas trop tout ce qui fait « fille » en général, mais les paillettes, c'est différent. Enfin une fois de temps en temps, dans les grandes occasions, il ne faut pas exagérer non plus. Elle était rentrée légère de cette plongée dans une foule dense et joyeuse. Elle y avait croisé des femmes qui distribuaient des tracts en chantant à tue-tête, des divas outrancières perchées sur des chaussures à plate-forme, des “drags queens” avait précisé Joey (elles avaient été particulièrement généreuses en paillettes), des femmes à motos derrière une large banderole, débardeurs et vestes en cuir, jeans et grosses bottes, les cheveux courts (ses préférées, en secret), des gens aux cheveux colorés comme l’arc-en-ciel derrière une autre banderole, plein de garçons qui embrassaient d’autres garçons, et parfois Joey en faisait partie, mais seulement après l’avoir confiée à un·e ami·e « pour cinq minutes » qu’il respectait scrupuleusement, plein de filles qui embrassaient d’autres filles, et là Joey n’avait pas besoin de la confier à qui que ce soit, un petit groupe qui courrait en criant dans des mégaphones, des nonnes très maquillées qui faisaient des mines rigolotes et distribuaient plein de préservatifs, nonnes auxquelles Joey l’avait cérémonieusement présentée : 
« Les sœurs de la perpétuelle indulgence, Yuna, Yuna, les sœurs de la perpétuelle indulgence », et bien sûr Joey et elle avaient finit par rejoindre le groupe auquel il appartenait, “Black Lesbians, Gays, Bisexuals and Trans, Out and Proud against Hate”, Lesbiennes, gays, bi·es et trans noir·es, visibles et fier·es contre la haine. Ne tenant plus en place, Yuna ne cesse de tanner sa mère pour qu'elle appelle tonton Joey afin de savoir pourquoi il est en retard. Sa mère Serena soutient qu'il est à peine onze heures, qu'il n'est pas en retard, et qu'il faut bien qu'il récupère de sa probable sortie de la veille en boîte. « D'ailleurs s'il arrive trop fatigué je ne le laisse pas t'emmener, je ne veux pas qu'il te perde dans la foule. » Yuna se récrit que son tonton adoré ne la perdrait jamais. Sa mère réprime un sourire et cède : «OK, on appelle tonton.» Il ne répond pas. Serena suppose qu’il a dû faire la fête vraiment tard hier soir. Mais bientôt une amie et voisine vient frapper à sa porte « tu as entendu ce qu’il s’est passé au Pulse cette nuit, c’est horrible. » La mère blêmit, et envoie sa fille dans sa chambre. Yuna voudrait rester, mais le ton de sa mère est sans réplique. Maintenant seules des bribes étouffées de conversation lui parviennent, c'est frustrant. Elle tente de feuilleter un comics sans arriver à s'y intéresser, dressant l'oreille. (Sa mère réessaye le numéro de Joey, laissant un message pressant, « s’il te plaît rappelle-moi vite, j’ai juste besoin d’être rassurée. ») Yuna n’entendant décidément rien, elle hausse les épaules et se plonge dans sa bande dessinée. (Sa mère compose maintenant le numéro de Tom, le meilleur ami de Joey, pas de réponse non plus. Elle a en tête une dizaine de visages qu’elle voit souvent avec lui, mais elle a déjà du mal à retrouver leurs prénoms, alors les numéros...) Cependant Yuna s’impatiente vite, s’occuper à une chose alors que c’est une autre qui l’absorbe elle n’a jamais su. Elle va donc se poster sans bruit à la porte de sa chambre, et y colle l’oreille. Le côté espionnage du procédé lui plaît beaucoup. (Sa mère appelle l’hôpital, à tout hasard. Joey n’y a pas été admis cette nuit, et elle s’en voudrait presque d’avoir occupé la ligne, alors que les proches de vraies victimes ont besoin de joindre le standard.) Yuna n’arrive à distinguer que de rares mots prononcés par sa mère, mots qui finissent par l’inquiéter par leur flou et leur formalisme. (Sa mère se reprend et imagine comment elle racontera à Joey cette panique idiote. Panique qui continue pourtant de faire trembler ses mains. Elle compose le numéro de la