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kouigna-man

Samedi 1er décembre 2012.

Ce matin, je suis allé voir Maman. Cinq minutes en voiture me séparent de l'asile dans lequel elle séjourne. Cinq minutes, c'est moins qu'avant, mais ça reste long. Mon déménagement n'a pas tout résolu.

Le directeur m'a accueilli avec le même sourire chaleureux qu'il accroche à son visage chaque fois que je viens. Je hais les sourires de politesse, ils ont quelque chose d'impoli.

Le Centre de repos psychiatrique possède ce charme champêtre qui, en voulant vous faire oublier votre réclusion, ne fait que vous la rappeler par des arbres trop ciselés, une pelouse trop verte, des parterres de fleurs trop bien délimités, et des types se baladant en pyjama dans la fraîcheur matinale, promenant à la ronde un regard tour à tour émerveillé, absent ou inquisiteur.

– Monsieur Desprez, comment allez-vous ?

Chaque samedi, les mêmes platitudes.

– Bien, je vous remercie. Elle, comment se porte-t-elle ?

– Plutôt bien. On va la rejoindre en salle de peinture, les résidents préparent les décorations de Noël. Suivez-moi.

Le bâtiment en marbre blanc et au fronton circonflexe se voulait d'inspiration grecque. Son plafond trop haut et ses murs immaculés résonnaient des pas des péripatéticiens vêtus de blanc, si absorbés dans leurs réflexions qu'ils semblaient vivre dans un ailleurs inaccessible, dans une dimension qui côtoierait la nôtre sans jamais rentrer en contact avec elle.

Après un long couloir, nous sommes arrivés dans une crèche tapissée de peintures. Des enfants disproportionnés se courbaient sur des paysages surréalistes paisibles, des Picasso involontaires, des flocons en papier recyclé, des guirlandes en fil de cuivre, des étoiles en papier d'aluminium. Dans un coin de l'atelier, ma mère. Elle maniait un pinceau noir et traçait des bulles parfaitement circulaires sur une grande toile blanche.

Je me suis arrêté à quelques mètres d'elle, sans la déranger, surpris par cette œuvre inhabituelle. Les autres fois, lorsque je l'ai retrouvée dans cette salle, elle peignait des figures fractales complexes et colorées. Devrais-je voir dans ces formes simples un signe de régression, l'expression d'une envie de changement ?

– Maman ?

Elle s'est retournée. Une filasse grisonnante et hirsute encadrait son visage encore concentré, qui s'est éclairé lorsqu'elle m'a aperçu.

– Coucou, mon fils, m'a-t-elle dit en ouvrant ses bras.

Je l'ai embrassée. Elle sentait la lavande et les médicaments.

– Bonjour Maman. Tu me montres ce que tu dessines ?

Une ombre est passée dans son regard clair. Elle s'est tournée vers son œuvre.

– C'est un schéma d'absorption.

Ma mère, avant la mort de mon père, était professeur de mathématiques. Elle en avait gardé un goût prononcé pour l'abstraction, dans laquelle elle se cloîtrait à volonté, sans jamais s'y ennuyer. Retirée dans son univers de logique, elle était devenue incapable de s'occuper des autres et d'elle-même.

– Un schéma d'absorption ? Tu m'expliques ?

– Oui.

Elle avait pris le même visage docte qu'elle arborait il y a trente ans, lorsqu'elle m'expliquait pourquoi le ciel était bleu, ou pourquoi les oiseaux ne s'électrocutaient pas sur les câbles électriques. Ces trucs, je les enseignais à mon tour à mes élèves de physique, aujourd'hui.

– Lorsque le cycle se termine, les tensions augmentent. Les tensions uniformes sont les bulles et annihilent l'existant, générant de nouvelles bulles, à l'infini.

– Un cycle ?

– Vie et mort, création et destruction. Tout est cycle.

– Tout ? Mais, par exemple, un proton a une demi-vie quasiment infinie.

– Quasiment infini, c'est fini.

– C'est vrai.

Je n'ai pu m'empêcher de sourire. Elle restait en forme.

Nous avons passé la matinée ensemble. À midi, je me suis décidé à partir. Je l'ai embrassée. Le directeur m'a accompagné jusqu'à la sortie.

Alors que je m'apprêtais à enfoncer la clef dans la serrure de ma vieille Clio, en pensant au repas que j'allais me préparer et aux copies qu'il me faudrait corriger, une main s'est refermée sur mon avant-bras avec force.

Un vieux type chauve, avec des paupières tombantes, plantait son regard effrayé dans le mien, et resserrait sa poigne de fer en écrasant douloureusement mes muscles. Il m'a hurlé à dix centimètres du visage :

– La fin du monde, mon ami, la fin du monde ! Nous y sommes !

Ses yeux roulaient dans ses orbites trop profondes et ses lèvres humides s'apprêtaient à m'asperger de postillons : encore une consonne un peu trop explosive et s'en était fini de moi.

– Bon sang, mais lâchez-moi !

Il a aussitôt desserré sa prise et la terreur a laissé la place à un sourire goguenard sur son visage maladif.

– Ah, ah, vous y avez cru, hein ? Bonne journée.

Planté là, la clef de voiture dans la main, encore pointée vers la serrure, je me suis demandé si je ne venais pas d'assister à un de ces rêves surréalistes que savait me concocter mon inconscient toujours blagueur.

Sur le chemin du retour, j'avais encore le cœur qui battait la chamade. Au feu rouge, j'ai juré, agacé d'être aussi impressionnable. Le feu est passé au vert, j'ai enfoncé la pédale de l'accélérateur jusqu'au plancher. Ce n'est qu'au milieu du carrefour que je l'ai vue, du coin de l'œil. Au-dessus des toits en tuiles, de gros cumulonimbus cotonneux s'élevaient en neige à l'assaut du ciel bleu ; sur le trottoir de droite, une petite grosse avec un cabas à carreaux écossais trépignait ; dans l'habitacle, les muscles de ma cuisse se tendaient à leur maximum pour enfoncer la pédale au-delà de sa butée, tandis que les jointures de mes doigts se crispaient sur mon volant, pour le pousser, pour que mon dos épouse parfaitement la forme du fauteuil.

