SUBMERSAM
Françoise Grenier Droesch
SUBMERSAM
Il pleut sans discontinuer depuis des mois. Le ciel déverse sur l’hémisphère nord, des litres d’une eau de plus en plus ivre.
Je ne sais plus à quel moment tout a basculé mais il y a eu un point de non retour. La Terre n'a plus voulu absorber le trop-plein.
Le niveau de l'eau monte inexorablement. Derrière la baie vitrée de mon appartement, au 40 ème étage, je peux suivre sa violente progression. Les pluies torrentielles font place aux flots impétueux.
Les repères urbains disparaissent peu à peu.
Un jour, plusieurs pompiers sont venus frapper à ma porte :
-Dépêchez-vous, Monsieur, il ne faut pas rester ici dans les appartements ! Prenez vos affaires et venez avec nous ! Si vous attendez, il faudra monter le plus haut possible, sur les toits !
J’ai tardé à le faire. Les secours ne sont pas revenus.
Je vis seul. Mes parents, ma famille, mes amis ne m’ont pas donné signe de vie. Impossible de communiquer par téléphone ou autre.
Je ne vois qu’un seul avantage à cette situation désespérante : ne plus être obligé de me rendre certains soirs et chaque week-end au supermarché. Ce que je dois endurer pour payer mes études n’est plus qu’un vague souvenir.
1er décembre
Ni mon ordinateur, ni ma télé, ni la radio ne fonctionnent : coupure de courant généralisée. Il me reste quelques boîtes de conserves et des bouteilles d’eau. Je lis pour éviter de penser à toutes ces prédictions pessimistes sur l’apocalypse. Jusqu’à présent, j’étais persuadé que les pluies diluviennes cesseraient. Maintenant, je dois me rendre à l’évidence ! Plus le temps passe et plus la situation s’aggrave. Le spectacle dehors m’effraie.
La marée montante a faim. Elle engloutit les voitures, les arbres, les pavillons, avale ce qui est solide.
Je mesure sa force quand elle anéantit tout sur son passage.
L’eau s'infiltre sous la porte de ma chambre.
Mon cœur se serre. Je me sens très fatigué. Une envie irrépressible de dormir.
Je vois de ma fenêtre des noyés, dont les vêtements s’accrochent à des poteaux arrachés du sol. Leur visage crispé semble ricaner pour se moquer des survivants. Une petite fille, son manteau rouge chiffonné autour de la taille, me regarde. Ses yeux grands ouverts ne cillent pas. Son corps est rigidifié depuis longtemps : une semaine au moins qu’elle a élu domicile pas loin de chez moi. A vol d’oiseau, un kilomètre. Je ne peux m’empêcher de tourner la tête vers elle. On dirait qu’elle veut me dire quelque chose.
Je découvre que je m’habitue à la mort. Celle-ci rôde partout. Je la sens prendre possession de chaque interstice de mur, de chaque être vivant, animal ou végétal.
Et puis, il y a des craquements qui emplissent l’espace nuit et jour, depuis que tout a commencé. Chocs du métal contre des bâtisses. Sifflements. C’est à devenir fou.
La force du vent couplée à celle des averses perpétuelles transforme le paysage en vision d’horreur. Les arbres déracinés s’acharnent contre les bâtiments. Des objets de toute sorte s’amoncellent. D’un coup, ils décollent pour défier les dernières tours encore debout. Des tôles encastrées autour des cheminées forment des sculptures inquiétantes. J’ai l’impression d’être le dernier homme sur Terre.
Le bras du fleuve qui n’est qu’à quelques kilomètres se répand dans la ville. Les plus hautes maisons se remplissent d’eau boueuse. Puis c’est au tour des immeubles de connaître la montée des eaux, graduelle et inexorable. La terre a tremblé cette nuit : j’ai senti les secousses.
L’eau traverse ma chambre.
Un dernier signe de main en direction de la noyée. Son visage est calme. Elle ressemble à un petit ange au milieu du chaos liquide. Je ne suis pas sûr de la revoir. Presque tout mon paquetage est déjà prêt, mais je prends encore le temps de réunir quelques provisions, des pulls, un k-way, une couverture de survie, des médicaments et un canif.
Les marches qui mènent au niveau le plus haut dégoulinent. La porte grince et résiste. Un coup de butoir dû à la tempête l’arrache. J’ai la présence d’esprit de me baisser au bon moment. Elle me passe au-dessus de la tête et s’écrase contre le mur d’en face.
Je dois me tenir pour ne pas m’envoler. Arcbouté, je lutte contre de violentes bourrasques. Je n’y arriverai pas. C’est inégal. Des forces titanesques sont entrées dans le jeu des trombes d’eau. Elles se battent pour me mettre en pièces. Je me plaque contre un mur.
Enfin une accalmie ! Je sors de ma retraite et constate l’ampleur des dégâts. Une immensité liquide cerne l’immeuble où je suis réfugié depuis peu. En me penchant, j’aperçois les cadavres de noyés, le corps gonflé par les gaz de décomposition. Leurs carcasses flottent au gré des remous poisseux. Des vagues noires agitent la surface par soubresauts. Elles font apparaître puis disparaître dans un jeu de cache-cache sordide ces malheureux, donnés en pâture aux eaux déchaînées. Ce spectacle d’une violence absolue tourmente ma raison. Mes yeux se ferment. Ils ne supportent plus ce monstre marin qui me dévore la cervelle.
Après un moment de panique, je me raisonne. Regarde l’horizon.
Au loin, la vue est presque belle. Le dégradé de gris et les nuages pourpres du ciel s’accouplent avec l’élément liquide en un festival coloré !
