1+1=3
mireillelefuret
1+1=3
7h30, le réveil sonne. Merde je suis toujours en vie.
Ce réveil matinal a un goût amer. A moins que cela ne vienne de la boite de Lexomil avalée la veille.
Tant pis, je me lève. Je serai en retard, je ne sais pas où est le dossier annuel de dépenses des établissements publics, j’ignore où se trouve ma cravate et cette foutue veste noire. Mon excuse ? La meilleure de toutes : qui prévoit de préparer ses affaires pour aller bosser la veille de sa mort ?
Le patron ne me croira jamais.
7h58 ; 8h02 ; 8h15. L’heure m’a toujours obsédé. Je regarde celle qui dirige ma vie depuis toujours. Les secondes qui défilent à travers son large écran m’hypnotisent. A quoi me sert-elle au juste ?
Les cliquetis du bracelet qui se détachent, les portes du tramway qui s’ouvrent sur la station de La comédie , le jet de ma Cartier « or et acier » à travers l’ouverture, la sonnerie des portes qui se referment, le visage scandalisé de la brune à côté de moi.
Fixe moi du regard tout le trajet si tu veux, tu n’existe pas pour moi.
Je marche frénétiquement vers la préfecture, je ne rajuste pas ma cravate, elle est grise de toute façon.
Je regarde quatre de mes collègues qui célèbrent leur café-clope-cancer du matin. Ils me saluent d’un sourire bienveillant, d’un « bonjour » tonique, d’une tape amicale sur l’épaule.
Qui sont ces gens ?!
Ils sont appuyés sur la vieille et majestueuse porte de l’entrée.
Lourde à pousser, son vernis s’écaille à de nombreux endroits, le bois est fatigué, creusé. Je suis cette porte, je la comprends mieux que quiconque.
Le regard de Mr Solignac, ses sourcils froncés, sa manière de vénérer l’horloge murale, sa façon de me signifier qu’il m’exerce par tous les pores de sa peau.
Déteste moi tant que tu veux, c’est la dernière fois que tu me vois.
Je passe le premier couloir, emprunte l’escalier en marbre aussi vite que mon pantalon à pince me le permet. Si je prenais l’ascenseur ce serait plus pratique, mais cela me forcerait à échanger des sourires bienveillants, des « bonjour »toniques et des tapes amicales sur l’épaule. Je monte, entrouvre la porte.
Regard à droite, à gauche. L’objectif ? Mon bureau au fond du couloir, je fonce.
Je marche d’un pas décidé. Je ne m’arrêterai pas.
Trop tard.
« Freeeeeed ».
Cette voix, mais cette voix. Faites la taire. Ma secrétaire, Rose, qui n’a de la rose que le nom, un timbre aigue, strident, et puis ce « Fred » c’est d’un mauvais goût.
Tout m’énerve chez elle, sa façon de ranger ses dossiers, sa manière de me passer quelqu’un au téléphone, de m’appeler en réunion, de laisser des post-it sur la glace de notre salle de bains, l’enfant qu’elle veut de moi.
Je m’appelle Fréderic, pas Fred.
Mes pieds qui accélèrent, mon regard glaçant d’indifférence, ses yeux humides, ma précipitation pour refermer mon bureau, ses cris derrière la porte.
Ne m’en veux pas mon amour, je fais ça pour toi.
Comme tous les jours, je devrais opérer la synthèse des informations politiques et économiques de Montpellier et servir d’exutoire à Mr Solignac qui s’exerce depuis 10 ans à agresser mes tympans. Mais ce n’est pas une journée normale.
Qui peut bien rêver d’être attaché de préfecture ? Certainement pas moi. Je voulais être écrivain, aussi loin que je m’en souvienne, mais je n’avais pas le « truc » pour que ça marche. Je n’écrivais que des moitiés d’histoires, l’autre moitié ne me venait jamais, et puis j’effaçais tout, pour ne plus voir mon échec.
J’entends des bruits de pas. Mocassins Fairmount, taille 44, velours marron. Ils s’écrasent sur le parquet, ils sont si laids qu’ils n’ont du être achetés que par une personne, mon supérieur.
