13 stairs
chevalier-neon
-Dimanche 8 mai, un corps a été retrouvé au sommet des premiers escaliers d'un local désaffecté derrière les quartiers de prostitutions à Kabuki-chô. C'était le huitième en deux mois.
-Mercredi 11 mai, un homme âgé d'une quarantaine d'années est venu se dénoncer lui-même au commissariat de Police le plus proche du Love Hotel ******* de Shibuya, où il avait l'habitude d'arranger la plupart des rendez-vous de ses clients. Ayant été condamné à une peine de douze ans de prison, il s'est donné la mort en s'étouffant avec son sang après s'être mordu la langue.
-Combien il y en a ?
-Ce manège dure depuis deux ans. Si l'on s'en tient aux médias, il y a déjà eu plus d'une trentaine de victimes. Tous les cas ne sont pas divulgués. D'après ce que je sais, il se trouverait qu'il traite plusieurs cas à la fois.
-Cette personne ? L'on sait qui elle est ?
-Tu as besoin de connaître son identité ?
-Attends, il est génial, non ? Je veux dire, il arrive toujours à les avoir. Il est une légende aussi bien dans le milieu de la Police que celui des Yakuzas, bien que personne ne sache rien de lui. On ignore même si c'est un homme ou une femme. En quelque sorte, il est un escroc. Un escroc de génie.
-Tu l'admires ?
-Ce n'est pas ça, mais…
-Tu perds ton temps à vouloir savoir. Les vrais héros n'ont pas de nom.
-Je vous en supplie ! Mon maître, mon Dieu, acceptez ! Laissez-moi être votre jouet, votre esclave, je ferai tout pour vous, je vous en prie, ne serait-ce qu'une fois !
Un rire glacial retentit dans la pénombre. Un rire qui soufflait sur les murs moisis comme le vent tranchant de l'hiver pénétrant à travers les fenêtres fissurées. Dans un pas traînant, le rire s'approcha peu à peu et vint chatouiller l'oreille de l'homme. Un frisson le parcourut et dressa sur son échine des frissons comme les brailles du désir mêlé d'angoisse.
-Tu tiens à moi tant que cela ?
Seule la lumière des étoiles et du halo de la Pleine Lune éclairait l'endroit. Piteusement incliné, l'homme leva la tête et essaya de distinguer le visage qui lui faisait face, tournant le dos à la vitre par laquelle passait la lueur. Un sourire macabre semblait déformer ses traits figés comme un masque de Kabuki évoquant le machiavélisme.
-Je voudrais la preuve de ta dévotion.
-Tout ce que vous voudrez, maître ! clama l'homme avec ferveur en s'agrippant fougueusement au col de son interlocuteur.
Ce dernier lâcha un râle de dégoût et se dégagea de son emprise comme il l'eût fait de la peste.
-Fais Dogeza.
-Maître ?
-Tu ne m'as pas compris ? susurra l'homme d'une voix doucereusement menaçante. Mets-toi à genoux, front contre terre. Peut-être accepterai-je de combler tes désirs après cela.
Il y eut un instant de silence durant lequel la tension était palpable. L'homme faisait bien une tête de plus que son interlocuteur. Et pourtant, confronté à ce dernier il ne pouvait que s'incliner. C'était ce qu'obligeait à faire son aura et son charisme qui semblaient avoir l'omnipotence de terrasser quiconque se mettrait en travers de son chemin.
Mais l'homme ne s'y sentait pas seulement obligé. Il avait envie de lui obéir.
Parce que ce charisme était un sortilège destiné à faire tourner la tête des hommes pour la remettre à la "bonne place".
C'est pourquoi d'un mouvement infiniment lent et contrôlé, comme si chacun de ces gestes eût été sacré, il s'abaissa, s'agenouilla et posa ses paumes et son front à plat contre le sol.
-Je vous en supplie ! Maître ! Laissez-moi être votre esclave !
Il y eut un cliquetis. Un cliquetis infime qui résonna dans la pièce vide comme s'il s'eût été agi d'une détonation. L'homme agenouillé releva craintivement la tête.
La silhouette noire se tenait devant lui, fière et dominante.
Et puis, le bruit de quelque chose que l'on fait tourner. Quelque chose de métallique.