police, celui pour les renseignements, pas les urgences. On la met en attente, puis trois voix se succèdent. Tout ceci est tellement ennuyeusement bureaucratique qu’elle décroche un peu, et doit faire répéter son interlocuteur lorsque celui-ci déclare que oui, Joey Jackson a été identifié. Identifié ? C’est-à-dire ?) Un silence anormal s’est brusquement installé. Yuna retient sa respiration. Après ce qui lui semble une éternité la voix légèrement vacillante de sa mère l'appelle. Quand Yuna arrive dans le salon, elle comprend à son immobilité, et à son regard un peu trop sombre, que quelque chose de grave est arrivé. Le ciel est insupportablement bleu et sans nuage. T’es trop petite Depuis l'annonce de la mort de Joey, elle n'a pas pleuré. Elle n'a pas parlé non plus. Serena n'a pas semblé s'en apercevoir. Il faut dire qu'elle, elle a beaucoup pleuré. Quand elle lui a amené l’horreur, quand la voisine d'en face est repassée prendre des nouvelles, quand Tom est venu apporter ses condoléances, l'air hagard et du rimmel dégoulinant sur les joues, quand auntie Yaya est accourue alertée par son sixième sens. Samedi sa mère a donc pleuré toute la journée à partir de onze heures trente-huit. Yuna, elle, a boudé sans discontinuer. Son tonton adoré lui a été comme confisqué, personne ne lui explique correctement ce qui s’est passé, et il paraît que la Pride a été annulée. Et aujourd'hui dimanche, les portes de la maison sont ouvertes à tous ceux et toutes celles qui veulent rendre hommage à Joey. Son corps est encore à la morgue, « pour l'autopsie et l'enquête » a expliqué Serena. Mais plusieurs de ses ami·es ont ressenti un besoin pressant de se réunir pour lui, c’est pourquoi sa mère a proposé leur maison. Les ami·es de Joey sont là, et aussi ceux de Serena, la famille, les gens du quartier. Se mêlent donc dans le salon : des garçons-fées, des vieilles dames noires et latinos en groupe affairé autour de Serena, des femmes-gentlemans, des hommes noirs avec de longues locks, des garçons vanille, des “Marie tout en muscles” qui font jouer leurs pectoraux sous leur T-Shirt malgré l'occasion grave, des couples hétéros fermement accrochés l’un à l’autre, un couple de femmes hyper féminines, talons hauts, jupes serrées et chemisiers, un être androgyne aux cheveux bleus délavés et à la veste en jean bardée de badges militants, une très grosse dame toujours essoufflée qui porte sur son avant-bras un chien minuscule, une lesbienne masculine avec une petite moustache et sa compagne androgyne, près d’elles une très jeune femme noire qui porte sur son biceps gauche un tatouage en hommage à sa grand-mère “09.06.1928 Dorothy 05.11.2014”, une femme blanche dont la robe fleurie kitsch semble vouloir déborder sur ses voisins et voisines, sur les meubles, jusqu'à recouvrir bientôt toute la pièce de fleurs bleu roi bourgeons violet feuilles vertes sur un blanc satiné, les rameaux grandissant à toute vitesse, s'enroulant sur les accoudoirs des chaises, recouvrant les genoux des invité-e-s. Les poings serrés dans les poches de sa salopette en jean, Yuna erre entre ces grandes personnes pressées dans ce salon. La seule qu'elle voudrait voir est son oncle, alors chaque visage qui n'est pas le sien renforce sa mauvaise humeur. En plus sa maison, son refuge, est envahie de toutes parts, et sa mère lui a interdit de s'enfermer dans sa chambre (hier elle l’y a confinée, maintenant elle la lui interdit !). Un voisin, un grand et gros noir, a failli écraser son pied gauche – et ce n’est pas sa basket en toile qui aurait pu la protéger de ce monstrueux mocassin, heureusement qu’elle a des réflexes ! Un jeune homme blanc geignard se permet de passer sa main sur ses courts cheveux crépus tout en se récriant « oh ma pauvre petite louloute ! ». Elle souffle comme un chat en le fusillant de ses yeux noirs. « Ce regard fixe, sans sourire ! » s’écrit-il encore plus