Un tumulte effroyable me ramène à la dure réalité : ma ville est complètement engloutie ! Que vais-je devenir ?
******
Je m’approche tout au bord pour essayer de voir mon amie. Oui, je la vois. Elle est remontée à la surface, flotte et brille comme une goutte de rosée. Plus précisément, elle s’est mise à nager. C’est mon impression mais je dois me tromper puisqu’elle est morte. L’eau autour d’elle s’écarte pour la laisser passer. Je mets mes mains en porte-voix et lui crie :
« Ne te fatigue pas, Petite »
Avec le boucan que le vent nous envoie, elle n’entend rien, c’est sûr !
Et si je la rejoignais. Au moins cette attente insupportable cesserait. Tout serait terminé.
- Non ! Ne saute pas !
Je l’ai clairement entendu prononcer ces mots.
- Attends-moi !
Si elle le dit, je vais l’attendre, emmitouflé dans ma couverture argentée. Je dois avoir fière allure dans mon cocon brillant. La vitesse de son déplacement ralentit. J’ai la certitude de ne plus être seul. J’attendrai le temps qu’il faudra. Maintenant, la nuit est là. Une lune pleine s’est invitée au-dessus de ma couche improvisée.
*****
Une douche froide me réveille. Est-ce déjà le jour ? Ai-je dormi ?
Je ne sais pas. Il semble que ce soit le soir.
Quelque chose m’a éclaboussé. Un bâtiment s’est écroulé dans l’océan qui m’encercle. Mon immeuble risque de connaître le même sort.
Et moi dans tout ça ? Y-a-t-il un Dieu ? Je t’en supplie, réponds-moi ! Je n’ai pas grand-chose à me reprocher : quelques écarts de conduite, si peu.
Je suis prêt à suivre n’importe qui dans un autre monde. Il y a quelqu’un ? Non, tu vois bien, il n’y a personne. Seuls, les éléments se déchaînent. On dirait qu’ils testent ma résistance. Vous êtes cinglés à vous acharner sur moi. Laissez-moi tranquille !
- Viens m’aider ! La voix insistante me sollicite.
Maladroitement, je m’extrais de ma couverture de survie. L’appel vient bien des eaux d’en bas. Le vent s’est un peu calmé mais m’oblige à marcher à petit pas. Je me penche et je vois la nageuse qui agite un bras. Je m’allonge et constate que l’eau est montée d’un bon mètre. C’est aux fenêtres du dernier étage où je logeais que je m’en aperçois. Je ne les vois plus. Si j’aide l’inconnue, nous serons deux sur mon île déserte. N’étant pas sportif, je doute de pouvoir la soulever d’un seul coup ! Et pourtant, c’est l’exploit que j’accomplis. La fille est légère.
- C’est bien chez toi !
- Ah bon, tu trouves ?
- Ben, au moins, tu as une couverture. Je peux dormir avec toi ? J’ai froid !
- J’allais te le proposer.
Elle me suit jusqu’à l’abri qui me sert de dortoir : une tôle tordue plantée dans le sol fendillé.
Le dos bien calé contre un muret, nous nous installons du mieux possible sous la couverture imperméable. Il ne pleut plus. Je n’entends plus les mugissements du vent.
- Ça t’ennuie si je t’appelle Océane ?
- Non, ça me va.
- Et tu as quel âge ?
- Aucune idée. Tu me donnes quel âge ?
- Je dirai 10 ans.
- C’est sûrement ça, j’ai perdu la mémoire ! Pas pour les chansons. Laquelle te plairait ?
- N’importe !
Océane entonne un chant qui m’est inconnu. Je me sens bien.
Une vive douleur au cou me sort de ma rêverie. Une succion frénétique me vide petit à petit de mon sang. Je porte rapidement ma main à cet endroit : un peu au-dessus de l’épaule droite.
Je cherche Océane mais ne la trouve pas. La nuit est noire, sans étoiles et sans lune. Où est passé la Lune ? Où est passé ma jeune amie ? Je crois que tout cela n’était qu’un rêve. Et la blessure ? Je saigne vraiment. Un morceau de ferraille qui m’a déchiré les chairs. J’essaie de contenir mon angoisse.
Je scrute l’extérieur de ma cachette. Fouille dans mon sac pour saisir ma lampe torche. Elle fonctionne encore, faiblement, mais juste assez pour constater que je suis seul à bord. Attente. Immobilité.
Ma respiration s’accélère. Aucun bruit à part celui des battements de mon sang contre mes tympans. Cela me rassure : je suis en vie ! Je dois me faire un bandage autour du cou. Avec le canif, j’entaille un de mes tee-shirts. Enroule une bande de tissu, bien serrée. Mon sang n’ira pas plus loin, enfin, j’espère. Ces jours-ci, les évènements se sont précipités. J’ai du mal à accuser le coup. Pourvu qu’un hélicoptère vienne à mon secours. Faites qu’un miracle se produise ! Mais je doute. Toute l’horreur de ma situation me saute aux yeux. Je vais rester là, abandonné de tous. J’ai encore quelques conserves à manger … de toute façon, je n’ai pas faim ! Epuisé, je m’entortille dans ma couverture et me rendors. Le choc de ces jours-ci a raison de ma volonté. Dormir, dormir, oublier.
Une nouvelle fois, j’ouvre les yeux. La Petite est à mes côtés. Assise, les bras autour de ses genoux, elle semble perdue dans ses pensées. Comment se fait-il qu’elle soit seule, sans ses parents ? Sont-ils morts comme tant d’autres, emportés par les eaux ou bien électrocutés ? Je n’ose le lui demander de peur de la faire pleurer. Elle me paraît très stoïque pour une fille de son âge. Ou alors, elle ne se rend pas compte. J’étudie son visage : long et fin aux traits délicats, avec un nez retroussé. Un dessin de fée ou de lutin. Elle vient de tourner la tête : de très grands yeux lui mangent la figure. Je dois m’être habitué à l’obscurité car je vois bien ses formes. Ses cheveux fins et longs ressemblent à du fil de fer emmêlé.