-Nous allons jouer à un jeu.
-Cela se passe toujours au même endroit ?
-Ceux qui ne se dénoncent pas à la Police, c'est-à-dire ceux qui finissent à l'état de cadavre, sont retrouvés toujours ici. Est-ce que c'est dans ce local que cela se passe ? Ou bien est-ce qu'il dépose toujours les corps là-bas ?
-Dis, dis, il y a quelque chose que je ne comprends pas.
-Qu'est-ce donc ?
-Si l'on sait que c'est là-bas… Pourquoi est-ce que cette mystérieuse personne n'a jamais été attrapée ?
-Tu me demandes pourquoi ?
-Je ne vois pas ce qui te fait rire. C'est étonnant, non ?
-Je vais te dire la réponse, mon pauvre. Si personne ne l'a attrapé, ce n'est pas seulement parce qu'il est bien trop malin. C'est aussi parce que jamais personne n'a désiré l'arrêter. Tu ne comprends pas ?
Le monde criminel a peur de lui. Les gens honnêtes ont besoin de lui.
-Un jeu ?
À nouveau le rire glacial retentit pour se transformer en un souffle de jubilation encore plus froid.
La main de la silhouette s'avança vers le visage de l'homme, et son doigt en dessina les contours sans le frôler une seule fois.
-Ce jeu s'appelle… 13 stairs.
-"Le jeu des 13 marches".
-Comment est-ce que tu sais ça, toi ?
-Qui sait ? Tu ne penses pas que ce pourrait être moi, celui dont tout le monde parle comme tantôt comme un héros, tantôt comme un monstre, tantôt comme un Messie ?
-Toi ? Atsuaki, ne me fais pas rire… Tu n'as même pas été fichu de suivre la trace de ton père. Ah, ton père… il était un si grand policier.
-Un coureur de jupons.
-Ne prends pas cet air excédé.
-Ne me compare pas à ce dépravé.
-Pour en revenir au jeu… en quoi est-ce que ça consiste ?
-Tu veux que je te le dise, Uke ?
-Ton sourire me fait peur.
-Ce jeu… il est fait pour servir la justice.
Lorsque l'homme se vit mettre l'objet dans sa main, il comprit quel était ce cliquetis métallique.
Celui d'un barillet.
-Un pistolet ?
-Tu en auras besoin, pour le jeu.
Ce visage qui tournait le dos à l'infime lumière de la nuit, ce visage plongé dans le noir, l'homme pouvait quand même y voir le sourire triomphant s'y étaler. Il le sentait comme il sentait la chair d'un corps collé à lui durant un ébat passionné. Ce sourire-là, invisible et pourtant palpable, ne faisait que renforcer sa fascination.
-Tout ce que vous voudrez, maître.
-Bon chien.
Cette fois, sa main frôla à peine son visage et, tournant brusquement le dos à l'homme, la silhouette raidie gravit un à un, en s'arrêtant plusieurs secondes à chaque marche comme pour y graver son empreinte, l'escalier qui lui faisait face et en haut duquel se trouvait un fauteuil comme s'il avait été placé là expressément pour lui. Un fauteuil dont l'apparence luxueuse et bien entretenue discordait totalement avec le caractère insalubre du lieu. Lorsqu'il arriva devant la fenêtre, il s'assit calmement, et tout l'éclat de sa souveraineté se répercuta jusque dans les yeux adorateurs de l'homme.
-J'ai confiance en ta sincérité, en ton amour et ta dévotion. C'est pourquoi je ne doute nullement que tu feras exactement ce que je te dis. N'est-ce pas ?
-Maître, pour vous servir, je vendrais mon âme au Diable.
Un ricanement ironique s'échappa d'entre les lèvres de la silhouette. À moins que cela ne fût totalement délibéré. Comme s'il avait voulu lui signaler qu'au Diable son âme était d'ores et déjà vendue.
L'homme vit sa tête de profil tournée vers la droite durant un moment, un sourire ombreux figé sur son visage comme un immuable portrait de la mort. Puis lentement son visage se tourna à nouveau vers lui. Pur et anonyme.
-C'est simple, dit-il d'un ton monotone en détachant chaque syllabe. Tout ce que tu as à faire, c'est de gravir cet escalier pour venir me rejoindre.
