5 - L’étrange embauche

blanzat

Deux jours plus tard, les rumeurs sur la disparition de Christelle Trousset se sont répandues dans les environs. Le journal local en fait sa une et pose timidement la question d'un lien éventuel avec la mort de Jonathan Ramiot. Les gendarmes ont aussitôt écarté cette éventualité, concluant pour le jeune homme à un accident.

Au collège Paul Féval, certains disent que Christelle aurait fugué entre la salle 317 et l'étude, d'autres qu'elle aurait été enlevée par les corneilles. D'autres encore qu'elle serait tombée du troisième étage, se serait cassée une jambe, et n'aurait pas pu échapper à un détraqué sexuel qui l'aurait enlevée, torturée puis enterrée vivante dans le champ derrière le collège.

L'émoi est grand. Les jeunes filles sanglotent par groupes tout au long des récréations, certains professeurs sans ressources pédagogiques sont interpellés par des élèves en plein cours pour savoir ce qui est arrivé à l'infortunée. Le silence de la directrice, de l'adjoint, du CPE, des pions, tout concourt à faire enfler le mystère. L'après-midi de la disparition, des gendarmes ont procédé à des relevés avant de mettre en place un dispositif de recherche. Ils ont fait chou blanc.

Mais aujourd'hui, un autre événement détourne l'attention. C'est la visite de Monsieur Charles Darlet, bienfaiteur du collège et notable de Bourg-Malau. Il est question de donner son nom à un auditorium dont il a financé la rénovation en même temps que celle du réfectoire. Pour le remercier de son mécénat, une inauguration officielle a lieu ce jeudi en présence du Maire et d'un journaliste local.

Il a été demandé aux élèves de se mettre sur leur trente-et-un et d'observer la plus stricte discipline. C'est donc tout naturellement qu'un tiers d'entre nous se présente décoiffés au dernier degré, ainsi qu'affublés de hardes sans formes et aux couleurs mal assorties. Sans y avoir mis ma volonté, je suis du nombre : ma mère a gardé ma chemise déchirée en vue d'un rafistolage de fortune, mais j'ai conservé mon jean ouvert aux genoux.

Graillon et ses pions entreprennent de nous faire défiler en cadence et par ordre de taille devant la délégation. Le CPE reste impassible devant notre incurie, mais nous comprenons son exaspération en voyant la nervosité avec laquelle il se gratte la paume de la main.

Après un discours sans originalité rempli de professions de foi et de glorification d'un passé embelli, Monsieur Darlet, Monsieur le Maire et Madame la directrice passent les troupes en revue. On met en avant les champions de sport et les bons élèves, et personne ne commente les hères en guenilles. Puis tout le monde se tourne vers la fanfare du collège, constituée des élèves de 3ème et 4ème, qui déchiffre honorablement l'Hymne à la Joie.

Il me faut réprimer un éclat de rire à cette écoute en considérant le ciel gros de nuages gris jetant une lumière blafarde sur la cour basse du bahut. À tout instant la pluie peut venir ajouter son martèlement à cette joyeuse musique. Ma résistance est à son comble en observant Simon De Carvalho du coin de l'œil. Ce brave jeune homme révèle une âme de mélomane en marquant le rythme avec sa tête, les yeux fermés.

« Un bon Dies Irae eut été plus approprié » me glisse Hadrien avec flegme.

« Monsieur Cléanthe ! » Graillon me fait signe par-dessus les têtes des élèves.

Je sors du rang pour le rejoindre. À son côté, M. Darlet me fixe derrière ses demi-lunes. C'est un homme d'âge mûr, au ventre proéminent. Il porte un costume gris, la chemise tendue à l'extrême, la cravate posée en cascade sur sa bedaine lui serre le cou plissé sous un double menton.

Il me tend une main boursouflée pour une poignée assez molle. Je remarque qu'il a le souffle court et sifflant des gens obèses.

« Monsieur Darlet recherche un jeune homme pour remplacer son secrétaire qui est souffrant. » Je dois certainement envoyer des signes de néant intellectuel intersidéral, car le CPE reprend : « comme ce sont bientôt les vacances, vous pourriez passer une semaine à travailler pour lui. »

« Pourquoi moi ? » je demande en oubliant toute déférence.