Il fait un peu moins nuit. Il y a comme une lueur au loin.
- Tu me regardes ?
- Oui. Où étais-tu passée ?
- Dans un endroit où tu ne peux pas aller pour moi !
- D’accord ! Je me suis fait du souci ! Préviens la prochaine fois. Tu es allée jusqu’où ?
- Eh bien là-bas, du côté des tuyaux. C’est sec. Tu veux voir ? Je suis même restée à l’intérieur de l’un d’eux. Il y fait chaud.
- Ah oui ? C’est une bonne idée de s’installer dans le tuyau. Mais, je n’ai pas trop envie de bouger pour l’instant. Tout à l’heure quand il fera jour.
- On fait quoi parce que je m’ennuie ! Tu as vu cette lumière ? Elle tend son bras vers le côté droit du bâtiment, là où une espèce de cheminée trône fièrement.
- J’ai remarqué : elle n’a pas bougé d’un millimètre depuis …disons un certain temps. Je n’ai pas de montre. Je n’en avais pas besoin, j’avais un portable avant le début des intempéries. Et toi ? Tu en as une ?
- Pareil, jamais eu besoin. Je ne sais pas lire l’heure. Ça ne m’intéresse pas.
- Qu’est-ce qui t’intéresse ?
- Nager, j’adore ça. Ecouter de la musique. Voir mes copines. Je ne les retrouve pas. Tu peux me dire où sont les gens ? Mes parents m’avaient puni et enfermée dans ma chambre avec interdiction de sortir jusqu’à nouvel ordre. Ils m’ont apporté un plateau repas et sont partis. Il n’y a pas très longtemps, je pense. Je sais plus ! Dans la nuit, j’ai entendu un raffut de tous les diables. Comme si on traînait des objets lourds. Ce matin, je n’ai vu personne. Toute la journée à attendre, j’en ai eu marre ! J’ai ouvert la fenêtre de ma chambre : toute cette eau ! Hop, j’ai plongé ! C’est dingue : je croyais rêver !
- Ils t’ont puni pour quelle raison ?
- J’avais des mauvaises notes et je leur ai répondu qu’ils aillent au diable ! Je regrette maintenant !
- Et tu habitais loin ?
- Assez, c’était l’immeuble vers la bibliothèque. Le plus moche de tous, celui avec ses volets verts tous pourris.
Le silence retombe.
Cette fois, on dirait bien que le ciel s’éclaircit. Pas une goutte de pluie depuis plusieurs heures. Ça repose. Pas un bruit non plus. La lueur au fond du paysage s’agrandit lentement. Un halo clignotant dans la brume.
- Il faut que tu surveilles ce truc !
Océane est trop près du bord. Elle trépigne en pointant son doigt dans la même direction que cette nuit.
Je la rejoins et en effet ça vaut le coup d’œil ! Une masse impressionnante s’approche. Elle sort du brouillard qui nous cachait la vue. Une coque sombre fend l’eau. Non, pas possible.
Je cours chercher ma couverture. Je l’agite violemment. Le son d’une corne de brume retentit. Qu’est-ce que c’est que ce bateau ?
Il ressemble à une péniche très endommagée sortie des temps immémoriaux. Dans le petit jour naissant, cette apparition est irréelle. Il se dégage d’elle une impression lugubre.
Pendant que je secoue frénétiquement mon plaid de secours, l’adrénaline me monte à la tête ainsi que des pensées négatives. Et si cette embarcation ne s’arrête pas ? S’il n’y a personne à bord ?
Est-ce un bateau fantôme sorti de mon imagination fertile ?
Si Océane l’a vu, alors c’est bien vrai, je ne rêve pas !
******
2 décembre
La chance est de notre côté. Le bateau accoste dans un bruit de ferraille assourdissant. On nous lance une échelle de corde.
Dans un temps record, je rassemble mes maigres affaires. Je tiens fermement notre escalier de fortune, notre lien fragile vers l’espoir.
J’aide Océane à grimper mais elle n’a pas besoin d’aide. Dès qu’elle est happée sur le pont, j’entreprends moi aussi la montée. Je glisse souvent.
Comme la corde n’est plus retenue, je me cogne contre la coque. Au prix d’un effort soutenu, je me hisse sur le pont. Je visualise la hauteur incroyable de ce navire. L’endroit où j’étais s’est rétréci d’une manière non négligeable. Ou alors ce sont les eaux qui recouvrent presque le toit de mon immeuble.
- Bienvenue sur le « Léviathan » !
Un type très maigre, vêtu d’une cape noire, coiffé d’un chapeau également noir, à larges bords ricane en disant ces mots. Sa silhouette se détache devant le fond blanc d’une cabine. Il secoue ses cheveux décolorés. S’arrête net pour me lancer un regard interrogateur. Je ne me sens pas très à l’aise. Pourtant, je souris pour remercier.
- Heureusement que vous étiez dans les parages. Avec les évènements, il n’y a plus âme qui vive dans cette ville.
- Tu l’as dit, Mignon. Je cherche de la main d’œuvre. Tu vas participer au nettoyage des cabines et des ponts. Tu m’appelles Morgan. Et toi ?
- Armand. La petite, c’est ma sœur Océane.
- Suis-moi.
Il est devant moi. Sa démarche chaotique me dit qu’il doit avoir bu puisque le navire n’est pas encore reparti. On longe la partie supérieure du pont, tout en bois gris écaillé. Derrière cet espace, j’entends du remue-ménage.