La masse noire a percuté l'aile arrière gauche de la Clio. Ma tête est allée se loger entre mon appui-tête et le point d'accroche de ma ceinture, a cogné contre le plastique noir. La vitre de ma porte a implosé devant mon visage. J'ai lâché le volant, j'ai perdu les pédales, soulevé vers le plafond de la voiture, seulement retenu par la ceinture de sécurité tendue autour de mon cou. Au-delà du pare-brise étoilé, le monde a tourné d'une manière impossible, inversant ciel et terre dans un fracas métallique assourdissant tandis que me airbags emplissaient l'habitacle à retardement.

Le noir qui oppresse, le noir qui absorbe, le noir qui engloutit vers l'inconscience ouatée qui sauve d'un monde en perdition.

J'ai repris connaissance derrière mes paupières closes, sur lesquelles dansaient des motifs rougeâtres. C'est l'élancement dans mon bras droit qui m'a empêché de sombrer à nouveau dans un oubli confortable.

Les stores en plastique laissaient filtrer une lumière douloureuse dans la chambre d'hôpital. Dans mon pyjama bleu turquoise en papier, sous la chaleur moite du drap blanc qui pesait sur mes jambes, je n'aurais pas pu être plus mal à l'aise. Une pression lancinante pulsait de la perfusion de mon avant-bras droit jusqu'au bout de mes doigts. La rustine en scotch blanc cachait l'intraveineuse qui se baladait à l'intérieur de la veine meurtrie, des pansements et des compresses décoraient le reste du bras. De l'autre côté, un bandage épais emmitouflait ma main, que je sentais à peine. C'est avec mille précautions que je me suis redressé en position assise, m'attendant à souffrir à tout moment.

Ma voisine de gauche était prostrée dans son lit, les genoux remontés au menton, la télécommande à la main. Blonde, coiffée à la garçonne mais plutôt jolie, son regard apathique était absorbé par le téléviseur cathodique accroché en hauteur, dans un coin de la pièce. Il diffusait un reportage en anglais de la chaîne d'information Russia Today. Tandis que je me relevais, elle a daigné me jeter un regard avant de se replonger dans son écran.

– Bonjour, ai-je tenté, encore un peu comateux.

Ma gorge était sèche, je crevais de soif et mon cou me faisait mal.

– Salut.

Elle n'a même pas tourné la tête.

– T'as vu ?

Elle a désigné la télé avec la télécommande, d'un geste nonchalant.

– Heureusement qu'il y a des alternatives à TF1, à Fox News et au reste, sinon, on serait tous dans le coltard sans savoir ce qu'il se passe autour de nous.

J'ai acquiescé, sans vraiment réfléchir.

– On peut appeler les médecins ? lui ai-je demandé.

– Ton estomac t'a réveillé juste à temps pour la bouffe, une infirmière va pas tarder à arriver je pense.

Elle a augmenté le volume du téléviseur. La discussion était terminée. Comme ma nouvelle amie à la loquacité redoutable, je me suis laissé absorber par le flux incessant des informations alternatives diffusées par la chaîne. Un objet céleste noir aurait été aperçu près du Soleil, d'autres anomalies à proximité de l'accélérateur de particules situé sur la frontière franco-suisse, celui-là même qui avait mis en évidence la fameuse particule de Dieu, le boson de Higgs. Les disparitions se multipliaient un peu partout dans le monde, dissimulées sous les catastrophes naturelles qui se multipliaient. Si on en croyait le reporter, l'augmentation de l'activité sismique pouvait être due au fameux objet inconnu à proximité du Soleil, qui perturbait le champ gravitationnel terrestre. Il en allait de même pour tout le reste. Le réchauffement climatique, le terrorisme, les cataclysmes, l'appât du gain se mélangeaient en une bouillie logique et consistante où tout s'interconnectait. La bouillie verdâtre que nous a apportée l'infirmière était, elle, encore moins ragoutante.

– Vous croyez réellement à ces trucs là ?

Ma voisine planta son regard dans le mien avec franchise.

– Oui, bien sûr.

Ses iris noisette entouraient des pupilles trop dilatées. Je n'avais jamais vu ça. J'ai repris, trop heureux d'avoir enfin attiré son attention :

– Je veux dire : on dirait qu'ils essaient juste de produire de la sous-culture, à contre-courant des informations habituellement diffusées, avec de vieux relents de Guerre Froide en toile de fond.

– C'est quasiment ça, mon gars. Le but de Russia Today, c'est de diffuser la connaissance au petit peuple, l'éveiller à des trucs desquels son gouvernement essaie de détourner son attention. Ce sont les Robins des bois de l'information. Réfléchis-y bien. La connaissance, c'est le pouvoir. Qui te donne la bonne information : celui qui réclame ta confiance, ou celui qui te donne des clefs pour remettre en question le tout-cuit ?

Je n'ai pas répondu. Le médecin est arrivé à ce moment-là, un dossier sous le bras et un stéthoscope symbolique pour signifier son statut.

– Ah, monsieur... Philippe Desprez, vous êtes réveillé !

Il avait une raie sur le côté, les cheveux grisonnants, un bronzage carotène qui faisait ressortir des dents blanchies à l'américaine.

– Vous vous sentez comment, dites-moi ?

– Fatigué. Vous pouvez m'expliquer ce qui s'est passé, Docteur ?

– Vous avez été percuté par un véhicule. Personne n'a vu ce qui est arrivé, mais vu l'état de votre voiture, ça ne laisse pas la place au doute.

Je me suis souvenu de la grosse au cabas. Je n'ai pas relevé.

– Vous avez reçu des bouts de verre dans le bras à divers endroits, on vous a fait des points de suture. Votre main gauche a été salement amochée par contre. Il y a un risque pour que vos nerfs soient sectionnés.

J'ai observé ma moufle blanche. Voilà qui expliquait l'absence de sensation de douleur sous un aussi gros bandage.

