« Une photographie, c'est un arrêt du cœur d'une fraction de seconde » [ Pierre Movila ]

Nadège

La vie c’est comme une photographie, elle dure le temps d’un flash, le temps d’un déclic. Puis, plus rien. Une image figée. Un souvenir en papier. Ma vie… Et bien elle n’est à mes yeux qu’un cliché flou, comme une peinture abstraite. Je n’en distingue ni les couleurs ni les contours. Vous ne pouvez pas comprendre. Votre vie est telle une pièce de théâtre vue et revue. Programmée depuis le début, avec des personnages qui entrent et sortent du décor. Bien souvent l’intrigue est plate. Vous vous placez plus haut que la scène mais vous n’êtes rien. Rien du tout. Des fourmis qui grouillent dans un monde pourri jusqu’à la moelle. On nait, on grandit, on travaille, on rencontre le grand amour, on donne nous-mêmes naissance à des petits êtres potelés et on crève. C’est ça le but ultime de notre vie. Mourir. Tomber de rideau. Pellicule saturée. Pessimiste ? Non. Réaliste.


Mon enfance est un rêve brouillé. Lointain. Je ne m’en souviens pas du tout. J’ai oublié. J’ai tout oublié de ma vie avant la mort de ma sœur jumelle. C’est comme si je n’avais pas vécu. Le trou noir. C’est comme si j’étais née il y a sept ans seulement. Naître à dix ans, c’est étrange non ? Avoir effacé de sa mémoire les plus belles années, c’est triste. L’enfance, l’insouciance. L’enfance est un mirage, l’adolescence une désillusion. Je n’ai même pas pu goûter comme vous à la période sucrée du jeune âge. Cette époque où le regard voilé par des milliards d’étoiles, on ne se soucie de rien. On croit encore que le monde est beau. Que la vie est un bonbon à déguster lentement. On ne sent pas encore le goût amer caché derrière les couches de sucre. Miam.


Parait que j’étais une enfant pétillante, joie de vivre et tout le tralala. J’vous passe les détails. Ça, c’était avant. Le médecin a dit que j’ai subi un grand traumatisme et que c’est ce qui m’a fait perdre la mémoire. Que c’était une façon de me protéger moi-même. Un peu con mon inconscient, j’y gagne quoi dans tout ça ? J’avance pas. Toujours le même cliché, encore et encore. Péniblement et perpétuellement flou. Un peu con mon inconscient, parce que j’ai toujours peur maintenant. Peur de l’oubli. Peur de ne plus me souvenir, encore… Alors, il y a la photographie. Je vis et vois à travers l’objectif de mon appareil. C’est toujours plus beau. C'est toujours plus facile.

Au fait, je m’appelle Aurore. Voilée par une nuit sans fin.


Dix sept ans, je vais fêter dix sept ans aujourd’hui. Une raison pour la plupart des jeunes de mon âge de fêter ça : alcool, fête, joints et sexe peut-être? Mais pour moi, c’est un jour ordinaire dans l’enfer de ma vie. Ou plutôt non, c’est un jour encore plus douloureux dans mon existence. Je fête une année de plus sans ma moitié. Souvent je me demande, pourquoi elle et pas moi? Pourquoi je dois subir cette comédie humaine chaque jour? Quand je commence à réfléchir de la sorte, je préfère sortir avec le seul et unique être au monde qui puisse me redonner de l’espoir : mon appareil photo. Le soleil vient de finir sa levée et les quelques nuages que j’ai repéré en me préparant ont disparu. J’enfile une veste et je sors de chez moi, un sentiment de liberté m’envahissant. J’envisage de faire le trajet quotidien : remonter les rues, passer devant la vieille église pour finalement atterrir prés de la rivière. Mais je ne peux le décrire, une sensation étrange me submerge. Après tout, ce n’est pas un jour comme les autres. Changement d’itinéraire donc. Aujourd’hui, je passe par les champs voisins de la maison et par le cimetière. Pas très réjouissant pour un « trajet d’anniversaire » me direz-vous, mais je n’ai aucun problème avec la mort. Elle fait partie de la vie, plus encore de la mienne. Je vis avec elle constamment. C’est paradoxal, vivre avec la mort. Et pourtant, elle m’apaise. Je sais qu’elle représente ma sœur. Et c’est ce lien imaginaire, cette relation complémentaire entre elle et moi qui me permet de tenir. Nous sommes comme le noir et le blanc. La lumière et l’obscurité. Le jour et la nuit.