- Combien sommes-nous sur votre bateau, s’il vous plaît ? Je suppose, Morgan que vous êtes le capitaine.
A la façon froide qu’il a de me dévisager, je comprends que les questions ne sont pas les bienvenues. D’ailleurs il ne me répond pas ! Il continue de me guider vers un escalier et nous franchissons les étages supérieurs. Nous ne parcourons pas moins de quatre niveaux. Entre ceux-ci j’aperçois la surface de l’eau lorsque nous nous trouvons sur chacun des ponts. Elle est noire et luisante : probablement salie par les remontées d’essence et autres produits déversés durant les tempêtes.
Nous traversons enfin le dernier pour atteindre une enfilade de cabines. Morgan ouvre une porte :
- Voici le local. Tous les matins, tu passeras la bâche sur tout le parcours que nous venons de faire. Puis, tu entres dans chaque pièce pour laver les sols. C’est important contre les microbes ! Ai-je été clair ? Tous les jours, tu m’entends !
Pour ça oui, il hurlait ! J’acquiesçai d’un mouvement de tête. Je n’ai jamais fait ce genre de travail mais je ne souhaite pas le contrarier !
- Ta chambre est là. Il me montre la pièce d’à côté. A cinq heures de mat, c’est l’heure du rassemblement. Faut être au deuxième pont et c’est bientôt. Alors on y retourne. Après, tu décrasses et à midi, tu pourras prendre ta ration. Si tu as terminé ton devoir, c’est quartier libre.
Je n’ose demander s’il est utile de laver un bateau alors qu’il ne fait que pleuvoir !
Malgré ma jeunesse, je me fais distancer par le Capitaine. Ce paquebot est un vrai labyrinthe et plus d’une fois, je me perds.
Je pense à Océane. Quel est son travail ? Où va-t-elle dormir ?
Sur le second pont, il y a une trentaine de personnes qui attendent. La plupart semble éteint. Pas de lueur dans leurs yeux : on les a cueillis au saut du lit et il est très tôt. Au premier plan, il n’y a que des hommes d’un âge mûr, habillés de pardessus sombres. Leur attitude faisant plus penser à des cadres supérieurs qu’à des marins. Je ne comprends pas ce qu’ils sont censés faire ici. Des affaires ? Alors que toute activité humaine s’est arrêtée, il y a trois semaines.
Derrière eux, d’autres hommes, plus jeunes, aux vêtements mal taillés dans un tissu de mauvaise qualité : pantalons de toile bleu foncé et chemises à carreaux. Leurs pieds sont nus.
Le capitaine s’avance :
- Mes gars, nous allons procéder au tirage au sort comme d’hab. D’abord je vous présente deux nouveaux : Armand qui remplace Titi … paix à son âme et Océane qui aidera aux cuisines. Qui s’oppose ?
Personne ne bronche. Je vois Océane qui s’avance vers le Capitaine. Ah bon, elle veut s’opposer ? Elle ne me voit pas.
-J’ai besoin d’une main innocente. Océane qui est la plus jeune, tirera un papier dans mon chapeau. Nicolas, tu amènes les noms !
Un gros matelot se dandine avec un sac en plastique. Il le tend à Morgan. D’un geste calculé, ce dernier le renverse dans sa coiffe.
-Océane, vas-y ! C’est à toi !
Elle plonge sa main, un sourire aux lèvres.
Un silence de mort l’accompagne.
Après plusieurs minutes, elle extrait du chapeau, un petit bout de papier lié en quatre. Morgan l’attrape, le déplie et lis le nom :
- Martin, tu vas aux cuisines. Désolé.
L’homme en question s’effondre en larmes et pique une crise. Il faut quatre gars pour le soulever. Ils vont le transporter jusqu’aux cuisines. Océane suit le petit groupe. Elle n’a pas l’air de s’en faire.
Quelle est la raison de cette panique ? Le contraste entre les spectateurs amorphes et l’état d’énervement de Martin me perturbe. Mais je suis tiré de ma stupeur par un vacarme soudain.
On entend crier dans un porte-voix « Parez à manœuvrer ! Tous à son poste ! »
Tout l’équipage se disperse à la hâte. Le bateau s’éloigne de mon quartier. Une gerbe d’eau luisante jaillit dans son sillage. Ce spectacle inhabituel m’hypnotise. Il faut pourtant que je rejoigne le pont supérieur.
Une première observation : les ordres ne sont pas à discuter. Et si je ne fais pas mon travail, me jettera-t-on par-dessus bord ? J’ai envie de dormir, moi ! Tout bien réfléchi, je retourne au local de nettoyage. J’ai du mal à avancer.
Le navire tangue, a des hoquets. Je suis souvent projeté contre les parapets du pont ou les cloisons des cabines. L’envie de vomir m’oblige à stopper tous déplacements et à m’accrocher aux écoutilles. Je connais les plus longues heures de toute ma vie. Les conditions sont mauvaises et le travail est éreintant. Pourtant, je m’en acquitte jusqu’à l’heure du déjeuner. Evoquer la nourriture suffit à convulser mon estomac. Mes débuts sur un bateau sont lamentables : je n’ai pas le pied marin et j’ai le mal de mer !
A nouveau la voix du capitaine : « Midi, l’heure du ragoût ! ».
Je range mon matériel. Me traîne jusqu’au deuxième pont. Il me faut juste de l’eau, je suis déshydraté. C’et le comble avec toute la pluie tombée ses derniers temps. Je remarque qu’il ne pleut pas. Un vent glacial se lève.