aigu. En effet ses yeux noirs ne se détournent pas devant ceux des adultes, et ils arrivent même à mettre certains d’entre eux mal à l’aise. Ce n’est pas qu’elle ne sourit jamais, loin de là. Mais la forme de son sourire et le son de son rire, elle ne les offre pas à n’importe qui, ni à n’importe quel moment. De toute façon la plupart des adultes ne l’aiment pas trop. Et c’est réciproque. Elle s’agace quand ils répètent leurs explications, en articulant trop, alors qu’elle avait déjà compris ce qu’ils voulaient dire avant la fin de leur première explication (et parfois bien avant). Les discussions avec les adultes l’agacent donc souvent. Avec la nouvelle de la mort de Joey c’est encore pire, les adultes la traitant avec un mélange de délicatesse emphatique et de gêne paralysante. La télé est allumée sur une chaîne d’infos en continu, mais il y a toujours quelqu’un pour baisser le son et se planter devant quand elle s’en approche, voire pour l’en écarter au prétexte de l’emmener chercher un verre de limonade. Comme si elle ne savait pas se servir toute seule. Elle se retrouve dans un groupe de voisins et de voisines, pas des proches de Joey. Ils et elles murmurent au-dessus de sa tête, pensant qu’elle ne peut pas se saisir de ce qu’iels disent. Mais elle n’a même pas à tendre le bras pour attraper leurs mots, ils sont lourds comme des pierres, ils lui tombent dessus. La voilà entourée de ces adultes hauts comme des tours, bombardée de leurs sentences imbéciles : « ho-mo », …. « mais pourquoi faut-il qu’ils fassent leurs folles ! »… « restez discrets »… «provocation, ne pouvait que mal finir »…. « que diiire aux enfants »… Yuna est au bord de l'explosion. Une autre voix intervient : « Que dire aux enfants ? La vérité, simplement : que Joey et d’autres de nos ami·es, des gens qui faisaient la fête, ont été assassiné·es par un abruti homophobe. Si vous-mêmes n’êtes pas à l’aise avec les personnes gays, peut-être que vous ne devriez pas rester ici. Après tout c’est une soirée d’hommage à Joey, PD, et folle perdue comme il le disait lui-même avec fierté. » Yuna lance à Tom un regard de gratitude. Cette brève explication n'a fait que renforcer son désir de savoir. Et elle sait lire après tout, alors puisque les conversations et la télé sont suspendues quand elle s’approche, elle décide de sortir en douce de la maison pour acheter le journal. Elle tapote sur la poche de poitrine de sa salopette pour y vérifier la présence de quelques dimes et quarters à glisser dans la boîte à journaux. Elle dépasse le bananier devant la maison du voisin, et se dirige en courant d’un pas souple vers le drugstore. Le journal obtenu, elle s'en revient chez elle, raccompagnée par la lumière doucement orange et brillante de l’avant couchant, qui fait vibrer les arbres et les toits d’un éclat vif et feutré à la fois. Elle voudrait toujours marcher le nez en l’air. La boîte Sa mère étant trop occupée pour faire respecter son interdiction, Yuna monte dans sa chambre, où elle s’installe sur son lit pour déchiffrer ce journal. C’est dans la boîte de nuit qu’iels ont été tué·es. Là où iels allaient pour s’amuser sans subir les regards conformistes. Les dires de Tom sont donc confirmés, il ne s’agit pas d’un accident – une chaudière qui aurait explosé, ou un circuit électrique qui aurait déclenché un incendie, comme elle l’avait imaginé au début. Son oncle et les autres ont été tué·es par des balles. Des balles tirées par quelqu’un, par un homme, exprès. 