– Votre ceinture vous étranglait, et vous avez perdu connaissance. Dans votre malheur, vous avez eu de la chance, les secours sont arrivés en un rien de temps !

J'ai laissé échapper un sourire poli.

– Vous avez de la famille, quelqu'un que vous voudriez qu'on appelle ?

– Ma m... Non, pas la peine. Je pourrai sortir quand ?

– Dès maintenant, si vous voulez. Vous m'avez l'air d'avoir bien repris. Par contre, vous n'avez plus de voiture, vous savez. Et avec une main en moins, interdiction de conduire !

– Moi, je peux te conduire, si tu veux, je dois sortir de l'hôpital après un dernier examen.

Ma voisine s'était introduite dans la conversation avec un naturel désarmant.

– Euh... et bien oui... pourquoi pas ? Ça serait très gentil.

Je venais de me faire mettre le grappin dessus comme un jeune premier par une jolie conspirationniste : une situation bancale, pas non plus désespérée, et qui me dépannait bien.

Après que le médecin se soit éclipsé, j'ai décidé de faire plus ample connaissance avec ma généreuse conductrice. Elle s'appelait Mathilde, avait vingt-cinq ans et vivait dans un petit pavillon de banlieue avec son chat, le malicieux Docteur Schrödinger. Elle s'était retrouvée ici après qu'un parpaing lui ait écrasé les métatarses.

Je n'ai pas osé lui demander comment le parallélépipède maudit avait bien pu en vouloir à son pied.

Les essuie-glaces de la Yaris battaient le rythme de Highway to Hell sous une pluie diluvienne qui nettoyait les vivants. Le visage de Mathilde était tendu.

– C'est la prochaine à droite.

– O.K.

Elle n'avait pas beaucoup parlé depuis que nous avions quitté l'hôpital, comme si le retour à la réalité l'angoissait. Loin de l'écran du téléviseur, son regard s'était éveillé, et j'avais fini par m'habituer à sa manière de parler un peu fruste. Elle s'est garée devant chez moi. L'eau coulait en cascade sur les vitres, on ne voyait pas à un mètre. Elle a coupé le moteur.

– Tu t'es préparé, pour les prochains jours ?

– Pardon ?

J'étais pris de cours. Elle a poursuivi :

– Tu as de quoi manger ? Tu vas rester enfermé chez toi, sans voiture, non ?

– Il y a une petite supérette en bas de la rue, je me débrouillerai avec ma main valide.

Elle a marqué une pause et m'a jaugé du regard, tentant de démêler la stupidité d'un quelconque second degré. J'ose croire qu'elle n'a rien trouvé.

– La fin du monde, t'en as entendu parler, quand même ? T'as même pas de conserves chez toi ?

– Écoute, Mathilde... Je n'y crois pas, à cette fin du monde. Je vais continuer à vivre normalement.

Sa poitrine rebondie a manqué sortir de l'échancrure de son chemisier blanc lorsqu'elle a soupiré d'exaspération. Elle a pris un ton maternel :

– Appelle-moi, Philippe, si jamais tu changes d'avis. Tant que tu ne te poseras pas les bonnes questions, tu n'es qu'un être vivant en sursis. Tu acceptes le monde tel qu'il est, tu oublies de réfléchir. Passe une bonne soirée.

– Merci. Toi aussi.

Elle m'a tendu une carte de visite orange indiquant ses coordonnées et sur laquelle on pouvait lire :

*

Mathilde Aulnay

Architecte survivaliste

N'attendez plus pour sauvegarder votre famille

*

Je me suis plongé une dernière fois dans ses pupilles surdimensionnées. J'aurais juré avoir vu passer une ombre derrière ce regard perturbant. J'ai claqué la porte.

Toute l'eau du Ciel est partie à l'assaut de la Terre. J'étais entre les deux. J'ai remonté mes épaules le plus haut possible et j'ai foncé vers mon immeuble.

Dans l'écume tournoyante de mon café, au milieu des cartons de mon déménagement jonchant le sol, c'est mon monde qui s'est déformé. Je suis un cartésien, Les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. Maman a vieilli si vite, enfermée dans cet asile et ses idées. Peut-être, peut-être, que Mathilde a raison : à force d'écumer le monde, j'ai oublié de le remettre en question.

Ce premier décembre n'aurait pu être plus épuisant. Les événements se sont enchaînés et, comme dans Russia Today, ils ont repris, dans mon esprit, la place logique qui leur revenait. Maman a planté la graine du doute, le fou de l'apocalypse chamboulé mes sentiments, l'accident abîmé mon corps. Et Mathilde ?

Demain, je retrouverai cette foutue bonne femme au cabas écossais.

Dimanche 2 décembre 2012.

Le sang devait passer de l'aorte pour battre directement dans ma main gauche. Mes doigts manquaient d'exploser à chaque seconde. J'ai pris trois gélules d'antidouleur, au lieu d'une seule, et j'ai introduit le petit bocal jaune dans la poche de mon manteau.

En sortant de chez moi, j'ai été accueilli par l'air frais des lendemains de pluie, celui qui adoucit les hivers les plus rudes. L'asphalte scintillait encore et diffusait des gouttes de soleil éclatant. Hier avait été lavé comme pour dissimuler un crime terrible. Mes bandages et mes pansements me rappelaient que tout ceci n'avait pas été qu'un mauvais rêve. Les événements de la journée d'hier rebondissaient toujours sur les parois de mon crâne, éclairés par la dernière injonction de Mathilde : trouver la vérité, à tout prix. Cette cinglée avait su viser juste et éperonner ma fierté, pour que je rumine ainsi ses mots et que je pousse mes pas vers le Centre de repos psychiatrique et son foutu carrefour.

Il portait encore les stigmates de l'accident. Je suis resté sur le trottoir un long moment, à observer les sillons laissés par le froissement du métal sur la chaussée. Des bouts de verres reposaient dans le caniveau. J'ai regardé les feux de signalisation passer du rouge au vert, et j'ai revu la masse noire défoncer ma vieille Clio – paix à son âme. Il n'y avait même pas de trace de gomme, par terre. Quel que soit le véhicule qui m'avait percuté, il n'avait pas freiné. Et l'enfoiré s'était enfui avant que les secours n'arrivent, sans laisser de trace.