Les messieurs bien habillés sont assis par terre à côté des matelots. Ils tendent une timbale pour recevoir leur ration du jour. C’est Océane qui sert. A la tête qu’elle fait, sa matinée a dû être aussi éprouvante que la mienne. Son visage est décomposé, blafard. En passant à mon niveau, elle plonge un regard halluciné dans le mien. Se dépêche : Morgan la talonne. Il me jette un œil mauvais :
- Travail bâclé, pas de pâté.
- Je peux avoir de l’eau ?
- Il y en a dans ta piaule me répond un homme, proche de moi. On a une station d’épuration à bord : on a toute l’eau qu’on veut !
- Vous ne stockez pas l’eau de pluie ?
- Quand il y en a : oui ! Mais ça fait longtemps qu’il n’a pas plu ! Ha Ha ! T’as de la chance ! Si je n’avais pas une faim du diable, je ferai comme toi ! Je sauterai plusieurs repas, tiens ! On n’en peut plus : 40 jours de navigation sans rencontrer un seul port digne de ce nom. Un endroit avec des vivres, tu comprends ? La pêche est impossible : trop de pétrole nous empêche de déployer nos filets….Tu comprendras bien assez vite !
Je n’ai plus rien à demander. Tout ce discours me surprend.
« Quartier libre ! Vous pouvez disposer !» La voix amplifiée du maître d’équipage résonne dans l’espace.
Lorsque tout le monde se lève, je les imite. Mes jambes flageolantes me portent tant bien que mal à bon port. J’inspecte les lieux pour trouver de quoi me désaltérer. Ce qui ressemble à un robinet délivre les précieuses gouttes vitales. Chercher un gobelet est trop long : je réunis mes mains. L’eau coule. Je bois en aspirant. Ce moment me procure un plaisir nouveau. Je m’écroule de fatigue sur ma couchette spartiate. Le sommeil me gagne.
En sueur, je me lève pour me rafraîchir encore. Ma tête tourne. Ma blessure me lance. Il faudrait que je voie le médecin. Comment faire ? Je ne sais pas du tout où le consulter.
Allongé, j’essaie de fermer les yeux. J’ai très chaud. Remue beaucoup.
Des images surgissent à l’improviste.
Je suis pendu par les pieds, déshabillé. Un homme, aiguise un couteau de boucherie. Il arrive près de moi, m’observe. Attrape l’arme blanche, m’ouvre la gorge d’un geste net. Je me vois agoniser, perdre mon sang qui est recueilli dans un seau, par ce barbare. La peur, plus que la douleur me submerge. Je me réveille en hurlant. Mon voisin de cabine réagit en se précipitant dans ma chambre. Il me touche le front. A ce moment, je frissonne. C’est une araignée qui me palpe. Je crie encore plus. De l’eau fraîche me ramène à la réalité.
Morgan est à mes côtés.
- Reste avec nous, moussaillon ! Le chirurgien va s’occuper de toi.
Il entre, une sacoche à la main. C’est un petit homme grassouillet au visage fermé. Consciencieux, il m’ausculte, me tâte le ventre, enlève mon bandage. Là, je crie car il adhère à mes chairs, s’attarde sur ma plaie ;
- C’n’est pas beau : faut désinfecter. On a que de l’alcool, j’te préviens.
Il sort un flacon. Le déverse sur mon cou blessé.
La douleur est intenable. Je sers les dents. Puisque je souffre, je ne rêve pas !
- Maintenant il faut recoudre. On n’a pas d’anesthésiant. Tiens, mords ça.
Il me place un morceau de cuir dans la bouche. Morgan me maintient fermement. Je ferme les yeux. L’aiguille s’enfonce dans la peau.
J’entends des voix faibles et lointaines.
Je m’évanouis.
Océane apparaît comme par enchantement. Elle étale de la pommade sur ma blessure et applique un sparadrap. Ses gestes sont saccadés. Fébrile, elle commence à parler d’une façon que je ne lui connais pas : le ton d’une grande personne :
- En bas, il n’y a plus rien à manger, je t’assure. C’est ce que le chef de la maintenance dit tout le temps ! Elle mime le personnage : « Comment on va s’en sortir ! On ne va pas tuer tous les passagers du bateau, ceux qui ont donné toute leur fortune pour nous accompagner dans cette expédition. Les gars en costard et ensuite les membres de l’équipage. Je ne le supporterai pas ! »
J’ai surpris la conversation entre le Capitaine et lui. Ils ont failli se battre ! Morgan a hurlé : « on change rien ! » Et mon chef, Toinou, a répondu qu’on en était à une dizaine de meurtres !
Il y a pire : une rumeur qui court. Les gens qu’on tue ce n’est pas seulement pour qu’il y ait moins de bouches à nourrir, c’est pour les faire cuire ! Et les servir en ragoût !
- Tu dis n’importe quoi !
- Non, et je t’annonce que je vais m’enfuir cette nuit. Je compte sauter du pont inférieur puis nager jusqu’à ce que je rencontre des personnes normales ! Tu peux venir avec moi quoique dans ton état, tu peux rien faire ! Au revoir !
- Attends, tu risques de nager longtemps et cette histoire de cannibalisme n’est pas fondée.
- Que ce soit vrai ou pas, je pars. D’ailleurs ton nom est sur les listes. Dès que tu iras mieux, tu feras partie du cheptel.
Elle se dirige vers la sortie et lance :
- Et je peux résister : j’ai déjà parcouru des kilomètres à la nage, en mer !
Claque la porte.
Ma température est redescendue. Je peux me déplacer sans voir le sol se jeter sur moi ! J’aimerai saluer une dernière fois Océane. J’entreprends de descendre aux Cuisines si jamais elle s’y trouve encore. La porte est fermée et je n’arrive pas à l’ouvrir.