49 personnes ont été tué·es, quarante-neuf. 4, 9. Elle secoue la tête, trop abstrait. Pour matérialiser ce nombre elle égrène les chiffres un à un, en les murmurant et les comptant sur ses doigts. un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente, trente-et-un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre, trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante, quarante-et-un, quarante-deux, quarante-trois, quarante-quatre, quarante-cinq, quarante-six, quarante-sept, quarante-huit, quarante-neuf. Elle se dit qu’il faudra qu’elle cherche tous les noms des personnes assassinées. Les numéros c’est trop sec, trop vide, même si les contempler un à un, c’est déjà entrevoir chaque vie interrompue. Des vies interrompues parce qu’il y a des sinistres personnes pour détester à ce point les homosexuel·les. Visés parce qu’homos. Tuées parce que lesbiennes. Elle sort d’où cette haine ? Yuna découpe soigneusement tous les articles parlant du Pulse. Et sur une impulsion, l’esprit soudain clair, elle trotte sur ses chaussettes (ça étouffe ses pas) jusque dans l’entrée. Les escarpins bleu vif de sa mère se passeront très bien de leur contenant, elle retourne la boîte d'un geste vif. Elle sursaute au fracas de leur chute, mais personne ne semble l'avoir entendue. Elle revient en vitesse dans sa chambre, esquivant de justesse les premiers visiteurs sur le départ. Elle attrape le pot en métal où elle range ses feutres préférés – les moyens épais, de couleurs vives. Et elle écrit le prénom de son oncle sur le couvercle de la boîte en carton – ‘J’ bleu, ‘O’ jaune, ‘E’ rose, ‘Y’ vert. Elle recommence sur les côtés de la boîte, en alternant et en changeant les couleurs. Elle plie précautionneusement les articles et les dépose au fond. Puis elle ajoute le petit écureuil en peluche que Joey lui avait offert pour ses 4 ans. Et deux coquillages ramassés ensemble sur la plage de Clear Water, une de leurs préférées. Iels jouaient des heures dans l'eau, elle s'accrochait à son cou et à ses épaules dans les vaguelettes du golfe du Mexique. Une pomme de pin qui leur était tombée dessus au parc - ni l’un ni l’autre ne pouvaient plus s’arrêter de rire ! Un autocollant de son groupe, Out and Proud against Hate, en lettres noires sur fond arc-en-ciel. Une photo de lui petit (tout le monde dit qu’elle est son portrait tout craché au même âge). Une plume très douce. Une autre photo très récente de lui, mutin, la lumière faisant briller ses deux boucles à l’oreille gauche et son piercing à l’arcade droite. Un élastique noué en boule. Il le lui avait offert. Un classique rayé bleu et blanc, idéal pour jouer à trois ou plus, ou à deux en l'attachant à un poteau, lundi – le pied droit passe au dessus d'un côté de l'élastique étiré, tranquille, mardi - saut pour encadrer de ses pieds l'autre segment d'élastique étiré, précis, mercredi – les deux pieds au milieu, facile, jeudi – repartir au dessus de l'élastique à gauche, d'un mouvement dégagé, l'air de rien, vendredi – le ré-encadrer d'un saut vif à droite, samedi – au milieu, facile vraiment, dimanche encadrer les deux, il faut donner de l'énergie, vacances – un pieds sur chaque segment de l'élastique, le plus difficile, et sa spécialité. Et encore une photo, cette fois eux deux dans la piscine municipale, leurs mains claquant l’eau pour s’éclabousser, leurs bras dotés de brassards bouées (elle ne voulait pas les mettre car ça faisait bébé, il avait donc ouvert la voie), leurs bouches grandes ouvertes sur un éclat de rire. Un paquet vide de Skittles, vestige d’une soirée où Joey la gardait car Serena était sortie, iels s’étaient déguisés incroyablement, avant d’entamer une danse joyeuse et farouche. Joey était un merveilleux danseur, tout le monde le disait, et tout le monde ou presque avait eu l’occasion de le constater, car il saisissait la moindre occasion pour se lancer dans une de ses impros délicate et drôle. Sur les chansons de Beyonce il était à son meilleur, d’une légèreté et d’une vivacité qui semblaient sans égales. L’emballage d’une Peanut Butter Cup, un paquet de Bubble Yum soigneusement aplati, un de Jelly Belly Beans froissé, et un autre de Starburst (elle avait cette manie de conserver les reliques des extras sucrés de leurs escapades, qui la trahissaient