J'ai entrepris de faire le tour du quartier. Une bonne femme avec un cabas à roulettes ne devait pas galoper plus de deux kilomètres entre chez elle et le commerçant du coin. C'est du moins ce que j'espérais. Elle me décrirait le véhicule, et mettrait en lumière les points obscurs de cette histoire.

Les façades grises dataient de l'après-guerre et fermaient trois étages de volets sur les rues désertes. Évidemment, comme tous les dimanches, j'avais oublié qu'on était dimanche. Les colifichets, les brimborions, les oripeaux et le reste profitaient du jour du Seigneur pour se reposer derrière des stores et des grilles soigneusement verrouillées. J'ai donc découvert avec soulagement, sous sa croix verte clignotante, que la pharmacie du coin était de garde. Je croisais les doigts pour que la grosse souffre du diabète, ou soit cardiaque.

– Bonjour.

– Bonjour monsieur. Je vous écoute.

La pharmacienne avait les cheveux relevés en queue de cheval et dissimulait de grands yeux derrière des lunettes studieuses.

Je lui ai présenté l'ordonnance du médecin et elle m'a apporté deux boîtes supplémentaires d'antalgiques.

– Ce sont de sacrés bandages que vous avez là.

– J'ai eu un accident de voiture, hier, pour tout vous dire.

– Vraiment ? C'était vous, au carrefour d'à côté ? Je l'ai entendu depuis ici ! Ça a dû être très violent, non ? Il y a eu un crissement affreux !

Je reste stupéfait devant la capacité des commerçants à desservir des platitudes qui vont toujours dans votre sens. On dirait un réflexe de survie.

– Effectivement. La personne s'est enfuie, d'ailleurs.

Voilà de quoi lui donner du grain à moudre pour son petit manège. Elle a pris l'air outré de circonstance.

– Les gens n'ont honte de rien !

– Comme vous dites... Écoutez, j'ai vu au moment de l'accident une petite dame brune, avec un cabas écossais à roulette, un peu ronde, la soixantaine je dirais. Elle pourrait m'aider à retrouver ce chauffard. Ça vous dit quelque chose ?

– Ce doit être madame Sémenaud. Je crois qu'elle habite dans la ruelle parallèle à celle-ci et elle passe tous les premiers samedis du mois, pour renouveler ses médicaments pour son hypertension. Oui, ce doit être elle.

À ce moment, j'ai remercié le ciel d'avoir infligé de tels maux à cette pauvre madame Sémenaud.

Les gens n'ont honte de rien.

Avec mon smartphone, j'ai fouillé dans l'annuaire en ligne à la recherche d'une adresse ou d'un numéro de téléphone. Elle n'avait aucune existence numérique. Je me suis résigné à baguenauder d'immeubles en immeubles, de porte en porte, en détaillant chaque nom sur chaque interphone. Un travail répétitif et ingrat alors même que j'ignorais ce que j'attendais vraiment de cette dame.

Après un long quart d'heure, j'ai failli rater son nom, à demi effacé derrière une tirette translucide, en bas d'un vieil interphone en aluminium. J'ai appuyé sur le bouton poussoir en face de son nom et j'ai attendu une éternité. Madame Sémenaud dormait à poings fermés, ou était absente.

Du coup, j'ai eu vingt ans de moins et j'ai appuyé sur tous les boutons en même temps. L'interphone a émis un bruit blanc, et une voix d'homme a répondu :

– Oui ?

– J'ai oublié mon double de clef et ma patiente, Madame Sémenaud, ne répond pas au téléphone. Vous m'ouvrez ?

Une sonnerie nasillarde a grésillé et je me suis aussitôt glissé dans la cage d'escalier. Le geste était indéniablement stupide. Après tout, si cette dame n'avait pas répondu, il n'y avait pas de raison pour qu'elle m'ouvre la porte de chez elle. Cependant, l'envie irrésistible d'avancer me tenaillait.

J'ai frappé à sa porte, les pieds sur un paillasson en forme de chat endormi. Pas de réponse. J'allais rebrousser chemin lorsque l'ombre d'un doute est passée furtivement dans mon champ de vision.

J'ai actionné la poignée, et la porte s'est ouverte doucement.

– Madame Sémenaud ? Vous êtes là ?

Le silence m'a répondu et comme un voleur, je me suis introduit dans l'appartement. Une odeur de chat et d'ammoniac m'a assailli aussitôt.

– Madame Sémenaud ?

Elle était là, assise sur son divan, nue comme un ver. Un voile blanc glaireux recouvrait sa cornée. Sa tête était rejetée en arrière et ses paumes tournées vers le ciel reposaient de part et d'autre de ses cuisses pleines de cellulite. On aurait dit un sac en peau humaine, rempli à craquer de vermines grouillantes innommables. J'étais écœuré.

Le monde a vacillé un instant. Mon estomac s'est révolté sans préavis, j'ai vomi directement sur la moquette. Il fallait que je sorte, que je m'éloigne de ce spectacle macabre. J'ai titubé jusqu'à la sortie et j'ai retrouvé l'air libre avec soulagement, l'immonde cadavre en surimpression dans mon esprit.

– Bordel ! C'est quoi ce... bordel ?

J'ai fouillé dans ma poche pour en sortir ma boîte de médicaments que j'ai ouverte en tremblant. Deux gélules ont rejoint directement mon œsophage. Je les ai régurgitées aussitôt, elles sont tombées par terre. Je manquais d'air, je crevais de chaud sous mon manteau. Je devais rentrer à l'appartement, et oublier.

J'ai eu des hauts-le-cœur toute la matinée. Je n'ai même pas appelé les secours. J'ai repris des antalgiques, comme s'ils guérissaient de ce mal-ci, et j'ai sorti le Porto du frigo qui, lui, le pouvait effectivement. L'odeur fétide de la vieille me collait à la peau, à la langue, aux poumons. Comment pouvait-on crever comme ça, à poil dans son salon ?

