36. L'amour d'un père

Marie Weil

Les années passent pour Eric, il raconte les dernières années de sa vie jusqu'à l'annonce de sa maladie et s'adresse pour la première à Max.

Après cela les années passèrent à leur rythme. Je guérissais lentement de ma dépression grâce au docteur Palmer et à ma famille.

Je pus reprendre une carrière professionnelle dans un garage de la ville voisine, en compagnie de Pablo qui, en même temps, m'apprenait quelques petites astuces sur la mécanique. En parallèle, nous arpentions les petites villes aux alentours pour aider les gens, soit pour faire un jardin ou réparer une fontaine, et pendant ces moments là j'étais toujours aussi stupéfait par l'accueil et la bonté des gens.

A force d'apporter mon aide un peu partout, je commençais à être connu. Les gens venaient parler avec moi, il m'invitait même à m'inviter pour déjeuner ou dîner. D'autres soirs, je finissais chez Pablo ou, avec ses collègues, nous faisions des parties de poker, jeu dont je n'étais pas très doué.

Ce qui me surprit le plus fut le fait que je ne rendais pas les femmes insensibles à ma vue.

Je constatais que certaines me lançaient des regards charmeurs et d'autres, les plus timides, me souriaient de loin en rougissant. Je retrouvais même des numéros de téléphone glissés dans mes vêtements de travail sans que je m'en rende compte. Tout cela me déconcertait.

-« Amigo, je ne comprends pas pourquoi tu repousses les avances des mujeres ! Certaines sont vraiment de jolies minettes qui pourraient te plaire ! me dit un jour Pablo.

- Si ta femme entendait ça de ta part ! lui répondis-je en riant.

- Que crois-tu ? Ma bella Donna est la plus espléndido des femmes ! »

Je n'ai pas osé lui avouer pourquoi les femmes ne me faisaient pas plus d'effet que ça.

Ce ne fut qu'un an plus tard que je décidai de lui révéler mon homosexualité. Il fut surpris mais non choqué.

-« Tu étais avec un homme avant ? me demanda-t-il un soir.

- Avant, oui, mais il est malheureusement mort du Sida… C'est comme ça que j'ai perdu ma famille après ça, lui répondis-je, les yeux humides.

- Lo siento, amigo… »

Lucas me manquait toujours autant, c'était triste de ne plus se réveiller à ses côtés le matin et de ne plus voir son beau sourire qui égayait mes journées. Alors, trois fois par an, je prenais la voiture de ma mère pour retourner à Seattle voir sa tombe et y déposer des fleurs fraîches. Parfois il m'arrivait de m'y asseoir et de lui dire à quel point il me manquait. Et tout cela se terminait en larmes, mais ça me faisait du bien.

J'en profitais aussi pour discrètement aller voir Max. C'est ainsi que j'ai pu constater avec soulagement qu'il avait repris sa vie en main. Il avait obtenu avec brio un diplôme de cuisinier, et je fus content de le voir fréquenter une jolie jeune femme qui allait devenir plus tard son épouse et la mère de Rebecca.

Cela a été très difficile de ne pas pouvoir assister au mariage de mon fils, mais ça l'a été encore davantage lorsque Rebecca vint au monde en 2005 ; je l'ai tout de suite aimée lorsque je vis mon fils et sa femme sortir de la maternité, la maman tenant le nourrisson dans les bras. Pour moi elle était la plus jolie petite fille du monde et j'aurais tellement souhaiter la tenir une fois dans mes bras et l'entendre dire « bonjour papy ! ».

Malgré cela j'ai décidé de refouler ces sentiments au fond de mon esprit pour me concentrer sur ma vie. C'est ainsi que la famille de Pablo nous invita ma mère et moi à venir passer des vacances au Mexique, dans la ville de Monterrey où toute la famille de Picasso habitait. J'ai pu découvrir là-bas l'importance qu'ils accordaient à la famille, que celle-ci était plus importante que leur propre vie. Dans chacune des familles il y avait un chef qui gérait le bon fonctionnement de tout ce petit monde. En l'occurrence, chez Pablo c'était Mama Spenza – la mère de mon ami – qui occupait ce poste important.

Malheureusement ce fut après ce merveilleux voyage au Mexique que maman succomba d'une fibrose pulmonaire dont elle souffrait depuis trois ans. Cette perte me fit évidemment beaucoup de peine. J'étais sujet à de nombreuses crises de larmes parce qu'elle me manquait, et je me remémorais aussi tout ce qu'elle avait fait pour moi tout au long de sa vie. Je ne souhaitais qu'une chose, c'était qu'elle et mon père soient à nouveau réunis.

Après son décès, je pris sa maison pour mon nouveau domicile, et j'en profitais pour la rafistoler avec l'aide de Pablo. Lui aussi avait du mal à se remettre du décès soudain de ma mère. Il avait fait un peu de place sur son autel des morts pour y mettre une photo de ma mère. Je trouvais ce geste extrêmement touchant.