souvent à sa mère quand celle-ci vérifiait ses poches en chasse d'éventuels mouchoirs usagés). Justement une photo de sa mère et de Joey, un dimanche ensoleillé, un pique-nique au parc. Et six quarters avec de jolis gravures, un bison devant un geyser, un bouquetin devant une montagne, une cabane dans les bois, deux hérons majestueux, une guitare un violoncelle une trompette, et sa préférée, un ours pêchant le saumon. Ces quarters elle les avait récupéré au Lavomatic, elle aimait bien accompagner Joey là-bas, pour utiliser la machine à monnaie et garder parfois un joli quarter donc, mais aussi pour pousser les grands paniers en métal, jouer à cache-cache avec d’autres enfants, se délecter des effluves un peu trop fortes de lessives, observer les adultes faisant de drôles de grimaces sur les fauteuils de massage, grimper sur les comptoirs où l’on peut plier le linge, et sortir les vêtements tout chauds du sèche-linge. Et, surtout ne pas oublier, au sommet de la pile d'objets, un photomaton de Joey et de Matthew, de quand ils étaient très amoureux. Elle finit par déposer dans la boîte désormais presque pleine sa photo préférée d’elle et lui : iels apparaissent de trois-quarts dos, marchant dans la rue, lui la tient par la main, il arbore des tresses qui zigzaguent sur son crâne, elle a les cheveux presque ras, il porte un T-shirt moulant et un jean serré sur ses hanches par une de ses incroyables ceintures multicolores, elle son éternelle salopette sur un T-shirt rouge vif. Iels sont tous les deux chaussés de grosses baskets, montantes et stylées. Il a son téléphone portable dans la main droite, levée comme pour lui permettre de lire un texto, mais sa tête est tournée vers la gauche, vers elle qui lèche férocement la boule de glace dans son petit pot de carton. Elle tourne également la tête vers lui, ils échangent un de leur fameux regard complice et joyeux. Ce soir-là un orage somptueux éclate. Magnificence des silhouettes des gratte-ciels portants des points illuminés comme des lucioles géantes sur le ciel gris sombre zébré d’éclairs. Batman pourrait arriver à tout instant. Ou, mieux, Catwoman. 
Super-héroïne Et la voilà. Elle prend Yuna par la main, l'emmène avec elle grimper souplement le long d'un haut immeuble, y contempler la ville ne pas échanger un mot, déambuler ensemble, invisibles aux autres, discrètes, mais remarquant tout. Bien que Catwoman ne parle pas, les mots arrivent dans la tête de Yuna « Tu vois ces couleurs acier tranchants, ce métal sombre, ce milieu de la nuit, tout ce qu'on nous apprend à fuir nous les filles, et bien je l'ai embrassé, j'ai fait de ce qui paraît inhospitalier et interdit ma demeure, je l'ai revêtu, voilà ce qui fait mon costume. La brume, l'ombre, le béton, un reflet sur la façade. » Un pas en avant, le vide, la chute, mais Catwoman se rattrape rapidement à une gouttière, et se laisse glisser, tenant fermement Yuna contre elle. Elle les fait descendre à toute vitesse, et pourtant Yuna à l'impression de flotter. Elles sautent sur le toit d'un immeuble bien plus petit, courent, grimpent à nouveau, Yuna s'améliore et y prend goût. Catwoman s'assied enfin, tourne la tête vers la petite, le glissement d'un phare laisse deviner que son sourire est doux. Elle lui prend la main, et elles restent toutes les deux longtemps à admirer silencieusement la Lune gibbeuse. Un autre cortège Yuna ne savait pas vraiment à quoi s’attendre lors de l’enterrement, et pour tout dire elle n’est pas très réceptive à ce qui s’est passé jusqu’à présent. L’Église, les discours, les chants, les gens pressés les uns contre les autres sur les bancs, cela glisse sur elle, lui semble trop lisse, trop éloigné de son tonton. Elle suit sans contester le cortège qui se forme au sortir de la cérémonie, enrobée dans sa bulle de chagrin. Elle remarque à peine les T-shirts en hommage à son oncle portés par de nombreuses