Si je les connais aussi c’est que ça fait 10 ans que je les regarde au lieu de tenir tête à celui qui les porte. Pourquoi n’ai-je pas continué à écrire? J’ai laissé tombé ça, comme le reste. Tu as toujours fait les choses à moitié Frédéric.
Comme à son habitude, il ne tape pas, il arrache pratiquement les gonds de la porte qui rebondit sur le mur, creusant un peu plus son sillon habituel. Il crie. Je suis noyé dans mes pensées, je n’entends que des bribes de ce qu’il vocifère:
« …Numéro 45B…formulaire…retard…vous foutez quoi…idiot pareil.. »
Mes mains qui balaient mon bureau, les dossiers qui recouvrent le sol, mon regard vide fixant la porte, mes pieds déjà hors de la préfecture.
Ca doit être ça la liberté, être chômeur à 40 ans.
Comme un somnambule, je rentre chez moi. Je ne paye pas le tramway, je suis au chômage. Une femme qui monte en même temps que moi avec son enfant me sermonne pour cet acte. Je ne l’entends pas, les mots qu’elle prononce ne traversent pas la nébuleuse dans laquelle je suis enfermé. Deux arrêts. Arrêt Jacques Cartier.
Je suis au pied de mon immeuble, rue des Albatros. Je n’aurais pu habiter ailleurs sinon là, je suis aussi maladroit et laid que celui de Baudelaire.
Dans l’entrée, l’escalier de bois craquèle sous chacun de mes pas, menaçant de s’écrouler d’une minute à l’autre. C’est bien le bois, ça prend vite.
La voisine, en véritable concierge, s’étonne de me voir à cette heure ci, « Pourquoi vous n’êtes pas au travail ?...Vous avez vu votre tête…Et Rose ?...On ne la voit plus ».
Je hoche la tête. Son Yorkshire Terrier aboie, gémit et gratte derrière sa porte. En l’entendant, elle me regarde, mélange de fierté et d’arrogance. J’espère qu’ils finiront comme l’escalier.
Je pousse la porte. J’hésite à regarder. Les traces de la veille maculent chaque parcelle de mon appartement.
Deux bouteilles vides de Mouton-Rothschild de 1971, mon année de naissance, jonchent le sol au milieu de restes de cigarettes, écrasées à même le tapis.
Je n’aime pas le vin rouge, je ne fume pas.
Le rideau du salon est en partie arraché, la tringle du rideau fendue en deux, le cadre de mon faux Klimt a explosé en mille morceaux sur le sol, la toile à un trou en son milieu, la marque de mon poing.
Mais qui suis-je ?
Pour ne pas voir d’avantage du massacre, je me tourne vers mon répondeur qui m’appelle en clignotant. 10 messages. Je le déclenche sans vraiment écouter, je rassemble des affaires dans mon vieux sac de sport.
C’est la voix de ma mère.
«…Excuse moi… Ne pense plus à lui… Rappelle moi…»
Je cherche un briquet. J’ai bien du les allumer avec quelque chose ces clopes.
« Ecoute Frédéric…il fallait que je te le dise…à 40 ans…tu devais savoir »
Les allumettes de la gazinière feront l’affaire.
« Ton frère jumeau…Paul…il n’est pas la cause de ton malheur … »
Je cherche la clé du bar que Rose a caché. Je ne suis plus le même quand je bois.
« Ne cherche pas à le retrouver…ce n’est pas la solution… »
Sous le tapis, évidemment. Une gorgée de Blanton’s pour moi, le reste pour lui.
« Rappelle…ne fais pas de bêtise… »
Je les efface tous. D’un geste de la main, le répondeur est au sol.
L’allumette qui craque, la première flamme qui jaillit du tapis, le rideau qui brûle, le brasier qui se reflète dans mes pupilles, un sourire sur mon visage.
Brûle, détruis ce que j’étais, et n’oublie pas l’escalier en bois.
Dehors, sur le trottoir, je regarde une dernière fois vers la fenêtre de ce qui fut mon appartement. De la fumée noire s’en échappe. Je respire mieux, mais ça n’est pas suffisant. Il y a toujours un poids sur mes poumons qui m’empêche d’inspirer pleinement et j’ai besoin d’air.
Comme un automate, je regagne à présent la gare. Je vérifie une fois, deux fois, trois fois, le numéro de mon train sur mon billet. Celui là, je n’ai pas le droit de le rater.