Le vent glacé qui soufflait sur les murs siffla, strident. Emportant avec lui les nuages qui vinrent recouvrir la Lune et, l'espace d'un instant, plongea le lieu dans le noir le plus total.
-Il y a des petites règles, toutefois.
-C'est parce qu'il sert évidemment la justice que nul ne l'a arrêté, pas vrai ?
-Uke, tu sais ce que je pense ?
-Tu vas me le dire.
-Je pense que si quelqu'un avait la folle idée en tête de l'arrêter, alors il subirait le même sort que les autres.
-Je suis heureux que tu le penses, Atsuaki ! Cette personne… rien ne peut l'arrêter, pas vrai ?
-Ne mets pas trop de ferveur quand tu t'exprimes.
-Pourquoi ?
-Parce qu'à trop l'admirer… tu pourrais toi aussi tomber dans son piège.
-Ah… je serais en danger si jamais…
-Je plaisantais, bien sûr ! Parce que toi, tu n'es pas un criminel, Uke.
-Comme tu peux le constater, cet escalier comporte treize marches.
-Oui, Maître.
-Comme tu ne peux pas le voir, le barillet de ce pistolet contient une balle sur deux. C'est-à-dire qu'il en contient au total trois.
-Oui, Maître.
Une étrange détermination se faisait sentir dans la voix de l'homme. Plus les choses prenaient une tournure inquiétante, plus la dévotion quasi sacro-sainte envers son interlocuteur s'accroissait.
-C'est simple, a fait la voix gutturale de la silhouette qui parvint à l'homme comme un lointain écho. Tout ce que tu as à faire, c'est de gravir ces treize marches en pointant le canon du pistolet sur ta tempe. Même quelqu'un comme toi est capable de faire ça, non ?
L'homme s'inclina et joignit des mains tremblantes en un geste d'adoration.
-Je n'en comprends pas très bien le sens, Maître. Mais si c'est ce que vous voulez, je vais le faire.
Et sans plus attendre il posa son pied sur la première marche, le canon pointé sur sa tempe.
-Attends !
La voix se répercuta contre les murs et plana dans la pièce comme un relent de haine fluctuant sa menace.
-Tu le pensais vraiment ? Que je t'accepterais uniquement parce que tu gravirais bêtement un escalier de treize marches ?
-Maître, mais vous m'avez dit que…
-Le jeu… n'est pas que cela.
-Lis ça, Uke.
-C'est encore à propos du "Messie", n'est-ce pas ?
-Le samedi 14 mai, le commissariat, le même que celui dont ils parlaient dans les nouvelles précédentes, s'est vu offrir un criminel venu lui-même se dénoncer de tous ses crimes.
-Au moins, celui-là, il n'est pas mort.
-Ce n'est peut-être qu'une question de temps. Près de la moitié se suicident dans les jours qui suivent leur arrestation.
-Dis, Atsuaki…
-Qu'est-ce que tu veux ?
-Ces criminels… ce sont toujours les mêmes, non ? Je veux dire, il s'agit toujours de la même forme de crime… Tu penses que cette personne éprouve une haine particulière envers ces gens ?
-Tu appelles ça des gens, toi ?
-Pardon ?
-Eh bien, moi j'appelle cela des ordures. Purement et simplement.
-Tu as raison, Atsuaki, mais pourquoi est-ce qu'il choisit toujours…
-Uke, tu es agaçant parfois, tu sais.
-Qu'est-ce que j'ai dit ?
-C'est que, tu ne poses pas les bonnes questions, vois-tu. La semaine dernière, tu as fini par nous éloigner du sujet tandis que nous l'évoquions… Maintenant qu'un nouveau criminel a été arrêté, tu ne veux pas savoir en quoi consiste ce jeu ?
-..."13 stairs" ?
-C'est étrange. Un instant plus tôt à peine tu étais là, tout émoustillé à jurer ton adoration et ta sujétion. Il m'est, je l'avoue, quelque peu décevant de te voir hésiter ainsi. Ne serais-tu pas si amoureux de moi comme tu le dis ?
-Ce n'est pas ça, maître ! Seulement…
-Il y a un problème avec les règles du jeu ?