Dehors, le crépuscule enveloppe toute forme d’un voile sombre. Je distingue les escaliers qui mènent aux étages inférieurs. Je me penche au-dessus du pont.
Une silhouette humaine d’une taille supérieure à la normale transporte un sac. Il est plus bas. Grâce à la pleine lune, je peux observer toute la scène : ce qu’il exhibe, me fait penser à une tête, celle d’un homme qui ne m’est pas inconnu ! Ce nez aquilin, l’œil de verre … Ses cheveux blanchis !
C’est Martin. Je ne l’avais vu que quelques minutes mais j’avais remarqué ces détails. Ils sont gravés dans ma mémoire.
Puis il remonte. Je cours me cacher sous l’escalier.
Tremblant, les pensées qui se bousculent, je reste prostré. Peut-être est-ce que je rêve ou délire encore ? S’il est vrai que sur ce bateau, on trucide pour se nourrir, de deux choses l’une :
Soit, je risque de finir dans les assiettes, soit, si j’échappe à ces tirages au sort, je risque de manger de la chair humaine. Mon estomac se convulse. Je sus à grosses gouttes tandis qu’un vent glacial s’unit à tout le reste pour me rendre la vie impossible.
J’imagine ma jeune amie, se préparant à plonger. Non ! Pas tout de suite !
Océane ! Si tu m’entends : attends-moi ! Des larmes sont prêtes à couler à flots, dès que les vannes vont céder. Elles m’inondent le visage.
On va partir tous les deux. Ma décision est prise. Je prie pour qu’il ne soit pas trop tard.
3 décembre
Depuis combien de temps suis-je sous la rampe de cet escalier. Pourquoi ai-je atterri à cet endroit ?
Lentement j’émerge et les évènements de la nuit me reviennent tel un boomerang. Je vois mon corps flotter en morceaux au-dessus de ma tête. Des mains les attrapent. Des bouches mastiquent des bouts de ma chair.
Le Capitaine stoppe leur élan : « Il est contaminé ! Jetez tous les restes à la mer ! »
Oui, je voudrais me jeter à l’eau, suivre Océane. Deux raisons m’en empêchent : mes forces qui m’ont lâché et ma peur de l’eau, surtout celle-ci : opaque aux reflets d’encre noire.
Quelle heure peut-il être ? La nuit me protège pour l’instant. A cinq heures du matin, il sera trop tard.
J’écoute les bruits environnants. Fracas du ressac. Personne ne semble marcher dans ma direction. Je sors de ma cachette. Le nettoyage des ponts, ce matin, m’a appris qu’il y avait des embarcations de secours accrochées le long des parois du bateau. Je dois en trouver une le plus vite possible.
Le bateau file à grande vitesse. Parcourir une petite distance tient de l’exploit. Je dois d’abord récupérer mes affaires. Malmené par les secousses, je parviens jusqu’à ma cabine. Mon sac à dos est au pied de ma couchette. Rien n’a été défait. Je prends le temps de remplir une gourde d’eau qui traîne sur ma tablette de nuit et de l’attacher après une sangle de mon bagage. Je place le tout sur mes épaules et repars en sens inverse. La traversée des différents ponts est toujours aussi périlleuse. J‘atteins enfin l’étage inférieur.
Sur l’entrepont, je repère une espèce de barque pendue à un treuil. J’étudie le système car je me demande comment la mettre à l’eau. Il y a une manivelle à actionner. Tout à mon observation, je ne m’attends pas à ce quelqu’un m’adresse la parole :
- Ah ! Tu comptes partir sans moi ? Je sursaute et l’instant d’après, je ne puis contenir ma joie :
-Océane, tu m’as fait peur ! Ouf, tu es là ! Aide- moi à comprendre de quelle manière on peut larguer ce truc.
- Facile : tu tournes là et la vis va se dérouler et propulser le canot en bas.
- On dirait que tu as fait ça toute ta vie !
- Avec l’école, on a visité un navire musée. J’ai bien écouté les indications de l’intervenant.
- Allons-y ! Les femmes d’abord. C’est quand même mieux que de plonger dans cette eau immonde.
- J’ai réfléchi que je ne pouvais pas sauter de si haut. Je risquais de me fracasser contre la coque. Tu as vu la vitesse de ce monstre ?
- Dépêchons-nous.
Océane revêt une combinaison étanche trouvée à l’intérieur du canot.
J’active la manivelle, enjambe les bords du canot à la suite d’Océane. Enfile un imperméable. Graduellement, nous approchons de la surface liquide. L’odeur de mer, mêlée à des vapeurs d’essence, est forte. Je me tiens fermement à la fine chaloupe. Le câble se détache et nous heurtons violemment la coque. Puis, une gerbe d’eau nous accueille à destination. Je roule contre les rames, placées au fond. Un peu étourdi, je me relève. Océane est assise, droite comme un I. Si notre situation n’était pas si dramatique, elle aurait éclaté de rire. Je sens qu’elle se retient. Elle a un sourire crispé.
Quelques minutes plus tard, le Léviathan nous dépasse. La nuit l’engloutit.
Je détaille l’équipement sommaire de mon nouveau lieu de survie : une banquette de bois fait le tour de l’embarcation. Des coffres en dessous permettent de ranger ce que l’on a emmené. Dans notre cas, pas grand-chose. Océane n’a rien emporté.
La masse des eaux nous enveloppe d’un cocon sécurisant, noirâtre et puant mais calme. Quelques lourdes vagues viennent heurter la barque. Nous dérivons. Je m’enroule dans ma couverture et profite de ce moment d’accalmie pour fermer les yeux. Océane a trouvé un vieux duvet qui sent le moisi sous les bancs. Elle se blottit contre moi.