Le petit carton orange de Mathilde trônait encore sur ma table basse. J'ai posé mon index dessus et je l'ai fait glisser jusqu'au bord. J'avais besoin de quelqu'un qui avait soif de vérité et, à ce moment précis, elle était la personne idéale.

– Allo ?

Mon cœur a bondi dans ma poitrine en entendant sa voix.

– M... Mathilde ? C'est Philippe.

– Ah, salut Philippe. Tout va bien ?

– Ouais... Tu es occupée, peut-être ?

– Non, non, pas du tout.

– Je... j'aurais besoin de ton aide, je pense.

– Tu penses ou t'es sûr ? T'as quoi, là, Philippe ?

– J'ai trouvé un témoin, de mon accident, tu sais. Une dame. Je suis allé chez elle. Elle est décédée, Mathilde. Est-ce que tu peux passer, s'il te plait ?

– J'arrive.

Elle a raccroché aussitôt. J'ai poussé un soupir de soulagement. Il n'existe qu'un moyen, pour ne pas sombrer. Il faut enfermer les événements dans des mots puis les communiquer à quelqu'un, pour asseoir notre univers dans ses yeux et s'assurer que nous vivons tous dans la même réalité. Pour que le fardeau s'allège.

Trois quarts d'heure sont passés avant que la sonnerie de ma porte ne retentisse. Même déformée par la lentille du judas, j'ai vu qu'elle s'était apprêtée.

– Merci d'être venue. Entre.

– Salut.

Son mascara et son fard à paupière ostentatoires ajoutaient au charme psychotique de ses cheveux courts et de ses pupilles démesurées. Je lui ai proposé un rafraichissement qu'elle a refusé sans détour. Elle m'a lancé un regard inquisiteur :

– T'as appelé la police ?

– Non, pas encore. Je suis un peu retourné, je t'avouerais.

– O.K. on y va, je veux voir ça. Tu me racontes tout en chemin.

J'avais à peine claqué la porte de la Yaris rose qu'elle démarrait déjà en trombe. Je n'aurais peut-être pas dû l'appeler.

– Elle ne va pas s'échapper, dans l'état où elle est.

– Détrompe-toi.

Mathilde s'est garée en double-file et a mis les feux de détresse. Comme moi, elle a donné à l'interphone une excuse-clef. Je n'ai pas osé la suivre dans le tombeau pestilentiel, et je l'ai attendue sur le pallier, en guettant son retour du coin de l'œil. Elle n'a pas bronché et est ressortie aussitôt. Je me suis senti faiblard en la voyant si forte.

– Tu crois aux coïncidences, toi ? m'a-t-elle demandé.

– Qu'est-ce que tu veux dire ?

– Elle assiste à ton accident puis elle décède dans la foulée ? Ça ne te semble pas bizarre ?

– Qui voudrait qu'elle meure ? C'était un simple accident de voiture.

– Vraiment ? Tu as vu quelque chose ? Tu te souviens de ce qui s'est passé ?

– Non.

– C'est pour ça que tu es toujours en vie.

Je n'ai pas su quoi répondre face à tant de dramatisation. L'atmosphère s'était encore adoucie et le soleil était quasiment à son zénith. Mon estomac a émis un gargouillis sinistre qui indiquait onze heures et demie. Nous devions remettre les choses dans l'ordre.

– On doit appeler la police.

Elle a réagi au quart de tour :

– Non mais ça va pas, la tête ? Tu ne sais même pas ce qui s'est passé. Si ça se trouve, ce sont eux qui l'ont supprimée, cette femme. Arrête tes conneries, Philippe, je te ramène.

Elle était tarée mais je me suis senti obligé d'obéir. J'avoue qu'en plus, l'envie de marcher m'avait quitté. Je suis donc remonté dans sa voiture sans la contrarier. Durant le voyage du retour, je me suis muré dans mon mutisme tandis qu'elle me resservait les théories fumeuses qu'elle avait vues à la télé et sur internet.

– On est arrivé.

– Tu veux monter boire un verre ?

J'ai lu de l'hésitation dans ses yeux.

– Pas aujourd'hui, j'ai du travail.

– Un dimanche ?

– Un dimanche. Si tu veux, on peut se voir demain. Je connais quelqu'un qui est pas mal versé dans les histoires louches de la région, il pourra te filer un coup de main sur cette histoire. Je passe te prendre à huit heures ?

– Huit heures et demie ?

– D'accord. À demain, Philippe. Et repose-toi, tu as une mine affreuse.

Elle avait raison. Face au miroir du hall de mon immeuble, j'ai passé ma main valide sur mon visage, pour étirer les cernes noirs qui soulignaient mes yeux fatigués. Si je ne prenais pas un peu de temps pour ordonner le maelström d'événements de ce week-end pourri, j'allais finir par rejoindre ma mère.

Arrivé dans mon appartement, j'ai jeté mon manteau sur l'accoudoir et j'ai plongé dans mon canapé. Pendant quelques secondes je suis resté là, à regarder mon téléphone qui me défiait sur la table basse. Au diable les conspirationnistes, je devais appeler les flics.

– Police Nationale, bonjour.

– Bonjour monsieur. Je suis passé ce matin dans la rue Jean Jaurès, et je suis persuadé d'avoir senti une odeur de cadavre, devant le numéro 21. Je tenais à vous informer.

– Bien, merci monsieur. Je vais noter votre nom et votre numéro de téléphone. Une équipe sera envoyée sur place pour vérifier.

J'ai laissé mes coordonnées au flic. Une bonne chose de faite, je crois. Le problème de la bonne femme était réglé, même si je ne m'expliquais toujours pas en quoi mon accident avait pu conditionner son décès.

L'envie d'aller jouer les fouineurs sur place m'a traversé l'esprit, mais j'en faisais trop. L'accident m'avait choqué, ma réaction relevait sans doute du post-trauma, comme dans ces séries policières américaines. Il fallait que je me change les idées, mais je n'ai rien trouvé de plus palpitant que de glisser mon arrêt-maladie dans la boîte postale du coin de pâté de maison. Voilà qui ferait enrager le directeur du collège et les collègues qui me remplaceraient au pied levé. J'ai souri.