personnes, avec une photo de lui, et des phrases comme « Joey, dans notre cœur pour toujours ». La foule compacte en mouvement les feraient presque rouler, elle et sa bulle, et la chaleur lui fait tourner la tête. Pour ne pas être complètement ballottée par le tourbillon bruyant et indistinct, elle se raccroche aux décors familiers dont elle attrape ici et là un aperçu : le toit pointu d’une maison en bois, les larges feuilles vert vif d’un bananier, la course d’un écureuil sur un câble électrique, l’éclat d’un citron encore sur l’arbre, au loin vers le centre ville les silhouettes étincelantes des gratte-ciel. Accompagner Joey au cimetière en étant là vaillamment, mais protégée par cette bulle rien qu’à elle, peut-être qu’elle trouve enfin sa façon de ne pas complètement subir ce moment. Mais voilà que sa bulle implose sous des éructations et des vociférations. Un groupe de réacs homophobes se tient sur le trottoir d’en face et lâchent leurs relents agressifs tout en brandissant des pancartes : Dieu hait les pédales Le péché engendre la violence
Dieu hait les pécheurs fiers Pleurer pour vos péchés
Dieu déteste les complices des PD
Les PD commettent le péché Dieu a envoyé le tireur Yuna se dit que Dieu déteste bien du monde mais qu’il semble se montrer extrêmement tolérant envers les pancartes fluo bas de gamme proclamant ses soit disant inimitiés et actions vengeresses. Leurs cris agressifs rendent les porteurs de pancartes d’une laideur raide. Pauvres marionnettes pensant avoir leur libre-arbitre, alors que les ficelles qui contrôlent leurs gestes sont si grossières. Elles partent d’une grosse pelote visqueuse, kaki rouge, couverte de pustules qui enflent et explosent tour à tour. Yuna le voit très bien, même si elle est sans doute la seule. C’est l’amas de leur haine et de leur ignorance. Quel point de non-pensée faut-il avoir atteint pour se réjouir de l’assassinat de personnes qui dansaient, riaient et s’embrassaient un soir d’été ? Comment peut-on manquer d’empathie au point de réclamer d’autres massacres similaires ? Yuna pense sérieusement à les charger, comme une chevalière, la rose qu’elle tient à la main pour toute lance. Mais elle n’a pas à le faire car d’autres gens se mettent devant eux, pour protéger le cortège funéraire de leur malveillance. Ils et elles portent des vêtements blancs et de grandes ailes blanches aussi, elles et ils forment une haie d’honneur pour le cercueil de Joey et pour tous ceux et toutes celles qui l’accompagnent, et couvrent les vociférations fanatiques par un chant gracieux. Leurs ailes barrent la route et l’air aux affreux et aux affreuses (pourquoi c’est toujours un peu difficile d’admettre qu’il y a des affreuses parmi les affreux ?). La tante Yaya remarque que ces costumes, c’est beau et kitsch à la fois, juste comme son intérieur. Nos anges gardiens, littéralement, ajoute-t-elle. Les amies et camarades militant·es de Joey rejoignent les anges, leurs autocollants “Black Lesbians, Gays, Bisexuals and Trans, Out and Proud against Hate” bien en évidence sur l’épaule. Yuna grimpe sur un poteau pour les regarder, les homophobes, ceux qui vouent les LGBT à l’enfer, appelant son oncle chéri une “abomination”. Elle les défie du regard, lève le poing, et même, sourit. Les extrémistes chrétiens finissent par céder, face aux ailes blanches, face à la solidarité qui se déploie pour protéger l’ultime sortie de Joey, face au regard implacable de Yuna. À nouveau le bleu insupportable du ciel, mais les nuages qui arrivent semblent déployer de grandes ailes, de grandes voiles. Stand up, Get out – quelques mois plus tard Les élèves occupent la cour de mille façons, jeux de balles et de marelles, cartes et figurines, chants rythmés par le claquement des mains : “Rockin Robin, Rockin Robin, tweet tweet tweet”. En poursuivant le ballon, un des joueurs de foot percute Jordan, qui discutait