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Nathan Noirh

Et tout en haut de chaque immeuble, un même visage est représenté, celui d’une femme bienveillante, aimante et attentionnée. Et toujours le même message : "MOTHER IS FEELING YOU".


Je n'ai jamais cessé de penser à cette époque. Celle où l'on pouvait mal agir et se faire réprimander. Celle où nous pouvions faire des erreurs et apprendre. C'est cela qui me manque le plus. L'expérience. Dans le train le matin, je regarde le paysage qui défile et je me demande : « Putain, c'était comment déjà avant ? ». Je vois les pancartes qui défilent, les conseils, les belles paroles, les poèmes et les pensées positives.

 

« Demain est un autre jour. »

« Ce n'est pas de tomber qui est important, mais de se relever. »

« Sourire est autant bon pour vous que pour les autres. »

« Ce n'est pas dur de tendre la main, le vrai courage est de la saisir. »

« Tout est amour. »

 

Pendant que je suis dans mes pensées et dans la lecture conventionnelle de ces pancartes, j'oublie presque qu'ils sont là et qu'ils viennent d'entrer dans mon wagon. « -Bonjour ! » ; « -Comment allez-vous ? » ; « - Belle journée n'est-ce pas ? » ; puis ils arrivent jusqu'à moi et comme à chaque fois je sors ma phrase salvatrice :

« - Bonjour ! C'est le grand jour aujourd'hui ! 

- Bonjour à vous citoyen ! Et pourquoi donc ?

- Parce que c'est un nouveau jour…

- Haha ! Quel parfait citoyen êtes-vous ! Passez une bonne journée et que Mère vous garde !

- Que Mère vous garde ! »

 

Je maintiens mon sourire jusqu'à je sois sûr qu'ils ne puissent plus me voir. Je me demande chaque matin, chaque jour et chaque nuit, quand mes muscles refuseront d'obéir, quand mes crampes psychologiques se feront sentir et que ma bouche décidera de n'arborer qu'un rictus, un sourire cynique et malhonnête, que me fera t-on ? En vérité, je le savais déjà. Et l'homme en costume plus loin dans le wagon va découvrir aussi les prémices de notre système parfait.

 

«  - Bonjour citoyen ! Vous allez bien ?

- B'jour…

- Citoyen ? Vous ne souriez pas. Quel malaise avez-vous ?

- Je… oh ! Pardon, je n'avais pas vu qui étais là ! Excusez-moi j'avais des pensées.

- Des pensées ? Quels genres de pensée ? Vous savez que vous pouvez tout nous dire. Vous avez le devoir même.

- Non vraiment c'est rien, une petite déprime… Non pardon, pas une déprime, je n'ai pas dit ça, c'est un autre mot auquel je pensais !

- Pas de sourire… une déprime…hum citoyen nous allons être obligé de vous verbaliser ! Présentez vous au poste le plus proche de chez vous demain muni de ce ticket. Et si vous répondez encore une négation, nous seront obligé d'augmenter le forfait…

- Euh... bien ! Merci ! Merci d'être là.

- Merci à vous citoyen ! Permettez quelques secondes, cela vous fera du bien pour cette belle journée ! »

Et l'officier resta ainsi quelques instant, serrant cet homme dans ses bras. Un câlin. Quoi de mieux pour vous remonter le moral ? Je me suis toujours demander comment se déroulait leur formation. Combien d'heures avaient-ils dû tenir leurs collègues dans leurs bras avant de se voir remis ce précieux diplôme. « Contrôle du bonheur ». Si un jour j'avais pu penser que l'on pourrait se voir verbaliser par manque de sourire.