Après le déjeuner, j'ai lu quelques nouvelles de science-fiction puis je me suis transformé pour le restant de l'après-midi en loque humaine devant un téléfilm à rallonge dans lequel l'héroïne se faisait voler son bébé. Elle fondait en larme dans les bras de son meilleur ami lorsque le téléphone a sonné.

– Allo ?

– C'est la Police Nationale, Monsieur Desprez. Mes hommes sont à l'adresse que vous nous avez indiquée, mais ils n'ont rien trouvé d'autre qu'un rat crevé.

J'ai appuyé sur le bouton « mute » de la télécommande, la nana continuait de chialer, c'était insupportable.

– C'est tout, vous êtes sûr ?

– Pourquoi, vous avez vu quelque chose ?

Mon cœur a raté un battement.

– Non, juste l'odeur, je ne faisais que passer par là.

– Écoutez, je n'ai pas de temps à perdre, surtout pour ce genre de chose. La prochaine fois, sonnez à la porte, vérifiez avant de nous faire déplacer pour alimenter la rubrique des chiens écrasés. Bon après-midi.

J'ai raccroché et j'ai été saisi de vertige. Ma main a pulsé d'un coup, comme pour me rappeler à l'ordre, et m'a arraché un cri de surprise. J'ai gobé un antidouleur, et un second, par sécurité. Si Mathilde n'avait pas assisté à la même scène macabre que moi, je crois que j'aurais définitivement perdu pied.

Les traces laissées par mon accident disparaissaient derrière moi, absorbées, comme les bulles dessinées par Maman, dans un passé-néant. Seules ma mémoire et la présence de Mathilde à mes côtés tout au long de ce week-end témoignaient de la réalité des faits qui se dissolvaient.

– Tiens le coup, bon sang.

Le son de ma propre voix a détonné dans le silence de l'appartement. J'ai essuyé du dos de ma main valide la sueur tiède qui perlait à mon front. Ce policier s'était foutu de moi.

J'y suis retourné. Il était à peine dix-sept heures et le Soleil éclaboussait déjà le ciel de feu et de sang. J'ai plongé mes mains au fond des poches de mon manteau, j'ai fait abstraction de la douleur et je me suis dirigé d'un pas décidé vers la rue Jaurès. Après quinze minutes de marche, je voyais les lueurs bleues des gyrophares balayer les murs de la ruelle. Des véhicules de police entouraient des camionnettes blanches. Des types avec des combinaisons intégrales en plastique et des masque à gaz transparents allaient et venaient avec tout un attirail de mesure. Les policiers aussi portaient un équipement respiratoire individuel. Un rat crevé ? Mon cul, ouais !

J'ai été pris d'une quinte de toux. J'étais certainement entré en contact avec le truc qu'ils refusaient tous de respirer. J'ai tourné les talons et suis retourné vers mon appartement. J'ai couru sur les derniers mètres. À bout de souffle, j'ai rejoint la salle de bain, et j'ai pris des antalgiques et un somnifère. Dormir me ferait le plus grand bien, le temps que les médicaments agissent et que ma main gauche ne me fasse plus mal.

Je me suis allongé sur mon lit, encore tout habillé, m'enfonçant dans les profondeurs aqueuses d'un sommeil fiévreux et médicamenteux.

Lundi 3 décembre 2012.

La voiture en carton que je trimballe autour de ma taille ne dissimule qu'à grand-peine mon intimité. Les nuages violacés défilent à toute vitesse au dessus de la cité endormie et luisent d'un éclat mauvais. Clio-mal-scotchée essaie de m'échapper et je m'en saisis à bras-le-corps. La grosse toute nue est sur le trottoir d'en face. Dans ses yeux effrayés se reflètent des ombres anciennes, qui remontent à la création du monde. Elle lève un bras mou dans ma direction et elle chuchote quelque chose. Je plisse les yeux, je décompose chacun des mouvements de ses lèvres, de sa langue, en vain. Un asticot sort du dessous de son ongle et tombe au sol. Puis un autre. Ils sont des centaines, ils tombent par terre et s'enfuient dans la direction opposée au doigt boudiné. Je me retourne, tandis que ma voiture cartonnée m'est arrachée. Je me retrouve sans défense face à la Bulle noire. Elle est énorme. Elle sent la lavande et les médicaments. Le sol se craquèle, les volets des maisons battent et s'envolent. Je lève ma main gauche, pour me protéger, et la Bulle l'aspire, et l'écartèle.

J'ai hurlé de douleur, ma main collée contre mon abdomen, mon corps replié autour d'elle en position fœtale. Les draps poisseux collaient à ma peau et les tambours de l'Enfer résonnaient dans ma poitrine. J'ai tâtonné fébrilement sur la table de nuit, à la recherche de la boîte de gélules qui me libérerait de cette douleur entêtante qui me mordait la chair et l'âme. J'en ai englouti une pleine poignée, j'ai filé jusqu'à la salle de bain et j'ai mis ma bouche sous le robinet, pour les faire passer à grande rasade.

Sur le miroir du placard mural, mon visage, plus pâle que jamais, m'avertissait que mon corps atteindrait sous peu les limites du supportable. Je suis retourné dans ma chambre en trainant des pieds, j'ai baissé le réglage du chauffage, et j'ai essayé de me recoucher. Je n'ai pas pu me rendormir. Il était cinq heures du matin, et mon désœuvrement hallucinogène m'a lancé dans un enchaînement sans fin de calculs mentaux complexes, à base de matrice de déformation de matériau, sans solution véritable. Mon cerveau s'épuisait rapidement. Je me suis redressé, j'ai allumé la lumière, et les calculs ont cessé. Au centre de cette place mentale libérée, la solution s'est imposée à moi d'elle-même.