et rigolait avec Yuna et deux autres filles. Le joueur pousse Jordan et lui crie « Sale PD de nègre ! » Yuna sursaute et se raidit, fusillant l’auteur de l’insulte du regard. Le présent se ramasse sur lui-même, se densifie si soudainement que le temps est simplement suspendu. Du moins elle aimerait que ce soit le cas. Que tout s’arrête. Mais voilà tout continue, l’agresseur s’éloigne ballon au pied, les jeux se poursuivent, les bavardages ne faiblissent pas, seul Jordan a rougi et s’est recroquevillé sur lui-même. Alors que c’est grave, une épine dans son cœur, un de ces crachats qui mis ensemble forment les dégueulis de haine qui frappent violent tuent. C’est la même violence qui a emporté Joey. La même qu’il lui expliquait. Celle que dans l‘Amérique hétéro blanche tous les homos, et particulièrement les homos noirs, connaissent. Celle dont ils et elles apprennent à se protéger autant que possible. Celle que beaucoup combattent comme Joey. Celle qui fait la prudence nécessaire, avant chaque geste affectueux dans un lieu public, guetter la rue. Celle qui atteint même des endroits comme une boîte de nuit, pourtant refuge libre et joyeux. Mais quand cette violence grandit, il n’existe plus aucun refuge. Il faut l’arrêter avant qu’elle ne gonfle cette haine. Alors Yuna décide de le suspendre ce temps, de force : « Tu viens de dire quoi ? Tu sais au moins ce que signifient ces mots ? » Et les siens de mots vibrent de rage contenue. Shirley ajoute, bras croisés, regard sévère : « “Nègre” c’est pour insulter les personnes noires ; tu veux m’insulter ? Tu veux nous insulter Jordan, Yuna et moi ? » Lucy, elle, ne dit rien, mais son attitude s’est durcie, imperceptiblement ses muscles se sont tendus. Un petit garçon un peu plus loin, dont Yuna ne connaît pas le prénom, force sa petite voix aiguë : « Oui c’est raciste de dire ça. Et être raciste c’est être méchant ET stupide. » Plus forte de ces allié·es, Yuna reprend : « Et “PD” c’est une insulte aussi, contre les personnes homosexuelles. » Laverne, venant se placer à ses côtés : « Alors c’est quoi ton problème avec les homos, tu peux nous le dire ? » Les quatre filles qui sautaient à la corde s’approchent à leur tour, pour se tenir juste derrière Yuna. Le petit garçon qui a parlé et ses amis font de même. Comme Cindy, et aussi Bryan. Et puis Kevin, et Jen, et Soso. Les joueuses de marelle et celles à l’élastique hésitent brièvement puis les rejoignent, suivies de peu par un des joueurs du match de foot. Puis un deuxième. La détermination rapide des un·es entraîne le flottement de beaucoup d’autres. Regards en l’air ou sur leurs chaussures, ils et elles aimeraient bien être ailleurs. Le réflexe premier aurait été de soutenir leur pote, le joueur de foot, et d’en rajouter mais cette réaction inédite et collective à semer un doute dans leurs têtes. Le doute entraîne la réflexion. Et la réflexion mène rarement à l’escalade d’insultes discriminatoires. Parce que c’est toute une armée rebelle que Yuna est en train de lever, chaque enfant amenant avec elle ou lui des renforts : les amazones du Dahomey et de l’Antiquité derrière Lucy, une bande de pirates aux côtés de Shirley, tout un groupe de Black Panthers, bérets et blousons comme un uniforme, avec Kevin, Sabrina et les autres joueuses de marelle, les folles et les trans de Stonewall avec elle, Yuna, et Soso, Sojourner Truth et ses alliées près de Laverne, des Séminoles avec les joueuses de cordes, des indiens Muskogee en appui à Jordan et au petit garçon dont Yuna ignorait le nom, avec Cindy et Bryan des bandits de grand chemin, des révolutionnaires à bonnet phrygien avec les joueuses d’élastiques et les évadés du foot, des militant·es de Black Lives Matter auprès de Jen et toutes les danseuses et les danseurs de la boîte le Pulse : baraques de salles de gym et tapettes féminines, gouines masculines et individu·es aux genres