 

Je travaille au commissariat des émotions. Chaque jour, je cherche une émotion populaire qui a eu lieu dans notre histoire, la découverte du feu, l'invention de la roue, les traités de paix ne sont que d'illustres exemples. Mon devoir est de montrer le bonheur à tous. Que le bonheur, a toujours existé. Toujours. Par conséquent, toute trace de haine et de violence, de guerre et de désaccord, de croisade religieuse meurtrière, n'a jamais existé. Je sonde le net, les journaux, les archives, et je supprime toute trace de « négatif ». Et encore, à mon affectation, je ne suis pas autorisé à employer ce mot. Très peu le sont d'ailleurs. Nous devons plutôt dire « erreur » ; ou « mécanique de l'apprentissage », ou encore « dynamique de l'humanité ». Et chaque jour, je supprime ces erreurs. Qui n'ont jamais eu lieu d'ailleurs. Depuis la création de Mère, tout n'a été qu'amour. Tout n'a été que dans un seul but précis : que l'humanité s'aime. Je ressens des brûlures acides dans l'estomac chaque fois que j'effectue un « remplacement ». Une guerre en l'an 732 ? Non. Nous testions simplement la force de notre amour, en rassemblant des milliers de gens autour de plusieurs feux. Mon département se charge de trouver les dynamiques de l'humanité, et nous les modifions avec un événement heureux. Chaque département à une fonction bien précise. Le département A se charge de décrire l'amour sous toute ses formes, ses déclarations, ses ressentis, ses formes d'expressions. Le département B à la tâche de concevoir les bonnes pensées. Les belles paroles, les poèmes, les conseils du matin, ce sont eux qui alimentent nos pancartes et nos magazines. Le département C est chargé du contrôle des émotions. S'assurer que chaque citoyen est heureux, sourit, aide les autres, et diffuse des ondes positives. Les contrôleurs de ce matin en faisaient partie. Le département D s'occupe de la détention des détenus. Des déviants, déclarant des dérives négatives et des dires impures et contraire. Le département E répertorie les émotions. Celles qui sont autorisées, celles qui ne le sont pas. Détester quelqu'un, lui faire comprendre son mépris, son désaccord, ce n'est pas autoriser. La violence, les insultes, non plus. Quand aux amendes et aux répressions exercés, et bien personne ne sait vraiment. C'est surtout que personne n'est encore là pour le raconter. Alors on imagine. Notre démocratie dément toute forme de violence et de réprimande. Mais entre nous, nous ne sommes pas dans une démocratie. Chaque année nous sommes contraints d'élire une personne parmi 5 personnalités, que nous voyons à répétition toute l'année sur nos écrans et nos pancartes. Un jeu ridicule s'opère où chacun semble prendre l'avantage à tour de rôle, arborant tous un programme différent, mais une fois en place, ils suivent toujours un seul et même programme. Le même depuis toujours. Montrer que tout est amour, que tout n'a toujours été que du positif et que rien d'autre n'a existé. Tout ça dans la grande mécanique de l'univers créé par Mère. La seule vraie religion. La seule vraie déesse pour laquelle nous pouvons prier et nous battre. Quand je marche dans la rue en sortant du commissariat, je tourne toujours malgré moi un regard bienveillant vers notre bienfaitrice. Son regard est partout, à chaque instant de la journée. Chez nous pour nous protéger, ses caméras sont présentes. Au travail pour nous procurer l'amour dont nous avons besoin. Quand nous faisons l'amour pour qu'elle puisse nous procurer des conseils et s'assurer que nous ne faisons pas de pratiques violentes. Dans la rue pour nous surveiller au cas où l'un d'entre nous fait un malaise. Mère sera toujours là.

Et tout en haut de chaque immeuble, sur chaque grand bâtiment, un même visage est représenté, celui d'une femme bienveillante, aimante et attentionnée. Notre dame nature. Et en-dessous d'elle, toujours le même message de paix et d'amour : MOTHER IS FEELING YOU.

 

A suivre.

 

 

  • Je n'ai pas besoin de plus pour aimer ce texte, fort et plein de vérités. C'est incroyablement bien pensé et bien structuré, à la manière d'Orwell. C'est un coup de cœur, pour la forme et le fond. :)

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • Merci beaucoup ! Un vrai bonheur de lire ce commentaire.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Adhesif alu brosse noir charbon brillant

      Nathan Noirh

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