En marchant, je remarque que les paysans ont commencé leurs récoltes, la terre a été remuée. Je traverse les immenses étendues et profite de la luminosité de l’aube propice à plusieurs clichés. A travers mon objectif, tout prend un sens. Les arbres bougent en rythme, leurs feuilles semblent jouer de la musique, les couleurs forment une harmonie, même le vent est un souffle visible et apaisant. Je tente de saisir le spectacle d’un oiseau nouveau-né dans son nid. Il chante déjà, me semble-t-il. Il vient d’arriver sur terre et célèbre déjà la vie. Naïf ! J’aimerais lui dire à quel point, il se trompe. La vie, c’est loin d’être une fête continuelle. Bien au contraire, rien que de sombres ténèbres, des funérailles continuelles. Seulement, il y a ceux qui choisissent de l’oublier et ceux qui le nient. Je vois que le volatile se rapproche du bord de sa demeure cependant, il poursuit son chant, sa « célébration de la vie ». Il va tomber, je le sais, je le sens. Se heurter quelques mètres plus bas. Ce n’est qu’une question de temps avant sa chute. Je devrais l’aider, je devrais le rattraper, le mettre en sécurité et il pourrait reprendre son chant. Mais je n’y arrive pas. Je suis clouée sur place, une paralysie totale qui m’empêche de lui porter secours. Je devrais pourtant. Je le vois, il bascule, son chant s’arrête, le nouveau-né, mort dans quelques secondes. Je ferme les yeux. Je ne veux plus voir ça. Je devrais l’aider. Je devrais…

« Eh toi ! Tu as eu chaud dis donc. »

J’ouvre mes paupières. L’oiseau est là, en face de moi, vivant. Il ne piaille plus mais me regarde. Accusateur. Je n’avais pas remarqué, mais des larmes roulent le long de mon visage. En face, une silhouette se dessine. A contre-jour. C’est le sauveur de l’oiseau.

« Je ne savais pas que les photographes ne pouvaient pas sauver les petits animaux. » Rigole le personnage. Il repose le petit être plumeux dans son nid. Toujours silencieux.

Je regarde mon appareil. Mes mains tremblent. Je ne sens aucun jugement dans la voix de cet homme. Pas besoin de ça. Je suis mon propre juge. Quelle conne. Encore un peu et cet oiseau s'écrasait. Et moi les yeux fermés. J'étais prête à laisser tomber le rideau sur un être fragile le jour où je suis censée fêter ma naissance. La chute du petit volatile m'a rappelée ma propre déchéance l'espace d'un instant. Mais moi, personne n'a tendu la main pour me rattraper. J'attends toujours l'impact. En attendant, je reprends contenance peu à peu. J'ose enfin affronter le regard d'émeraude du vieil homme qui me fait face. Un sourire éclipse les rides parsemant son visage bienveillant. Il respire la joie de vivre. Je pue la désolation à plein nez. Senteur acerbe. Sa voix s'élève encore. Une note de musique. Un carillon. « Vous allez bien jeune fille ? Vous êtes pâle comme un linge ! »