fluides, mélangées à une multitude de fées, faunes, sirènes, sorcières, lutins, trolls, ondines, elfes, gnomes, banshees, et korrigans. Sous un ciel gris qui se charge de nuages puissants le silence est tendu comme un arc. Alex grommelle « Excuse-toi, qu’on puisse reprendre ce match. » Dès la sonnerie de fin des cours, Yuna fonce vers le centre LGBTI. Elle veut raconter le plus vite possible ce moment incroyable de solidarité à la récréation. En particulier aux ami·es de son oncle. Elle a d'abord salué rapidement la chauffeuse du bus scolaire pour lui expliquer qu'elle ne le prendrait pas ce soir. La belle et puissante femme noire lui a répondu d'un clin d’œil. Puis elle a couru, dépassant des bancs, une boîte aux lettres, un arrêt de bus et le panneau « Zone d'école, drogues et armes à feu interdites ». Lorsqu’elle arrive près de l’Église qui héberge le centre, elle aperçoit Tom sur le pas de porte du petit local. Il lui fait coucou d'une main, et de l'autre pause un doigt sur ses lèvres pour l'inviter au silence. Elle se faufile près de lui, pour découvrir, projetées sur le mur, des images de Joey dansant. Tournoyant, joyeux, léger, drôle, souple, l’éclat de vie de Joey, lui souriant, l'encourageant. Le ciel est, bien sûr, orné d'un immense arc-en-ciel. Aude Vincent juillet 2018 Post-scriptum Le 12 juin 2016 un tireur homophobe a tué 49 personnes et en a blessé 53 autres dans le Pulse, boîte de nuit homosexuelle populaire fréquentée très majoritairement par les communautés latinos et noires d'Orlando (Floride, États-Unis). Un vaste mouvement de solidarité a émergé dans Orlando et bien au-delà suite à ce massacre ignoble. Le réseau Angel Action a été créé suite à la perturbation par un groupe chrétien extrémiste et homophobe des funérailles de Matthew Shepard, un jeune homme gay violemment assassiné au Wyoming en 1998. En inventant le personnage de Yuna, je pensais attribuer une maturité politique exagérée à une enfant. En voyant les images de ce garçon mexicain d'une douzaine d'années, barrer la route à une manifestation homophobe en expliquant qu'il détestait qu'ils détestent son oncle ou celles de Zianna, fillette noire américaine de 9 ans, protestant devant le conseil municipal de Charlotte par des mots clairs et forts contre les assassinats racistes, j'ai réalisé que j'étais à peine au niveau de la réalité. Cette histoire est dédiée à tous ces enfants et adolescents, garçons et filles, qui donnent espoir en l’avenir. En mémoire de Akyra Monet Murray, Alejandro Barrios Martinez, 
Amanda Alvear, Angel L. Candelario-Padro, 
Anthony L. Laureano Disla, Antonio D. Brown, 
Brenda L. Marquez McCool, Christopher J. Sanfeliz, 
Cory J. Connell, Darryl R. Burt II, Deonka D. Drayton, 
Eddie J. Justice, Edward Sotomayor Jr., Enrique L. Rios Jr., 
Eric I. Ortiz-Rivera, Frank Hernandez Escalante, 
Franky Jean C. Nieves Rodriguez, Geraldo A. Ortiz-Jimenez, 
Gilberto R. Silva Menendez, Jason B. Josaphat, 
Juan Chavez Martinez, Javier Jorge-Reyes, 
Jean C. Mendez Perez, Jerald A. Wright, 
Franky J. Dejesus Velazquez, Joel Rayon Paniagua, 
Jonathan A. Camuy Vega, Juan P. Rivera Velazquez, 
Kimberly Morris, Leroy Valentin Fernandez, Luis D. Conde, 
Luis D. Wilson-Leon, Luis O. Ocasio-Capo, Luis S. Vielma, 
Martin Benitez Torres, Mercedez M. Flores, 
Miguel A. Honorato, Oscar A. Aracena-Montero, 
Paul T. Henry, Peter O. Gonzalez-Cruz, Rodolfo Ayala-Ayala, 
Shane E. Tomlinson, Simon A. Carrillo Fernandez, 
Stanley Almodovar III, Tevin E. Crosby, 
Xavier E. Serrano Rosado, Yilmary Rodriguez Solivan, 
et les amoureux Juan R. Guerrero et Christopher A. Leinonen.
  • Là c'est plutôt une oeuvre d'art que vous auriez dû éditer ailleurs...c'est tous de pauvres cons abusés d'eux-mêmes...

    · Il y a plus de 5 ans ·
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    flodeau

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