J'ai fouillé dans les papiers de l'accident qui m'avaient été remis à l'hôpital. Je suis tombé sur une facture à envoyer à mon assureur. La carcasse reposait dans le cimetière automobile « Bécasse Auto », au sud de la ville. Inutile donc de résoudre des matrices quand la dépouille de la Clio me fournirait ma réponse. Je n'aurais qu'à constater les dégâts, après ma virée avec Mathilde.

Les heures qui ont suivi ont vu tourbillonner gélules, expressos et pâte à tartiner aux noisettes dans le flot multicolore d'un hit-parade eighties. J'ai ensuite condamné à mort le boucanier qui sommeillait en moi, avec un brossage dans les règles de mes dents jaunies par le café et le rasage de ma barbe de vieux briscard qui semblait n'avoir touché ni terre, ni savon depuis des jours. Happé par les événements du week-end, il était temps de reprendre les choses en main.

J'étais en train de rentrer les pans de ma chemise dans mon jean lorsque j'ai entendu la sonnette.

– J'arrive.

J'ai attrapé mon manteau et je l'ai enfilé, tant bien que mal. Le passage critique restait celui de la main bandée qui devait se faufiler tout au long de la manche.

– Salut Philippe. T'es prêt ?

– Oui. Où va-t-on ?

– Chez Alex, l'ami dont je t'ai parlé hier. Il centralise les informations que les gouvernements dissimulent puis il les diffuse en podcast sur internet. Pour lui, propager la vérité, c'est comme une seconde nature. Tu verras, c'est un type bien. Je lui ai parlé de toi et il a une petite idée de ce qui a pu se passer.

Nous avons roulé vers le sud et vers la côte, sous un ciel uniformément blanc. Le béton a peu à peu cédé du terrain aux pinèdes.

– Il habite juste à côté du centre d'essai d'armement, dans les Landes. Les flics ont bien essayé de le déloger, mais c'est un têtu.

J'ai su que nous étions arrivés lorsque j'ai aperçu une roulotte bleu-ciel devant une immense clôture barbelée. Le grillage ne renfermait que des pins, à perte de vue. Derrière l'un des petits hublots de la caravane, un rideau en lin a bougé. Le type était prudent. On s'est garé dans les herbes folles, et il est sorti de chez lui.

Alex était un gringalet avec une chemise à carreaux démodée, un pantalon large bardé de poches et des chaussures de randonnée. Ses joues creuses étaient mangées par une barbe rousse broussailleuse. Sous la visière de sa casquette de base-ball râpée jusqu'au carton, ses petits yeux bleus me détaillaient déjà de pied en cap.

– Salut Mathilde. C'est notre accidenté ?

Il avait la voix enjouée et enraillée par la cigarette.

– Philippe.

– Enchanté. Moi c'est Alex. Tu regardes mes vidéos, Philippe ?

– Je vais rarement sur internet.

– T'as tort, c'est une sacrée mine d'information et c'est la seule qui permette encore la liberté d'expression. Viens, je vais te montrer ce qu'on peut y trouver. Je me suis basé sur les infos que m'a filées Mathilde sur ta petite mésaventure.

On l'a suivi dans sa caravane. D'aspect ramassé à l'extérieur, elle était trop étroite à l'intérieur. Un peut partout, des épingles colorées reliaient avec un fil de laine rouge des photos et des coupures de journaux d'un autre temps. L'étrange toile étendait partout ses ramifications, des placards au frigo, sur les murs en faux bois et même au plafond. Dans ce patchwork invraisemblable, des coupelles volantes disputaient la vedette à des crop-circles compliqués et aux mystérieuses figures du désert de Nazca.

Alex s'est assis sur le matelas situé au fond de son quartier général et s'est assuré que les rideaux ne laissent rien passer. Il a revissé sa casquette avec un geste de cow-boy et s'est penché sur le clavier de l'ordinateur portable posé devant lui sur un coussin.

– Tu vas voir, mon gars, je t'ai déniché un truc du fin fond de la préhistoire de l'Internet.

Il a tourné l'ordinateur vers moi. Dans son navigateur, une coupure de presse présentait un couple de scientifiques qui inaugurait un laboratoire de recherche. J'ai reconnu la jeune femme sur la photo baveuse en noir et blanc. Elle avait des kilos en moins, et était bien vivante. Docteur Sémenaud, experte en physique quantique. L'article s'étendait longuement sur ses recherches en matière de déformation de l'espace-temps à proximité des anomalies gravitationnelles et, plus particulièrement, des trous noirs.

– Oh, la vache !

– Comme tu dis. Je pense qu'on touche à quelque chose de lourd. Du très, très lourd.

Il a changé de page.

– Mate-moi ça : le Large Hadron Collider, un accélérateur de particules, là où ils ont déniché le boson de Higgs, cette année. Avant sa construction, Sémenaud avait déjà prévu que des trous noirs pourraient se générer aux environs de l'accélérateur. Je ne connais pas tous les tenants et les aboutissants, mais ma théorie, c'est qu'un trou noir est apparu à proximité de ta voiture et que le Docteur Sémenaud a tout vu. Vu qu'elle a bossé sur le projet, elle a compris ce qui se passait et a sans doute voulu tout balancer. On l'a faite taire, tout simplement.

Tout simplement. Bon sang, je me laissais embarquer par une bande d'illuminés du bocal et j'alimentais leurs fantasmes distendus. Maintenant que mon déménagement était terminé, il fallait vraiment que je sympathise avec mes collègues de travail, sinon j'allais tourner dingue. En attendant, ces allumés constitueraient ma seule compagnie. Est-ce que je devais participer à leurs élucubrations ? Leur raconter ma soirée d'hier ? Elle s'inscrivait parfaitement dans la théorie d'Alex et ça me terrorisait. J'ai pris mon courage à deux mains. Je n'avais rien à perdre, de toute façon :

– Hier, j'ai... j'ai appelé les flics pour les prévenir de la mort de cette dame.

Mathilde a levé les yeux au ciel et Alex a fait une grimace avec sa bouche.