Je passe mécaniquement une main sur ma joue. Comme si je pouvais effacer cette couleur. Laisser des traînées de teinte d'été sur ma peau blafarde. Il sourit toujours. Un soleil ambulant. Je ne lui réponds pas. Je n'aime pas parler de toute façon. A quoi bon parler pour ne rien dire. Je m'exprime en silence. Avec des images. J'ai l'impression qu'il comprend. Et ça m'agace. Je n'aime pas les gens sympathiques. Ils attendent toujours quelque chose en retour. Toujours. Il désigne mon appareil de son index usé par le temps. « Vous en faîtes depuis longtemps ? » Je hausse les épaules. Prête à tourner les talons. Il parle de la photographie comme d'un art. Ce n'est pas de l'art. C'est bien plus que ça. Une façon de voir. Une façon de vivre. Je m'éloigne sans me retourner. Qu'il reste avec son maudit piaf. Il m'appelle. Et j'accélère. Il me suit. J'en ai marre. Il me veut quoi l'ancêtre ? Dois-je aller m'excuser auprès du volatile ? Je me retourne. Il est là, à quelques pas. Encore une fois, la mélodie de sa voix caresse mes oreilles. « Venez, je vous offre un thé, il fait chaud. Vous devez être assoiffée. » Je m'apprête à repartir mais il pose sa main sur mon bras. Il ne le serre pas, ne le tient pas. Il m'invite. C'est tout. Je fixe la lueur dans ses yeux d'enfant cernés cependant des vestiges du temps. Je soupire.

Il a compris et m'emboîte le pas. Je le suis. Toujours silencieuse. Je m'arrête et je le laisse prendre un peu de distance. Je lève mon appareil, je fais la mise au point. Ce vieil homme me bouleverse. Je vois sa beauté à travers mon objectif et je l'immortalise. Il est de dos, la tête légèrement tournée, chétif au milieu des champs immenses. Clic. Il m'a entendue mais n'en montre rien. Je le sais. Je le rattrape en courant. Et j'ai l'intime conviction de courir après la vie. Je m'essouffle. J'étouffe. Je tombe à genoux. Et je pleure. Vraiment. Je pleure ma naissance il y a 17 ans. Je pleure ma renaissance il y a 10 ans. Je pleure la mort, l'oubli. Devant un inconnu, devant la vie. Je me sens minable. Pitoyable. Mais qu'est-ce que je fous ? Le vieil homme s'approche, me relève et m'emmène vers sa maison à quelques pas de là où je me suis effondrée. Cette maison que je connaîtrais bientôt par cœur. Mon deuxième foyer.


Je ne retrouverai jamais la mémoire. Jamais je me souviendrai de mes premières années, de ma jeunesse, de quelle enfant j’ai pu être, et surtout de ma sœur. Je ne verrai pas des images de mon jeune âge, de mes chagrins, de mes rires. C’est tellement dommage… Les gens disent : « De mon enfance, je n’ai que des flash. » Et dire que la photographie est tout pour moi, et que les premières pellicules ont tout simplement disparues.


Plus tard, je retourne voir ce vieil homme. D’abord, par curiosité. Je suis tantôt insolente, tantôt muette. Souvent acerbe et distante. Mais il fait preuve d’une incroyable patience et d’une gentillesse hors pair. Il m’explique jour après jour sa vie et je découvre peu à peu qu’on est semblable. La solitude. Volontaire ou non. Voilà notre vie. Je sais que mes parents ne le voient pas d’un bon œil. Mais ce vieillard, boiteux, grisonnant, est devenu mon confident, mon ami. Peu à peu, je m’ouvre à lui, je lui raconte mes rêves, mes craintes. Nous partageons nos visions du monde et, parfois, nous nous disputons à ce propos. Nous marchons alors, silencieux dans ce chemin de terre qu’est devenu le nôtre. Mais, après quelques minutes, nous nous regardons et ne pouvons nous empêcher de reprendre le dialogue. J’aime nos promenades, nos discussions. Il est le seul à me comprendre. Je lui raconte mon histoire, mon oubli. « Tu devrais vivre dans le présent Aurore. Tu sais qui tu es aujourd’hui. Et c’est à partir de là que se construit ce que tu veux devenir. Mais je ne suis qu’un vieux fou après tout…Toi, tu as la vie devant toi. » M’explique-t-il.


