Récession, épisode 1

Alexandra Bitouzet

J'ai trouvé vendredi, vers midi, midi et quart, dans le gazon, un billet de 10 balles. 10 euros en vérité, mais 10 balles, ça me rappelle le temps où on avait de l'argent. Et même si pas forcément, le temps où on pouvait croire qu'on en avait. Là. Maintenant. Le doute n'est plus permis. Mais c'est un autre sujet.

Donc, ce beau billet fraîchement imprimé, que j'ai pris de trop loin pour un bifton de 50 et qui, l'espace d'un instant a fait s'emballer mon cœur, heureuse puis déçue, je l'ai glissé dans ma fouille. C'est le nouveau tirage, il ressemble, comme les autres, à de la fausse monnaie.

Mais comme c'est de la vraie, j'ai commencé à me demander ce que j'allais me payer avec ce beau billet de 10 balles ! Suffisait pas de payer le pain, les clopes et 3 carambars. Surtout qu'y a 15 jours, j'ai laissé un chicot sur le bonbec en question et le devis de 450 balles a séché mon livret A. Donc, le pain, les clopes, ça fait 8,50. Reste 1,50. A la boulangerie, le gland est à 2,80. L'éclair, 2,50. Qu'est-ce que je pourrais bien m'offrir avec la monnaie ? C'est compliqué de dépenser du fric tombé du ciel, imagine un peu si ça avait été 50 balles ! Imagine un peu comme je me serais arrachée les cheveux ! Heureusement pour moi, c'est que 10 balles ! Alors 10 balles, c'est quoi ?

Grosso modo, ce que je gagne en 1 heure. Et là ! Paf ! Bingo ! Youpi ! Eureka ! Comme tu veux ! Samedi très tôt, j'étais dans ma petite auto et je grommelais toute seule et pendant ce temps, quelqu'un chantait dans le poste et ça braillait plus que ça ne brillait. Comme c'était assez fort, le son, je répétais « d'jà qu'j'bosse le samedi et qu'ça m'fait chier ! » en passant devant les volets fermés des fainéants et des assistés. Je voulais klaxonner, bah oui, bosser le wikend, c'est de la maltraitance !

POUET POUET !

TUT TUT !

Mais je me suis retenue, j'ai pensé qu'y avait p't'être des vieux ou des bébés qui pionçaient. A la place, je me suis grillée un clope, carreaux grands zouverts et la fumée je la crachais dangereusement par la fente. Bordel ce qu'elle est bonne la première cigarette ! Dans la matinée, j'ai décidé d'aller toucher 2 mots à mon boss. Dans le couloir qui mène à son bureau, au fur et à mesure que je posais mes pieds pour avancer, le couloir est grand, faut bien faire 50 pas, j'ai commencé à ressentir de la peur. De la peur. BOUM BOUM s'est mis à faire mon cœur.

TOC TOC

J'entre et je lui explique que j'ai trouvé hier, vers midi, midi et quart, dans le gazon, un billet de 10 balles. Que ça me rappelle le temps où on avait de l'argent. Et même si pas forcément, le temps où on pouvait croire qu'on en avait. Mais que là. Maintenant. Le doute n'est plus permis. Il n'a pas trop le temps de papoter, il veut savoir rapidement ce que je veux. Faut le comprendre, c'est le patron !

Je lui dis que ce serait vraiment chouette si je pouvais, avec ce billet, me payer une heure de temps libre. Que ça restera entre nous. Je lui file les 10 balles et une heure plus tôt, je me tire ! Dis comme ça, je vois pas le problème ! Lui, si. Il peut pas il a rendez-vous il doit partir tôt bla bla bla je sais pas quoi j'écoute déjà plus.

Je repars, un peu triste, j'avais rien prévu, pas de rencard, non, juste une heure pour ma gueule à regarder assise côté conducteur, les gouttes de pluie faire la course sur le carreau. J'aurais écouté 4 morceaux de musique. Lu quelques pages. Tricoté 3 rangs. Et après ça, je serais rentrée. J'aurais rien dit à personne mais j'aurais eu 1 heure, juste 1 heure pour ma gueule.

A 16 heures, comme c'était l'heure, j'ai fermé le bureau. Il était déjà parti, il avait rendez-vous et j'étais seule. Je suis montée dans ma voiture, il ne pleuvait plus. J'ai mis le contact, j'ai ouvert le carreau et par la fente, en roulant, j'ai laissé le beau billet s'envoler. Ce n'était ni beau ni triste à regarder, une heure de liberté qui s'envole.


(A la maison, les enfants m'attendaient, ils avaient préparé un jeu de société. Hôtel deluxe, ça s'appelle. Ils s'impatientaient. Avec la fausse monnaie, je les ai plumés. J'ai tout acheté, les cocotiers, les tours chinoises, les igloos. Tout. Ils étaient dégoutés ! La partie a duré 1 heure. Ça m'a fait penser à quelque chose mais je ne voulais plus y penser. Je leur ai dit de tout ranger et je suis sortie fumer un clope. Fallait que je me magne un peu, le dîner allait pas se préparer tout seul !)

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