Le ton était calme, lisse et mielleux. Si mielleux qu'il était facile de s'y enliser pour ne plus s'en dépêtrer. Dans l'obscurité, le visage de l'homme blêmit.
-Non, maître. Il n'y a aucun problème. Je vais gravir les treize marches tel que la règle le décrit.
-Je suis fier de toi.
-Il promet à sa victime criminelle de faire d'elle son jouet. Purement et simplement.
-Comment peuvent-ils avoir envie de cela ? Ils devraient fuir, non ?
-Mais devenir son esclave, c'est exactement ce qu'ils souhaitent ! Car en lui promettant la plus humble et totale des servitudes, ils se voient accorder le privilège grandiose de rester pour toujours à ses côtés !
-Alors, il les manipule ?
-Du début. Jusqu'à la fin. Il les soudoie et fait de ces monstres bestiaux et sans cœur les plus dociles des marionnettes.
-Mais, ils le savent, non ? Ils savent qu'une fois arrivés à la treizième et dernière marche, ils ont une chance sur deux de mourir.
-Ils le savent. Et c'est parce qu'ils risquent leurs vies qu'ils sont fiers et désireux de montrer à quel point ils sont dévoués à leur maître. Mais ça, ce n'est que la fin, Uke. Avant la treizième marche, il y a les douze premières…
Quand ses pieds furent tous les deux posés sur la première marche, il a dégluti. Le canon sagement pointé sur sa tempe, il a levé la tête vers la silhouette noire se découpant avec netteté par-devers le halo du premier quartier de Lune. Et le visage indistinct le dévisageait, paisible et glorieux. De tout son être installé sur le trône émanait cette aura éternelle de grandeur et d'invincibilité. Cette aura qui conférait à la fois crainte, respect et admiration. Une aura de puissance qui eût pu apporter un sentiment de sécurité si elle n'était teintée de ce je-ne-sais-quoi de menaçant.
-J'attends.
C'était dit simplement, avec une élocution claire et distincte qui se découpait dans l'atmosphère aussi finement que la silhouette.
L'homme a dégluti. Le cœur battant dans sa poitrine, les veines battant dans sa tempe embrassée par le canon, il a entrouvert les lèvres d'où s'est échappé un son rauque.
-J'ai… dérobé… cent millions de yens pour m'acheter une résidence à Hawaii.
Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel. À la place de cela, une lueur vive et furtive passa dans les yeux de la silhouette. Une lueur qui, après qu'elle eût disparu, fut enluminée d'un sourire macabre.
-Deuxième marche.
-Quel est l'intérêt vraiment pour lui de faire ça ? Tu penses qu'il cherche à les humilier ?
-Les humilier ? Je ne crois pas. Ce genre d'homme est incapable de ressentir la moindre honte ou le moindre remords, il est donc inutile de les rabaisser. De plus, "lui" sait qu'il n'a pas besoin de faire une chose pareille. Ces hommes-là se sont humiliés eux-mêmes simplement en vivant.
-Alors, qu'est-ce qu'il veut ?
-Peut-être veut-il seulement qu'ils reconnaissent la vérité. Qu'ils la lui avouent, à lui, mais aussi face à Dieu afin que la vérité soit dévoilée et que toute justice puisse être reconnue. Il se sert des aveux de ses victimes comme preuve de leur culpabilité et ainsi, il peut leur faire du chantage.
-C'est pour cette raison que -je parle de ceux qui ne meurent pas à la fin du jeu bien sûr- ils finissent tous par se dénoncer au commissariat ?
-Ils n'ont pas le choix.
-Mais dis, Atsuaki…
-Je sens encore une question venir.
-Le pistolet… Il n'a pas peur qu'ils s'en servent contre lui ?
-Ils ne le peuvent pas.
-Pour quelle raison ?
-Parce que le pouvoir du Messie est si immense que, du saint au pire des criminels, personne ne voudrait le trahir.
-Ce n'est que de la peur. Il use de sa toute-puissance.
-Ils ont peur, Uke. Ils ont juste peur de n'être pas aimés de lui. Parce que lui, c'est ce qu'ils aiment plus que tout.
