3 - Premier masque

blanzat

Toute cette histoire a éveillé ma curiosité. Quelques jours auparavant, tout le monde dans la région s'inquiétait de la mort d'un jeune homme, Jonathan Ramiot, dont le corps a été retrouvé dans les bois au-dessus de Bourg-Malau. Et voilà que le collège s'embrume à son tour dans un mystère.

Pourtant, une certaine amertume me gagne quand je consulte ma montre. Nous avons manqué la récréation, ce qui m'importe peu, mais nous avons surtout manqué la première heure du cours de Français, le seul moment de cette journée qui lui donne un semblant d'intérêt.

Nous venons donc de passer plus de deux heures parqués comme un troupeau de moutons dans la salle d'étude. L'une d'entre nous, Christelle Trousset, manque à l'appel et Graillon nous accorde un quart d'heure de pause avant de rejoindre Madame Bolbec dans la salle 012.

Tandis que notre groupe se répand dans le préau pour reprendre les commentaires et les pleurs interrompus, je m'esquive par l'escalier le plus proche pour récupérer mes affaires dans la 317 sinistrée. Je préfère me débrouiller tout seul avec les cadavres de corneilles avant que mes camarades ne viennent y ajouter du tragique et du vomi.

Arrivé à la porte qui est restée grande ouverte, je marque un arrêt puis me dissimule derrière l'huisserie. Je viens de voir Romain Lecour occupé à détailler le contenu d'un cartable qui n'est pas le sien. Le propriétaire en titre est le pauvre Simon de Carvalho dont le goûter vient de disparaître dans la poche de blouson de Romain. Quand il a fini son larcin, il passe à un autre sac après avoir jeté un œil par-dessus son épaule. J'ai anticipé de peu son mouvement et me suis dérobé à sa vue.

En un instant j'ai rejoint la salle de théâtre qui se trouve à l'autre bout de l'étage. Sans surprise, la porte est fermée à clé. Je dois monter à la façon d'un alpiniste dans une crevasse entre les murs du couloir pour atteindre le faux plafond. Je me faufile par l'une des alvéoles et passe de l'autre côté dans la salle. En un éclair je me saisis de ce que je suis venu chercher.

De retour devant la salle 317, je me glisse sans bruit dans le dos de Romain. D'une voix grave d'outre tombe je lance : « ça vole bas aujourd'hui ! » L'effet est immédiat, car il se retourne d'un bond. Je peux lire dans ses yeux la stupeur quand il se retrouve face à un individu drapé dans une cape, le nez caché sous une écharpe rouge et les yeux indiscernables sous le bord d'un chapeau à large bord.

Je ne suis pas certain qu'il ait saisi le jeu de mots, mais la théâtralité de l'instant provoque l'hilarité de l'arsouille. J'en profite pour déployer ma cape, lui boucher la vue, et lui assener un direct du droit.

Romain est du nombre des petites frappes du collège, connu pour ses brigandages et ses reparties insolentes à l'égard de toute forme d'autorité. Fier de lui, il montre volontiers le rapport d'un psychologue scolaire en annexe de bulletin de note : « l'enfant est issu d'un environnement familial chaotique dont la violence est le langage courant ». Son frère aîné, Aurélien, est l'archétype du bagarreur, endurci sous les coups paternels. Cette violence accompagne Romain chaque jour. Il n'est donc pas question que je retienne mes coups si je veux le mettre hors jeu.

J'y parviens à la première tentative puisqu'il bascule en arrière, plonge derrière une table et tombe de tout son long au milieu des cadavres de corneilles. Constatant qu'il ne bouge plus, j'en conclus que l'atterrissage lui a paru suffisamment confortable. Je l'ai vraiment assommé. Il ne bouge toujours pas quand je prends dans sa poche les effets dérobés pour les replacer dans le cartable de Simon.

Je contemple un instant le paysage par la fenêtre. Nous sommes au sud de Bourg-Malau, petite ville médiévale de la vallée de la Mare. On voit les méandres arriver de Richemont, la rivière est bordée de potagers inondés à la mauvaise saison avant d'entrer dans les quartiers neufs de la ville. Sur l'autre rive, la voie ferrée longe la zone industrielle au pied des contreforts des Bas-Plateaux puis la colline boisée de Montilliers.

Le vent me caresse le visage. Une sorte de bien-être m'envahit.

« Tu voles, tu voles, mais tu ne sais pas voler… » dis-je au corps inconscient de Romain avant de disparaître.

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