Je rêve d’îles paradisiaques, de lagunes immaculées, de longues plages de sable fin. Une brise chaude me caresse le visage. Des arbres regorgent de figues fraîches, de dattes. Je cueille des mandarines à maturité. C’est le jardin des délices. Les parfums de fleurs éclatantes m’enivrent.
Ce monde enchanté se volatilise subitement.
Morgan apparaît grimaçant :
- Où est ta sœur ? Si je ne la vois pas à cinq heures, je la retrouverai. Elle aura la tête tranchée et le reste donné en pâture à mes hommes. On n’a plus rien à manger !
- Promis, je vous la ramène.
Je m’agite. Lave les ponts. Tombe du navire à cause d’une vague gigantesque. Un bras articulé me rattrape juste à temps. Un monstre venu du fond des mers s’était élancé pour me happer !
Je me réveille, allongé au fond d’une barque en bois. Je découvre des lambeaux de nuages blancs qui s’accrochent au ciel bleu. J’avais oublié la beauté de cette couleur. Pas de pluie.
Tout me revient.
La voix haute perchée d’Océane retentit :
- Le petit déjeuner est servi ! Elle me tend une boîte de conserve.
- Merci ! Tu as trouvé de quoi l’ouvrir ?
- J’ai fouillé. Elle me tend une cuillère.
Pour une fois, j’ai de l’appétit. Je dévore sans en laisser une miette. Puis je pose la boîte vide sur le plancher vermoulu de notre frêle embarcation.
Des dents se plantent dans mon bras. Je pousse un cri de douleur. Juste après, je regarde ce que c’est. Un énorme rat noir. Je me lève, secoue mon bras furieusement. Malgré mes gestes désespérés pour le faire lâcher prise, il continue de mordre.
Isis prend une rame et tape dessus. Il tombe et s’enfuit sous les bancs.
Je saigne à travers la manche de mon pull. Je l’enlève. Ce n’est pas beau à voir. J’avais oublié ma blessure au cou. Cet incident m’y fait penser à nouveau. Elle ne me gêne plus. Maintenant, je dois soigner cette morsure qui me fait horriblement souffrir.
Il y a peut-être une trousse à pharmacie, comme c’est conseillé sur tout canot de sauvetage qui se respecte. Nerveux, je me mets à ouvrir toutes les portes que je trouve. Il y en a trois de chaque côté du bateau. Des sacs de toile sont entassés dans les rangements aménagés sous les sièges.
- Je ne t’ai pas dit mais en fouillant, j’ai trouvé des sacs de graines éventrées, à moitié mangées. Je n’ai pas voulu te couper l’appétit en te racontant toutes mes découvertes. C’est beurk ! Certains sacs sont infestés de bestioles.
- Quel genre ?
- Regarde toi-même. Elle me tend un de ces sacs.
- Ah ! Des charançons ! On verra ça plus tard. Rien pour désinfecter. Quelle poisse !
Je me dirige vers mon barda. L’eau de la gourde nettoiera la morsure. Avec du savon que j’ai pensé à prendre, ça fera l’affaire. Tant pis, faute de mieux. J’inonde la coupure, émulsionne le savon, rince.
D’un coup sec, Océane déchire en deux le tee-shirt qui avait servi pour mon cou. Elle entoure plusieurs fois le tissu autour de mon bras. Sa moue me fait sourire.
Avec tout ça, j’ai un peu oublié que l’on est perdu au milieu d’un océan. Il n’y a guère d’espoir de rencontrer âme qui vive. Même les oiseaux et les poissons ont disparu. Pas un seul animal dans les parages à part les charançons et le rat ! Le silence et le souffle glacial du vent pour tout compagnon de route. Heureusement, la fillette me tient compagnie :
- Le rat m’a fichu la trouille. J’en ai la chair de poule rien que d’y penser.
- Moi aussi et …
Je stoppe net ma phrase car d’autres rats surgissent. L’odeur de la boîte de conserve restée ouverte les attire. Au bas mot, une invasion. Je n’arrive pas à les compter. Ils sortent de la cale. Leurs poils se hérissent. Ils soufflent bruyamment. Cela m’affole de voir cette masse grouillante foncer vers nous.
Océane pousse des cris stridents. Se met debout sur un banc.
- C’est répugnant !
Je reprends une rame et frappe dans le tas. Ils se dispersent mais restent à bonne distance, suffisamment pour je puisse voir leurs petits yeux noirs cligner. Ils nous surveillent.
Je ne peux rester sans rien faire. Vite, j’empoigne les rames, les actionne pour faire avancer la barque. Je supplie Océane d’arrêter de hurler. Elle se calme et vient m’aider à ramer. Cela a l’avantage de nous réchauffer et de ne plus penser aux rats.
Nos mouvements maladroits du début, sont devenus plus efficaces à mesure que les heures passent. La marée noire s’est dispersée. La barque file.
J’ai mal partout. Océane abandonne en cours de route. Pas moi. Je distingue une forme vague dans le lointain.
Il faut atteindre cette butte rocheuse qui se détache dans le paysage maritime. Avant le crépuscule. Jamais je ne pourrai dormir en sachant que les rats m’observent. Ils attendent le bon moment pour nous attaquer. J’ai un mauvais pressentiment.
Le fond de la barque cogne contre une paroi dure. Les secousses provoquées par le choc, renversent à moitié notre canot de sauvetage. Enfin, nous sommes dans un environnement stable. Le sommet d’une montagne nous accueille.
Je veux récupérer mon sac. Océane fait un maximum de bruit pour tenir à distance les rongeurs. Opération réussie. Je saute sur les pierres, suivi d’Océane.