-Lorsque j'étais adolescent… ma sœur a été violée par l'un de mes amis. À cette époque, bien que j'étais au courant de sa totale culpabilité, je l'ai défendu, lui, et ai dénigré ma propre sœur.
-Shame on you !
Honte à toi.
Le Souverain se leva brusquement de son trône. Des pieds à la tête il vibrait d'une rage incommensurable. À tout instant l'homme pétrifié sur la deuxième marche s'attendait à sentir la foudre divine s'abattre sur lui. Mais rien ne vint. Dans un rire sardonique, le Souverain se rassit sur son trône, armé de ce calme angoissant.
-Troisième marche.
-Au fait, je me demande comment il s'y prend pour les soudoyer.
-Tu ne devines pas ?
-Comment je le pourrais ?
-Bien. J'ai ma petite hypothèse là-dessus. Selon toi… qu'est-ce que recherchent ces hommes-là ?
-…Mis à part l'argent, je ne vois pas vraiment ce qui les intéresse.
-C'est vrai. Mais par quel biais gagnent-ils de l'argent ? Tu le sais, non ?
-Par le biais de… enfin, d'autres personnes.
-Ces hommes ont tous un point commun. Ils proviennent du même milieu, pratiquent le même "commerce" illégal et criminel. Parce que ces hommes-là se servent des hommes autant que des femmes pour se remplir les poches, alors lui, le Messie, se présente à eux en tant que l'un de ces hommes et femmes.
-Tu veux dire qu'il se fait passer pour un…
-Prostitué.
-Celui qui me croyait être son meilleur ami a été accusé de meurtre prémédité et condamné à mort. Il aurait assassiné deux gendarmes qui l'auraient blâmé un jour où il aurait été surpris en train de vendre de la drogue avant qu'il ne s'enfuie. Mais celui qui avait fait ça…c'était moi. J'ai vendu de la drogue et pour me venger de ces gendarmes qui m'avaient fait la misère, je les ai tués des semaines plus tard. Et j'ai tout mis en œuvre pour faire accuser mon meilleur ami.
La tension était palpable. Sur le trône et sur la troisième marche, les deux corps respectifs sentaient leurs nerfs se tendre. Comme une corde raide sur le point de lâcher.
-Quatrième marche.
-Et du statut de maîtres, ils passent à celui d'esclaves.
-Atsuaki !
-Qui te permet de hurler de cette manière, Uke ? Tu ne voix pas que nous sommes dans un café ? Quelle poisse que de te fréquenter…
-Je suis désolé, mais… Tu ne comprends pas. Le Messie, je veux le rencontrer.
-Et pourquoi ?
-Il est le Sauveur ! Le Justicier ! Le Défenseur des Innocents !
-Mais les criminels, il les tue. Pour certains du moins.
-Il ne les tue pas à proprement parler. Il ne se salirait jamais les mains de leur sang souillé ! Non, s'ils meurent, c'est parce qu'ils perdent le jeu tout simplement. N'est-ce pas ?
-Mais il sait qu'ils ont une chance sur deux de mourir. Sans compter ceux qui se suicident après s'être vendus à la Police.
-Qu'est-ce que cela fait qu'ils meurent ? Ils meurent pour le bien de la société. Car eux morts, cela signifie la délivrance de beaucoup d'innocents.
-Je me demande si ce n'est pas toi, le Messie. Je suis certain que vous avez la même manière de penser.
-Atsuaki ! Sois sérieux !
-Bien sûr, toi, tu n'es pas assez intelligent.
Le silence était tel que l'on entendait les dents se crisser et les cœur battre. De la sueur froide perla le long de la nuque de l'homme. Il lui semblait que le cri que venait de pousser le Souverain retentissait encore. Chancelant, il a monté sur la septième marche. Le canon qu'il pointait à sa tempe était secoué de tremblements nerveux. Ses propres tremblements.
-J'ai falsifié des papiers d'identité et… vendu à la mafia chinoise… trois garçons… qui n'avaient en réalité que de quatorze à seize ans.
-Rotten seller.
Vendeur pourri.
Sa voix était plus glacée que le vent d'hiver qui soufflait et sifflait dehors à en déraciner les arbres. Elle était plus dangereuse que le canon pointé sur sa tempe.
