1 - L’envol
blanzat
Un cauchemar, une horreur, une véritable et abominable torture. L'enfer et tous ses démons ont quelque chose d'idyllique en comparaison : Madame Crochet m'a fait passer au tableau pour faire les exercices sibyllins qu'elle nous a donnés la veille.
Je ne peux rien faire du tout, bloqué comme un torticolis. Déjà à la maison, il m'a fallu combattre l'amoncellement de symboles cryptés, et je suis sorti vaincu de cette âpre lutte. Et là, ce matin en salle 317, devant le grand écran d'ardoise, mon esprit échauffé ne voit plus que les méandres crayeux laissés par le poussiéreux tampon.
Je sens encore un afflux sanguin empourprer mes oreilles, ainsi qu'un filet de sueur froide hérisser mon échine à mesure que les secondes s'égrènent sur ma solitude, car je suis bien seul. Seul au monde, impuissant devant cette série impénétrable de chiffres et de lettres, seul sous l'œil sévère de Madame Crochet et sa bouche en biais.
Elle se met à parcourir la classe d'un pas lent et sonore. Le rythme de ses talons sur le linoléum rayé résonne dans un désert d'âmes. Et je suis seul, abandonné sous les regards perdus de mes camarades. Dos à eux, face au tableau, je sens le poids de leur attente pousser sur mes épaules jusqu'à menacer de me faire sombrer dans la nébuleuse arithmétique.
Madame Crochet demande à la ronde si quelqu'un peut me venir en aide. C'est Hadrien qui répond et je lui en sais gré. Sa voix me parvient entre les ombres et je peux entrevoir une lueur au bout du tunnel. En quelques secondes je me trouve sorti d'affaire.
« Monsieur Cléanthe je ne vous félicite pas », me dit Madame Crochet.
« Moi non plus, Madame », dis-je avant de regagner ma place au dernier rang.
Je n'aime pas les maths, et elles ne m'aiment pas non plus, c'est tout de même humiliant de vous forcer à embrasser une créature repoussante qui vous trouve plus repoussant encore.
Non ?
Le plus important dans cette histoire intervient à ce moment précis où mon regard se porte sur les fenêtres qui bordent la pièce. Personne n'y prête attention, absorbés qu'ils sont dans les pages 104 et suivantes du manuel de mathématiques.
Par-delà le lotissement qui borde la frontière sud du collège, au-dessus des arbres qui surplombent Richemont-sur-Mare, j'aperçois un vol d'oiseaux inhabituel. Une nuée noire se forme dans les cimes et s'élève lourdement le long de la route qui serpente en chemin creux au sud de Bourg-Malau. Ils disparaissent par centaines dans une masse compacte et lugubre sous le ciel gris et se rapprochent de nous. C'est comme une main géante, une main noire se mouvant avec la grâce d'une raie manta.
« Oh regardez les corbeaux ! » s'écrie Cathy Dagnaud avec une ingénuité détestable.
« Corvus corone » souligne Hadrien avec le doigt en l'air après avoir jeté un œil par la fenêtre.
Il maîtrise déjà la prononciation latine, avec les V en U et les U en OU. Je suis stupéfait d'une telle maîtrise alors que la rentrée est à peine à un mois derrière nous.
« De la famille des corvidés » précise t-il.
« Tututu… s'il vous plaît » dit Madame Crochet de sa petite voix sournoise.
Peu nous importe ses recommandations, aussi sommes-nous vite à bâbord pour admirer la merveille. Les filles ne peuvent réprimer des sirènes d'angoisse à la vue de ce voile emplumé venu obscurcir tout notre horizon.
« Eh mais n'importe quoi ! » fait Romain Lecour en éraillant sa voix.
Peut-être veut-il se donner un dehors de baroudeur, mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir plus longtemps : les oiseaux se rapprochent de plus en plus vite, nous entendons monter leurs corbinements.
Je me surprends à crier malgré moi.
« Éloignez-vous des fenêtres ! »
Et je reste planté au milieu de l'allée proche des fenêtres pour superviser la retraite. Madame Crochet est la première à atteindre le mur opposé, suivie de près par la fraction féminine de nos effectifs.
La nuit tombe sur la salle de classe. Le temps maussade de cette mi-octobre laisse encore suffisamment de lumière pour ne pas recourir aux néons, si bien que c'est le noir complet. Nos oreilles se fracassent en même temps que les vitres, puis il y a le bruit léger de dizaines de paires d'ailes qui se ruent sur la porte de la classe, nous coupant ainsi toute issue avant de fondre sur nous.
Les bris de verre ont épargné les réfugiés malgré l'appréhension que l'explosion produit dans les rangs. Pour ma part, je subis quelques égratignures aux mains en me protégeant ainsi que des éraflures sur mes habits. Ce sont surtout ces dégâts vestimentaires que je regrette. J'affectionne particulièrement ma chemise à carreaux que je porte ouverte sur un t-shirt, ainsi que mon jean usé aux genoux.
Pendant un instant c'est le chaos, le monde n'est que plumes, cris stridents d'oiseaux et de collégiens.
Je suis encore au milieu de l'allée, la nuée n'a fait que me passer dessus, me laissant spectateur d'un étrange phénomène. Les corneilles ont entièrement recouvert le reste de mes camarades ainsi que Madame Crochet. Seules des mains passent à la surface de cette masse noire. Ça ne dure pas plus de quelques secondes. A mes pieds, les premiers assaillants kamikazo-avicoles se tordent par dizaines dans d'ultimes douleurs baignées de sang et de rémiges. Dehors, d'autres corneilles voltigent.
Puis la masse informe se ramasse sur elle-même au fur et à mesure qu'elle se dégage des élèves, jusqu'à former un cercle tourbillonnant au milieu de la pièce. Chacun retient son souffle devant le prodige. Devant moi passe la boule immense faite de corneilles volant à toute vitesse dans des criaillements assourdissants. Je crois entendre parmi eux d'autres cris qui me troublent, comme des appels à l'aide.
La boule rétrécit pour franchir le cadre béant et dentelé d'une fenêtre. À l'extérieur, le reste de la bande attend de se joindre au mouvement. La boule grossit alors de ses nouveaux participants et s'élève jusqu'à sortir de notre champ de vision.
Mon attention se porte sur une autre fenêtre à laquelle j'ai tourné le dos pendant tout ce temps. Sur son rebord se tient une corneille sensiblement plus grande que les autres, si bien que je me demande s'il ne s'agit pas d'un corbeau. L'oiseau semble avoir observé toute la scène de là où il est, un peu comme moi, à la différence qu'il n'a pas été pris un moment dans la volée.
Il occupe encore un instant son poste, nous toisant de ses yeux noirs par des petits mouvements de tête. Son regard croise le mien et nous nous jaugeons. Pour ma part, je suis prêt à en découdre avec le volatile, ce qui, je le reconnais, n'est pas vraiment téméraire de ma part une fois ses congénères partis. Nous campons sur nos positions dans le silence revenu. Les corneilles à mes pieds ont fini d'expirer. Le gros volatile claque du bec à mon adresse, puis déploie ses ailes sans me lâcher du regard. Je ne cille pas non plus. Il prend enfin son envol et monte à la verticale le long du bâtiment.