J’espère que les rats ne vont pas nous imiter.
Après avoir escaladé plusieurs rochers, nous nous trouvons sur une pente herbeuse. Un sentier de randonnée permet de continuer plus haut. La nature est préservée à cette altitude. Des arbustes sauvages aux baies rouges nous font une haie d’honneur. Bientôt, je découvre une cavité dans la montagne
Des marches taillées dans la roche, puis un couloir nous mènent tout au fond d’une grotte de grande dimension. J’entends distinctement le ruissellement caractéristique d’un jet d’eau. Une source ?
Océane explore une autre partie. Sa voix résonne derrière les parois :
- Magnifique ! On va avoir de l’eau pure à volonté.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Un ruisseau.
La fatigue me gagne. Je cherche un endroit confortable pour me reposer un peu. Mon pied butte contre un tas de branches calcinées. Je disperse les morceaux. Dessous, des braises sont encore actives. Je m’écrie :
- On n’est plus seul ! Quelqu’un a allumé un feu !
Océane me répond :
- C’est ce que je me dis aussi. Il y a des peaux de bêtes, des flèches, des pots en terre remplis de fruits secs dans la partie que je visite. Tout un tas de choses dont le nom m’est inconnu.
- Tu crois qu’il va nous accepter ?
- On verra bien. C’est spacieux, ici. Il n’y a pas de raison qu’on se gêne.
- Tu reviens ?
- Attends, j’ai trouvé une galerie. Il doit y avoir des choses intéressantes par là-bas.
- Bon … Fais attention. Ça glisse. En attendant, je mange un truc.
Calé contre une paroi, ma couverture de survie derrière le dos, j’ouvre un paquet de gâteaux secs. Je me régale en réfléchissant à toutes les péripéties endurées depuis bientôt trois jours. Est-ce que mon calvaire est terminé ? Non, car les rats pénètrent silencieusement dans mon espace rocheux.
Leurs dos foncés se profilent dans la clarté extérieure. Je leur lance une pierre. Ils stoppent leur progression. Jusqu’à quand ?
J’appelle Océane. Pas de réponse. Je me décide à quitter ce lieu infesté de rats. Avec un bâton que j’agite pour les dissuader de me suivre, je prends la direction du ruisseau. En effet c’est grandiose. J’ai l’impression d’être dans une cathédrale en pierres taillées. On dirait que la roche est phosphorescente. Des personnages sont sculptés dans une roche blanche, mi-hommes, mi- animaux. L’eau s’écoule d’une paroi à ma gauche et tombe en cascade jusqu’au milieu de cette salle naturelle. Le ruisseau la traverse de part en part. Je ressens des picotements sur tout le corps. Cet endroit envoie des ondes puissantes qui m’affolent.
Une sorte de table, taillée dans un bloc de pierre, retient mon attention. Un liquide rouge suinte sur ses bords. Sa consistance, son odeur me fait penser à du sang frais. Cette table ressemble à un autel pour les sacrifices. Je n’ai pas envie de m’éterniser. Je frissonne.
J’emprunte la galerie dont me parlait Océane. Des peintures décorent toute sa surface. Je ne comprends pas les décorations. On dirait des signes d’une écriture que je ne connais pas. Des animaux fantastiques, forment un ensemble étrange. Certains ont un corps d’aigle, des pattes de lions munies de serres, une queue de serpent et une tête de cheval. D’autres ont un corps de serpents, des ailes de chauve-souris et une tête de femme. J’ai l’impression qu’ils sont vivants, grâce à la technique picturale très réaliste. Je poursuis la visite.
Plus loin, de nombreux couloirs s’offrent à moi. J’hésite à choisir celui que me conduira à Océane. Cette promenade commence à m’épuiser malgré ma première impression de plénitude. Trop de découvertes à digérer. Je m’acharne pourtant à poursuivre jusqu’au bout d’une énième galerie. Elle débouche dehors, en plein vent. La vue est sublime. Notre îlot rocheux trône fièrement au-dessus de l’océan. Je crie le nom d’Océane. Un écho me répond. « O C E A N E ».
Tu n’es guère avancé. A l’extérieur, le jour décline. Tu dois vite retourner vers le feu éteint. Le rallumer pour faire fuir les rats. Quelle perte de temps ! Tout ça pour ne pas retrouver ta jeune amie. Pas de panique. Pourquoi faire le chemin inverse poserait-il un problème ?
Tu vas certainement arriver à ton point de départ et vaincre les rats. Tu t’engouffres dans les galeries. Il fait presque nuit. Demain, Océane sera à tes côtés.
FIN
http://www.welovewords.com/documents/leveil de Camille Mari alias Strawn
· Il y a presque 12 ans ·Françoise Grenier Droesch
Merci pour ton avis, Pascal. Trop complexe, peut-être ? Il faut que je termine les autres chapitres mais comme c'était pour le concours "Apocalypse" et que je n’étais pas lauréate ( il n'y avait qu'un seul texte primé ), je l'ai laissé tomber ! Il fallait que ce soit sous la forme d'un feuilleton avec un cliffhanger à la fin du chapitre. J'ai beaucoup aimé écrire cette ambiance, en tous cas ! ( Il fallait décrire les 3 premiers jours du mois avant la date fatidique du 21 décembre 2012 ). La lauréate a bâti son scénario sur un personnage victime d'une expérience d'hypnose, qui se réveille des mois après ...
· Il y a presque 12 ans ·Françoise Grenier Droesch
Un texte complexe, exigeant, et qui mêle onirisme, délires (du personnage principal) et réalité crue, sur fond d'apocalypse et d'écroulement des repères.
· Il y a presque 12 ans ·Intéressant.
Merci, Françoise.
Pascal Bléval