Les yeux exorbités pourtant, le supplicié a gravi une nouvelle marche. Et se rapprocha un peu plus de sa quête ultime. Elle qui jubilait en silence.
-Bientôt tu obtiendras la Rédemption.
-C'est à cause de moi que tu dis cela, n'est-ce pas Uke ?
-Que veux-tu dire ?
-Tu veux la rencontrer, cette légende anonyme qui n'a d'autre nom que celui de Messie. C'est parce que tu m'aimes, c'est ça ?
-Qu'est-ce que tu racontes, Atsuaki ?
-Ce n'est pas la peine de faire une tête pareille comme si je te dégoûtais. Ce que je voulais dire c'est que, tu hais les maquereaux… parce que beaucoup de gens pensent que je suis un prostitué, non ?
-Ce que tu peux être narcissique. Au lieu de tout ramener à toi, pense à ce que je peux ressentir. Le Messie a toutes les bonnes raisons du monde de se consacrer à punir les maquereaux. Parce qu'ils ne répandent que le mal autour d'eux, parce qu'ils n'ont ni cœur, ni conscience ni morale, il est un Saint de s'évertuer à expier leurs péchés, tu ne crois pas ?
-Tu sais ce que je crois ?
-Non ?
-Tu nages en plein fantasme.
-Pardon ?
-Quelle malchance… tu ne sais même pas à quoi il ressemble. Et si c'était une femme ? Ou un vieillard ? Regarde-moi, Uke. Moi, je suis magnifique, non ?
-Ma mère avait découvert ce que je faisais. Le trafic de drogues, d'armes, les affaires avec les yakuzas… je n'avais pas commencé à m'occuper de la prostitution, en ce temps-là. Mais je faisais déjà un tas de choses de ce genre. Comment ma mère l'a su, je ne l'ai jamais découvert. Mais elle l'a su. Pour éviter qu'elle ne parle, c'est moi qui ai assassiné ma mère. C'était la nuit, elle dormait. Avant de sortir de l'appartement, j'ai tout barricadé et ai laissé échapper le gaz.
-Commit suicide !
Suicide-toi !
Il s'est dressé d'un bond si brusque que le fauteuil s'est renversé en arrière. Au milieu de son visage plongé dans les ténèbres les plus obscures, deux yeux vifs et rutilants percèrent ceux de l'homme tendu de tout son long. De sa bouche entrouverte s'échappa un gargouillis de supplication mêlée de terreur.
-Maître, je vous en supplie… s'étrangla-t-il.
-In with-it-ness ! Right now ! In front of me !
En toute conscience ! Tout de suite ! Devant moi !
Un râle de fureur lui parvenait du sommet des escaliers. Que devait-il faire ? Obéir et mettre fin à ses jours ou bien continuer son ascension ?
La réponse vint quand le Souverain remit en place son fauteuil et se rassit.
Les nerfs sur le point de lâcher, l'homme gravit une nouvelle marche, avec pour seule assurance vie les battements de son cœur au bord de la rupture.
-N'empêche, Atsuaki, tu ne crois pas que s'il ne punit que les maquereaux, c'est parce qu'il a dû avoir une mauvaise expérience avec eux ?
-Je n'en sais rien. Tu n'as qu'à le lui demander.
-Mais, je ne demande justement que ça ! Seulement je ne connais pas son identité.
-Et je ne te la donnerai pas.
-Comment pourrais-tu me la donner, Atsuaki ? Toi-même, tu ne l'as pas.
-Quand on y pense… douze marches avant la treizième. Douze marches. Ils doivent confesser un de leurs crimes à chacune des marches gravies. Ce qui veut dire que ces hommes ont dû commettre au moins douze crimes dans leurs vies.
-Eh bien… je suppose que tant de fois qu'ils se sont servis du corps d'un autre pour gagner de l'argent, il s'agissait d'un crime, non ? Combien de clients les prostitués ont chaque jour ?
-Je n'en sais rien, je ne suis pas spécialiste en la matière.
-C'est pourtant toi qui t'es plaint tout à l'heure que l'on te prenne pour une catin.
-Mais je n'ai jamais vendu mon corps !
-Et dis, Atsuaki…
-Quoi, encore ?