Numéro 5679, 14h57 Mantes la Jolie
Voiture 11, place isolée 34
Je dois être dans les temps. Mon vieux sac de sport et moi nous nous pressons dans le froid. J’entends au loin la sirène des pompiers. De plus en plus lointaine.
Je marche sous la fine pluie qui vient de se former.
Je dois avoir une expression étrange sur le visage, les gens me regardent comme si j’étais fou.
J’ai envie de crier. Mais je n’ai pas crié depuis longtemps.
Les ombres courent, se précipitent, un train va partir, je cours dans la même direction qu’elles. C’est le mien, la place 34 est à moi, poussez vous !
Le train démarre avec le bruit du contrôleur de quai, les enfants commencent machinalement à hurler et pleurer, comme une réaction nécessaire, biologique.
Les paysages qui défilent me donnent la nausée. Je m’endors quelques heures, et me réveille le visage desséché par la ventilation.
Combien de temps ai-je dormi ? Suffisamment longtemps pour que deux gamins me fixent avec insistance. Ils me sourient. Je m’en fous.
Mon sac ? Où est mon sac ? Je me lève brusquement devant le regard des deux frères apeurés, j’ai parlé tout haut. Je l’ai, il ne quittera plus mes genoux, je vais le serrer très fort.
Nous traversons une petite gare désaffectée.
C’est le moment. J’ouvre doucement la fermeture éclair du sac, elle coince. Je plonge timidement la main dans l’entrebaillement. Il devrait être là, dans la double poche. Ca y est, je le tiens. La reliure du carnet est déchirée par endroit, la couverture est d’un bleu layette ridicule, mais c’est ma vie qu’il y a à l’intérieur.
Chaque page que je tourne est un souvenir qui m’éclate à la figure, se jette sur mon visage pour m’embuer la vue. Ses années passées à me sentir seul, à me sentir vide. Ces réactions que je ne maitrise pas, ces envies qui surviennent n’importe où, n’importe quand, mes sautes d’humeur incontrôlables, ce que je fais et ce dont je ne me rappelle plus.
Quand ai-je été heureux ? Jamais. Le temps est gâché.
A la dernière page, cette photo de Noel jaunit, où toute la famille pose devant le sapin, le sourire aux lèvres, les pulls d ‘époque, les cadeaux en arrière plan, recouvert d’aiguilles. Du haut de mes 15 ans, je ne souris pas, je ne regarde même pas l’objectif, je suis en train de rêver. J’essaie de m’échapper, dans un coin de ma tête. Je m’échappe toujours, dans ce coin, il s’est juste agrandit avec le temps.
Dans mon rêve, j’ai une autre vie, un autre métier, une autre femme, et je suis heureux. Dans ma vie, je me nourrie de mon mal-être. Chaque jour qui passe m’enfonce un peu plus dans la tristesse, la folie.
Rose a raison, je suis fou.
Les enfants qui arrêtent de brailler, les gens qui s’agitent, les valisent qui s’entrechoquent, le sifflement du contrôleur de quai, le panneau Mantes la Jolie.
Ne panique pas Frédéric, ton voyage est bientôt finit.
A travers la cohue des retrouvailles et des départs, je cherche la correspondance des bus. Vetheuil, Vetheuil. Te voilà. La file d’attente du troisième âge. Les vieux de Vetheuil.
Habiter là bas doit avoir un charme, sinon Paul n’y serait jamais allé.
Nous allons nous retrouver, ma moitié et moi, celle qui me rendra heureux. J’arrive mon frère.
Il fait déjà nuit, le froid qui filtre à travers les fenêtres me raidit le cou.
Je suis le seul passager du bus à être éveillé, je serai le premier à en descendre. Mes compagnons de fortune vont là où ils ont décider d’achever tranquillement leur vie, moi, je vais chercher le début de la mienne.
Tout est paisible, il y a peu d’éclairage, les rues sont désertes, je me sens bien. J’avance machinalement dans ses rues. Je tourne à l’angle de la pharmacie, puis devant la boulangerie. J’ai l’impression de connaître cet endroit, pourtant je n’y suis jamais allé.