Un jour, alors que je développe mes photos, je tombe sur le premier cliché que j’ai pris de mon vieil ami, cette journée dans les champs. Je me souviens alors de l’émotion avec laquelle le personnage me regardait, de cette douleur ressentie, cette tristesse. Et l’oiseau, ce petit être innocent et rescapé. Me vient alors une idée, offrir ce cliché à mon ami. Je descends les escaliers quatre par quatre et manque de renverser ma mère.


« Aurore, je dois te parler... »


Ah non, ce n’est pas le moment pour une conversation sur le pseudo-renfermement durant l’adolescence ! Son ton est grave cependant et je la trouve étonnamment morose.


« Nous devons parler de ton ami… »


Le reste s’accélère. Je n’entends à travers mes larmes que des bribes de phrases. « vieillesse », « le poids des années », « il s’est éteint », « il ne souffrira plus ». Je tombe. Mon corps entier est inerte. Je ne réponds plus de rien. Pourquoi le monde a-t-il décidé de m’arracher tour à tour les gens que j’aime ? Une angoisse se forme dans ma poitrine. A quoi bon vivre ? Ma mère continue de parler. Je sais qu’elle voudrait trouver les mots justes mais je ne peux pas l’écouter, je ne veux pas. Je m’arrache de son étreinte. Je veux m’enfuir, je veux m’envoler. Je pars en courant empruntant l’itinéraire habituel pour me rendre à ce que je considère vraiment comme mon chez moi. Je pleure encore, je vois à peine le sol. Je cours aussi vite que je peux. Comme si je pouvais le rattraper, comme si je pouvais le sauver, comme si la mort était ma rivale. Je cours…


Et me voici. Devant la maison. Sa maison, mon foyer. J’entre comme à mon habitude. C’est comme si rien ne s’était passé, comme si rien n’avait changé. Je l’appelle. Je me dirige vers sa chambre. Essoufflée, je la trouve vide. Les larmes recommencent à me bruler les yeux. Je m’apprête à repartir lorsqu’un morceau de papier attire mon attention. Je le saisis et suis ses indications. « Tiroir du haut, commode. » Je l’ouvre. Ma peau est écarlate, brulante. Mes mains tremblent. Je peine à prendre dans mes mains l’objet qui m’apparait. Il est si beau, si brillant. Son ancienneté montre qu’il a vécu et traversé des situations et des époques. Et je ne peux m’empêcher d’y retrouver mon ami. Je le serre contre mon cœur et fais la promesse de le chérir jusqu’à mon dernier souffle. Son contact me transmet des frissons. Je quitte l’endroit en titubant parfois.

Dehors, je tiens toujours l’objet très fort dans mes bras. Je ne veux ni ne peux m’en détacher. Je jette un dernier regard à cette habitation qui fut mon refuge. J’en connais chaque recoin. Doucement, je retourne mon trésor et l’approche de mon visage. J’ajuste l’objectif, et, à travers lui, je vois le lieu le plus magique et le plus coloré. Le déclic m’apprend que l’image de cet univers est figée à tout jamais. Fière et reconnaissante, je remercie en silence le vieillard pour cette merveille et pour toutes ces choses qu’il m’a offertes. Je repars alors, escortée par le chant d’un oiseau que je ne connais que trop bien et qui semble dédier sa dernière mélodie à notre ami commun.

Plus tard, je déciderai d’apporter autant de spectacles et de confiance aux gens qu’il a pu m’en donner. Et je ne cesserai jamais d’utiliser son précieux cadeau.


« Une photographie, c'est un arrêt du cœur d'une fraction de seconde », a dit Pierre Movila. Le cœur de mon ami s'est définitivement arrêté, mais je garde de lui un cliché éternel.


Et au fond de moi, je ne peux m’empêcher de me dire qu’Etienne, Etienne Mollier, l’un des plus grands photographes, un vieillard boiteux et grisonnant, mon fidèle ami, m’a sauvée la vie car la vie est comme un flash, un déclic, et qu’il faut donc en profiter.

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