-Je sais bien que ce serait une tâche impossible à réaliser mais… je pense que l'on devrait condamner aussi ceux qui achètent ou louent ces corps en pensant à eux comme des objets.
-Chaque jour… depuis plus de dix ans. Chaque jour, je me servais du corps de mes prostitués hommes comme femmes pour assouvir mes pulsions. Je les faisais venir à l'hôtel, chez moi, ou même chez eux… et je les consommais jusqu'à n'avoir plus faim comme de vulgaires bouts de viande. Tout ça… pendant plus de dix ans et… alors même que je gagnais des dizaines de millions de yens par mois, je leur volais le peu d'argent qu'ils avaient… et les obligeais ainsi à avoir plus de clients et à augmenter leurs tarifs. Et cet homme… que l'on a retrouvé mort au Love Hôtel il y a dix mois… cette affaire dont on a parlé pendant des semaines… C'est moi qui l'ai tué alors même qu'il essayait de se défendre.
-You're like a pig soaked in a soup of crime. In the pain of children whom you murdered… Hate yourself !
Tu es comme un cochon trempé dans une soupe de crime. Dans la douleur des enfants que tu as tués… Hais-toi !
Il était arrivé à la douzième marche. La dernière, avant l'étape ultime du jeu…
Il a poussé un cri de terreur lorsque les mains du Souverain se sont resserrées avec violence autour de ses poignets. Son visage s'approchait du sien avec la lenteur et la menace de la mort qui avance vers le moribond agonisant.
-Why do you still breathe ?
Pourquoi respires-tu encore ?
Son murmure fit pénétrer un souffle brûlant à travers les pores dilatées de son visage. L'homme a voulu dire quelque chose, un mot de supplication, de dévotion, qu'importe, mais rien ne sortait de sa gorge nouée.
Et d'une poigne de fer il s'est senti soulevé comme s'il eût été un frêle enfant sans défense.
Mais il n'eût pas été en danger si un enfant sans défense il avait été. Ce qu'il était, c'est un criminel.
Le Souverain l'a posé sur le sol.
Le haut de l'escalier.
La treizième marche.
-Tu connais la dernière étape, non ? La gâchette. Appuie maintenant sur la gâchette et il suffira d'un instant, pas même l'espace d'un battement d'ailes, pour que ton sort soit révélé. Il y a trois balles sur six ! Une chance sur deux ! C'est pile ou face ! Tu meurs ou tu vis ! Quoi qu'il arrive, tu n'auras que ce que tu as mérité ! En mourrant tu expieras tes péchés, tu paieras pour tout le mal que tu as fait, et si tu vis, tu auras une chance de te rattraper en prison ! Parce que tu as avoué tes crimes, ils peuvent être acquittés si seulement tu t'en donnes la peine. Pour moi, parce que je suis ton maître, parce que tu es le jouet, la marionnette, l'esclave, parce que tu es devenu ce que tu as fait de ces pauvres gens, tu m'obéiras et si par chance ou par malheur tu vis, tu vivras dans les remords et la repentance ! Maintenant, appuie sur la gâchette !
-This is the same as a game not having an end.
-Qu'est-ce que tu dis ?
-C'est comme un jeu sans fin. Il ne peut se terminer.
-Comment cela ?
-Parce que c'est son but, non ? Que pour toujours, ils paient pour leurs fautes. En vie et croupissant dans une prison, ou bien oublié au fond d'un cercueil… pour l'éternel ils seront voués à supporter le châtiment que leurs crimes leur auront apporté.
-Atsuaki…
-Oui ?
-Tu me considérerais encore comme ton ami, si j'étais celui ayant fait une chose pareille ?
-Avec ce sourire en coin, Uke, l'on pourrait penser que tu cherches à me faire comprendre que tu es le Messie.
-Et si c'était le cas ?
-Qui sait ? Je te vénèrerais peut-être. Peut-être voudrais-je devenir moi aussi ton esclave, ton jouet, ta marionnette.
-Tu crois ?
-Mais peut-être que je te détesterais. Ou que j'aurais peur de toi.
-Mais il ne s'attaque qu'aux criminels.
-Et dis, Uke… si tu étais le Messie, et que j'étais l'un de ces criminels que tu abomines tant… Tu me ferais faire le jeu des treize marches, à moi aussi ?