Je m’arrête, je ne peux plus respirer, mon cœur bat si fort, il essai de sortir de ma poitrine pour me dissuader d’avancer. Ne me lâche pas, pas maintenant. Je suffoque, respire un grand coup, c’est là.
« L’insouciance ».
Je pousse la porte du bar, il n’y a quasiment plus personne, la décoration est sommaire mais chaleureuse comme dans ses endroits où on aurait aimé vivre.
Le patron me sourit largement, je grimace maladroitement.
Je commande une pression, peut importe la marque, je ne vais pas la boire.
Je regarde dans la glace, Paul est là, à l’autre bout du comptoir. Il me ressemble encore plus que ce que je n’aurais osé imaginer.
Je le fixe, je pourrais le détailler pendant des heures dans le silence le plus total, ma main crispée sur la pression.
Il n’est pas beau à voir mon héros. Il est avachit, le bras droit accroché à une bouteille de mousseux qu’il a surement bu tout seul.
Il faut que je m’avance. Je glisse le long du comptoir pour arriver à sa hauteur.
Mon pouls bats dans mes tempes, mon cœur est dans mon front.
Ses yeux se lèvent vers moi, verts, comme les miens.
Maladroitement il essai de me sourire, reste figé sur mon visage.
Sa main se lève, fait tomber la bouteille, me touche le visage. « Que fais-tu là ? » bafouille-t-il.
Sa question me brise autant qu’elle me réjouît.
Il se regarde dans la glace embuée, se retourne à nouveau vers moi. J’ai l’air d’un fantôme.
En essayant d’étouffer l’émotion de ma voix, je lui raconte tout.
Mon enfance chaotique, cette sensation d’être vide.
Les paroles de ma mère la veille, sa décision de tout me révéler.
Vous êtes mon jumeau. A la naissance, nous étions deux. Ma mère ne pouvait en avoir qu’un. Pourquoi, je n’ai pas voulu savoir, mais c’est moi qu’elle a choisit.
« Et pas vous, Paul ».
Et puis je m’emporte, je ne contrôle plus rien. Je suis intarissable. Ma joie de le trouver, ma nouvelle vie qui commence, un bonheur enfin permis, un mot à mettre sur ma folie.
Plus mon euphorique grandit, plus le visage de mon double se fige, son regard devient plus sombre, plus triste. Je recule. Nous nous regardons 1 seconde qui paraît une vie entière.
Je demande, « Pourquoi êtes-vous dans cet état ? Ne m’avez-vous jamais cherché ? Tu n’es pas heureux ?
Lentement, il sort de sa poche une petite photo jaunit, une photo de famille devant un arbre de Noêl.
Tout le monde sourit dans des vieux pulls d’époque, les cadeaux en arrière plan, recouvert d’aiguilles. Deux enfants font tâche sur le tableau. Ils rêvent. Ces deux enfants se ressemblent, ils me ressemblent parfaitement. Comment peut-il avoir une photo de nous d’eux. Depuis quand savait-il ?!
D’un geste maladroit, il retourne la photo.
Au dos on peut y lire deux prénoms « Joyeux Nöel, Paul et Benjamin ».
Je ne suis pas Benjamin.
Mes yeux sortis de leur orbite par la stupéfaction le fixent, incrédules, en attente de sa réponse.
Il dégage lentement la mousse du devant de sa lèvre inférieure et articule :
« Benjamin était mon frère, ton frère.» murmure t-il.
Ses mots raisonnent dans ma tête. Foutue écho.
Sa bouche sèche qui se referme, sa main crispée sur la photo, une larme qui coule sur sa joue, le bonheur envolé, mon cœur qui cesse de battre.
Dans la course au bonheur, nous n’étions pas deux mais trois.
« Fréquemment, il revient dans l’encyclopédie une formule, sous forme de métaphore. 1+1=3 : l'union de deux êtres est plus puissante que leur simple somme. Deux choses seront toujours plus fortes associées que dissociées. »
beau texte, bien écrit et chute finale excellente,bravo
· Il y a plus de 12 ans ·franek
merci Mireille !
· Il y a plus de 12 ans ·malusyle
Merci beaucoup, en espérant vous contentez dans mes prochains textes, merci encore.
· Il y a plus de 12 ans ·J'aime l'encre, surtout quand elle salit les doigts.
mireillelefuret