– Ils m'ont rappelé, en disant qu'ils n'avaient rien trouvé d'autre qu'un rat. Du coup, j'y suis retourné. Il y avait un monde fou, là-bas. Des flics, et des types en combinaisons, genre cosmonautes.

Les yeux d'Alex brillaient d'excitation.

– Fantastique ! C'est du scoop ça ! Je tiens le sujet de mon podcast d'aujourd'hui ! En plus, ça étaye parfaitement notre théorie. Sémenaud s'est faite éliminer, sans doute à l'anthrax. Une solution expéditive que seul un gouvernement peut mettre en œuvre. Il doit se passer un truc... énorme ! Peut-être que la fin du monde arrivera bien, après tout. Putain de calendrier maya !

Je le regardais exulter comme un gamin déballant un cadeau de noël. Je ne parvenais pas à partager son enthousiasme débordant et je me suis contenté d'afficher un sourire figé.

– On fait quoi, alors ? a demandé Mathilde.

– Je diffuserai ma vidéo, et j'en profiterai pour l'envoyer à toutes les grandes chaînes d'information.

Mathilde a froncé les sourcils pour marquer sa désapprobation :

– Fais pas ça. Ils vont encore te tourner en ridicule, ou même ne rien diffuser du tout. Ça ne sert à rien, tu le sais bien.

– Et quoi ? On devrait rester passifs, regarder l'expérience de l'accélérateur sauter dans les doigts de ses concepteurs et fermer notre gueule ?

– Non... bien sûr que non. Mais peut-être qu'on peut agir autrement. Y aurait pas un moyen de faire avouer l'existence de ces fameux trous noirs aux scientifiques en charge du projet ?

Alex a pris un air concentré. J'avais peur d'imaginer ce qui se tramait à l'intérieur de cette boîte crânienne velue.

– Je vais voir ce que je peux faire. Je vous tiens au courant. Philippe, you're my savior man, my own personal Jesus Christ !

Mon dieu, ça parlait anglais, en plus. J'ai vu dans le regard de Mathilde qu'il était temps pour nous de nous esquiver et de laisser Alex à ses podcasts et à ses recherches.

Sur le chemin du retour, elle est restée étonnamment silencieuse.

– Ça va, Mathilde ?

– Ouais.

Un silence. Elle s'est reprise :

– Non.

– Qu'est-ce qui ne va pas ?

– Des types jouent aux apprentis sorciers avec l'univers, voilà ce qu'il y a ! Et ça tombe juste au moment de l'échéance annoncée par les mayas, les astrologues, les numérologues. Même les « contacts » spirituels ont donné le mot aux médiums, bordel !

Je ne croyais à rien de sa liste improbable, mais j'ai quand même souhaité la réconforter. Il me fallait sortir une platitude, vite.

– Tout n'est pas écrit. Si vraiment ces gens nous ont avertis, c'est que le changement doit être possible.

J'ai cru lire de la reconnaissance, dans le regard qu'elle m'a jeté.

– Peut-être. Va falloir qu'on se bouge dans les jours à venir, alors.

– Oui.

Je me regardais jouer son jeu. Je ne saisissais même pas pourquoi j'étais entré dans son univers, pourquoi j'avais partagé tout ça avec elle. Tout nous séparait. Peut-être que ma solitude avait trouvé chez cette femme l'écho parfait pour combler le vide affectif conséquent à mon déménagement.

– Mathilde ?

– Oui ?

– On pourrait faire une halte à Bécasse Auto ? La carcasse de ma voiture est là-bas. C'est pas loin de la rue des concessionnaires, je sais pas si tu vois ?

– Ça me dit quelque chose...

Elle m'a jeté un sourire entendu. C'était un peu grâce à elle, après tout, si je grattais le vernis de la réalité depuis deux jours.

La Yaris rose bonbon avançait timidement dans l'allée délimitée par ses parentes désossées. Elle s'est garée entre l'arrière d'une Mégane et une masse carbonisée impossible à identifier.

– Olà, elle est encore belle c'te voiture ! C'est pas pour elle que vous v'nez, pour sûr !

Le mec avait une pogne énorme qui sortait de son bleu de travail tâché de cambouis. Il aurait pu faire de moi un manchot, mais il n'a pas essayé de joué les gros bras et a épargné ma main. Il portait une belle moustache de dandy qui frisait sous ses pattes d'oie, et sa coupe mulet d'un autre temps le catégorisait parmi les inconditionnels d'Angus MacGyver. Un bon gars, en somme.

– J'ai eu un accident samedi. Je voudrais jeter un œil à ma voiture.

– Ouais ! Pas de problème ! C'est quoi vot'carrosse ?

– C'est une Clio noire.

– Je m'souviens. Suivez-moi.

Il nous a amené près d'un amas de tôle fondue méconnaissable.

– C'est ça, vous êtes sûr ? a demandé Mathilde.

Même en revenant des premières loges, je n'avais pas imaginé l'accident si violent.

– Ouep, certain. Les pompiers l'ont un peu découpée, hein, pour vous extraire du merdier. Mais c'est bien-t-elle.

Le carrossier a jeté un coup d'œil à ma main gauche.

– Z'avez eu du bol, si vous voulez mon avis. J'ai rarement vu une caisse aussi défoncée.

J'ai tourné autour de la voiture. En fait, le métal n'avait pas fondu, car il n'y avait pas une seule trace de suie qui aurait pu incriminer un incendie. La carcasse s'était étirée comme de la pâte à modeler, un peu partout. La peinture s'était écaillée sur tout le côté gauche, et dévoilait complètement le métal aux endroits les plus touché par cet étrange phénomène mou. À l'intérieur de l'habitacle, il manquait une bonne moitié du volant, passée dieu-sait-où, et la déformation de la voiture avait été telle que le poste de radio et les aérateurs avaient sauté hors de leur logement.

– Renault produit des voitures en guimauve maintenant ? a dit Mathilde, pince-sans-rire.

Je me suis retourné vers elle, sans décrocher un sourire. Une des bulles noires de maman a explosé loin, très loin dans mon cerveau.

– Mathilde, c'est où déjà, le Large Hadron Collider ?

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