-Qui sait ? Peut-être que je te prendrais en pitié et te pardonnerais.
-Tu crois ?
-Peut-être que je te haïrais. Peut-être que j'aurais peur de toi.
-C'est comme si tu disais que le Messie puisse avoir peur de ses victimes.
-Qui te dit que ce n'est pas le cas ?
-Je le sais, c'est tout.
-Dis-moi pourquoi ?
-Parce que ce n'est pas toi. Il n'a peur de rien. Il sait ce qu'il fait. Il sait que la justice n'amène que la récompense.
-Atsuaki, comment peux-tu te montrer si certain en disant que ce n'est pas moi ?
-C'est un secret.
-Atsuaki… tu m'inquiètes, lorsque tu parles comme ça. Ne me dis pas que…
-Ce n'est pas moi non plus.
-…D'accord, si tu le dis…
-Ça a presque l'air de te décevoir.
-Pas du tout. Je n'aurais pas envie de risquer de te perdre.
-Tu mens mal. Ou plutôt, tes émotions se lisent trop bien sur ton visage.
-C'est que, j'avais quand même envie de le rencontrer… Bien que je ne le connaisse pas, je pense que ses idées sont les miennes.
-Et dis, Uke… Tu parles très fort depuis le début, tu sais.
-Je suis désolé.
-Tout le monde nous entend. Notamment ce beau jeune homme assis à la table, là. Juste derrière toi.
"Le beau jeune homme" leva la tête de son journal et adressa un sourire timide à Atsuaki qui lui répondit d'un signe de la main. Pétrifié sur sa chaise, le visage rougi par la honte, Uke n'osait se retourner pour voir qui était le jeune homme dont Atsuaki parlait.
Comme personne ne soufflait mot, il leva les yeux vers l'horloge prônant au-dessus du comptoir et poussa une exclamation.
-Atsuaki ! Il est déjà près de minuit ! Si tard ! Combien de temps sommes-nous restés dans ce café ?!
Mais Atsuaki ne répondit pas. Un sourire figé sur le coin de ses lèvres, les bras croisés sur la table, il semblait attendre quelque chose. Et ses yeux ne quittaient pas un point défini derrière Uke.
Et derrière Uke se fit entendre un bruit de papier froissé, comme un journal que l'on replie.
-Il n'y a rien d'intéressant à vous mettre sous la dent, aujourd'hui. Bien. Mais je peux supposer que d'ici demain, vous aurez de nouvelles informations dans les journaux. Ah, votre ami a raison. Il est tard. Je ne pensais pas mettre autant de temps. Cette soirée m'a épuisé. C'est bien la première fois que je vais me reposer dans un café après mon travail. Bien. Vous, le Monsieur qui vous appelez Atsuaki, vous direz à votre ami bavard qui vient apparemment de perdre sa langue que je ne vois nul inconvénient à ce que nous nous rencontrions un jour. Pour le moment, pardonnez-moi, je suis fatigué. Je vais rentrer chez moi. À demain, dans le journal.
Atsuaki et Uke ont chacun en silence contemplé le journal que "le beau jeune homme" venait de déposer sur leur table.
Puis, sans un mot, ils ont levés leurs yeux vers lui.
Et il souriait.
Vraiment, il souriait.
Et ce sourire avait tout de celui d'un Ange.
Alors, bien qu'il ne portait en lui rien d'effrayant -mais peut-être ne le semblait-il alors pas car eux étaient des innocents-, il n'était pas étonnant qu'il fût le Messie, avec un sourire pareil.
Il s'est incliné et, sans un mot, est sorti dans la nuit, sa silhouette noire à peine éclairée par le premier quartier de Lune.
(écrit d'une traite le 17 février 2011)
Si c'est écrit d'une traite, bravo. Le découpage cinématographique avec les détails zoom, c'est ce qui me plaît le plus dans la forme. Quant au fond, je t'y retrouve bien, cher Chevalier N. Je ne peux que me souvenir, en le lisant, des écrits de Marie-France Botte sur la prostitution des enfants en Thaïlande et des souffrances ressenties en les lisant.
· Il y a plus de 12 ans ·Victor Khagan