Vivre seul dans cette maison était quelque chose de bizarre pour moi. C'était la première fois depuis tant d'années que je vivais véritablement seul, et mon moral en prit un coup. Je prenais mon café seul, lorsque je rentrais de ma journée de travail, il n'y avait personne pour m'embrasser en me demandant si ma journée s'était bien passée…

Ce fut ainsi que ma vie se poursuivit dans la solitude. Je prenais de l'âge en ne cessant de repenser à ma vie d'avant, me demandant ce qu'elle serait aujourd'hui si Lucas n'était pas tombé malade. Je pensais aussi beaucoup à Max et à sa nouvelle vie de famille qu'il avait construit avec fierté, et bien entendu à maman que j'aurais tellement voulu avoir encore à mes côtés.

Pourtant, j'aurais pu tout changer. Il me suffisait de rejoindre Alan dans l'Oregon et peut-être vivre et même me marier avec lui. Si cela avait été possible à l'époque, Lucas et moi aurions été mariés. Mais je savais que l'amour que je portais pour Alan n'égalerait jamais celui que j'ai éprouvé – et que j'éprouve encore – pour Lucas.

En 2008 Pablo et sa famille décidèrent de retourner vivre au Mexique ; Pablo voulait profiter de sa retraite auprès des siens. Je l'aidais à préparer leur départ, et le jour J nos adieux furent touchants et tristes. C'était tout de même l'un de ceux qui avaient fait que j'avais pu remonter la pente. Avant de partir il me demanda une dernière requête, que je respectais encore aujourd'hui :

-« Amigo, promets-moi que chaque année, le Jour des Morts, tu érigeras un autel pour tes proches disparus, car on n'est jamais à l'abri d'une visite surprise de Mama Bella qui ne manquera pas de se plaindre que tu as oublié de célébrer sa mort », termina-t-il en souriant.

Cette remarque me fit beaucoup rire. C'est vrai que ma mère avait tendance à être vexée lorsque quelqu'un oubliait son anniversaire, elle pouvait se plaindre durant des heures jusqu'à ce que l'auteur de cet impair ne lui offre un cadeau pour se faire pardonner.

J'ai toujours respecté la requête de Pablo. Chaque année, le Jour des Morts, je dresse un autel où j' y pose des fruits et légumes en guise d'offrandes, des bougies et une photo de chacun de mes proches disparus. Avec cet autel, je leur montre que je ne les oublie pas, et que je ne les oublierai jamais jusqu'à ce que je les rejoigne.

Quatre ans après le départ de Pablo, la vie me frappa à nouveau. Alors que j'étais en train de tondre un jardin municipal d'une ville voisine, une vive douleur me frappa en pleine poitrine et je m'effondrais sur le gazon, le souffle coupé. Je fus transporté d'urgence à l'hôpital où l'on m'annonça que je venais de faire un infarctus. Après plusieurs examens poussés, le docteur m'annonça la terrible nouvelle : mon cœur s'affaiblissait

rapidement et mon seul espoir de vivre encore quelques années passait par une greffe de cœur.

Naturellement j'eus besoin de temps pour encaisser le choc de cette nouvelle, et surtout la comprendre. Après plusieurs jours de réflexion, j'en arrivais à la conclusion suivante : si mon cœur avait décidé de dire stop, alors cela signifiait qu'il était temps pour moi d'aller rejoindre les miens. J'appelais donc le docteur pour lui annoncer que je refusais la greffe.

Voilà où j'en suis aujourd'hui à noircir ces feuilles blanches. Je me sens un peu triste de quitter ce monde qui, au-delà des moments de douleurs et de souffrances – certes ils ont été nombreux – m'a apporté l'amour avec Lucas et Alan, et surtout m'a permis de devenir père d'un merveilleux garçon.


Le récit de ma vie s'achève ainsi, mais j'ai encore un dernier message à te transmettre, Max mon fils. Toi qui, je l'espère, as lu ces lignes jusqu'au bout, sache que je ne t'en veux nullement d'être parti ce fameux jour où j'ai levé la main sur toi. Si tu ne l'avais pas fait, tu n'aurais sans doute pas rencontré ta merveilleuse femme, Mary, et tu n'aurais pas eu Rebecca, ta fille chérie.

A l'époque je n'ai pas été capable de comprendre ta douleur face à la mort de Lucas, et aujourd'hui j'espère que tu me pardonneras de ne pas avoir tenu mon rôle de père lorsque ce malheur nous avait frappés de plein fouet ; c'était là que tu avais le plus besoin de moi.

Je terminerai en te disant que malgré tout ce qu'il s'est passé, je t'aime toujours autant qu'avant et je n'ai jamais cessé d'espérer pour ton avenir. Je suis fier de ce que tu es devenu, et je suis sûr que ta mère et Lucas doivent être aussi très fiers de toi.

Adieu mon fils, mon petit bonhomme, tu resteras toujours dans mon cœur, même après la mort.

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