« M. Darlet recherche quelqu'un de bon en orthographe, et Mme Bolbec assure que vous êtes l'élève le plus qualifié. »

« Vous percevrez une indemnité », précise le gros homme. Son attitude trahit un profond ennui qui lui fait porter son regard au-delà de notre trio, quelque part vers les arbres au-dessus de la cour haute.

« D'accord. »

« Présentez-vous ce soir à mon domicile, nous vous donnerons plus de détails. »

« C'est que je dois prévenir mes parents… Monsieur. J'habite de l'autre côté de la voie ferrée, loin au bout du champ qui... »

« Mon chauffeur vous reconduira. »

« D'accord. »

Tout s'est passé un peu trop vite. On pourrait croire que la seule rémunération m'a poussé à la docilité, et il serait malhonnête de dire le contraire. Pourtant, ma pulsion première a été de remettre en question ma désignation, puis je gardai pour moi cette question pour finir au plus vite cet échange dans lequel je me sentais mal à l'aise.

Mais la question me travaille toujours. Pourquoi moi ? L'argument orthographique ne tient pas. Je suis en sixième, il y a certainement des élèves de troisième meilleurs que moi. Il est vrai que le français est la seule matière, avec l'anglais, pour laquelle j'ai certaines facilités, mais Mme Bolbec n'est pas la seule enseignante. D'autres auraient pu mettre en avant des élèves plus aptes, au profil moins brouillon que le mien.

Néanmoins, la journée passe et je me présente le soir même à l'adresse indiquée par le CPE Graillon. La pluie tombe sur la ville, les réverbères viennent de s'allumer et jettent quelques reflets sur les trottoirs qui brillent. J'aime ces moments où l'on sent le temps glisser entre deux humeurs et se figer un instant dans l'indécision. Quelques voitures passent à toute vitesse avec leurs essuie-glace affolés, des gens rentrent chez eux sous des parapluies ruisselants, c'est l'automne à Bourg-Malau.

Derrière un haut portail de fer qui la cache des passants de la rue du Pont, la Villa Nemeti est une immense bâtisse en pierre grise et brique rouge, sur trois étages, flanquée d'une véranda spacieuse et aussi haute que le premier niveau. Un vaste parc s'étend derrière la villa pour ne s'arrêter qu'en rencontrant la Mare. La rivière délimite la propriété par le coude qu'elle effectue pour la contourner. En amont, elle se sépare en deux bras qui se rejoignent de l'autre côté de la rue où je me trouve. Le tout forme une île au pied des anciens remparts de Bourg-Malau, fermée à son extrémité sud par le domaine de la Villa Nemeti.

Je suis introduit dans un petit salon au rez-de-chaussée, qui communique avec la véranda. Là, perdu au fond d'un chesterfield faisant face à une cheminée en pierre, j'attends un long moment. Je regarde les flammes danser dans l'âtre, j'écoute une horloge comtoise battre le temps dans la pénombre. Sur les murs lambrissés d'acajou, on peut distinguer des tableaux dans des cadres dorés.

C'est calme ici, me dis-je, j'apprécierais sûrement chaque jour de retrouver cette paix intérieure, loin des cris de mon père, loin de ses yeux de fou quand il me hurle dessus et me gifle en même temps sur les oreilles. Je m'enfonce un peu plus dans le fauteuil, mes muscles se détendent tandis que je relâche un peu de mon qui-vive permanent.

Un jeune homme, plongé dans la lecture d'un livre, traverse la pièce en silence sans me prêter attention. Quelques instants plus tard, il revient, me toise brièvement, m'adresse un sourire, et repart. Il n'a émis aucun son.

C'est finalement le domestique, un homme d'âge mur à l'accent rustique, qui vient m'expliquer le déroulement de la semaine à suivre, première des vacances de la Toussaint. Il viendra me chercher tous les matins à 9h00 et me ramènera chez moi pour 12h30. Pendant trois heures tous les matins, j'aurai à rédiger le courrier de M. Darlet et ranger ses archives.

Il termine ses consignes par ces mots étranges :

« Entrez toujours par la porte de devant et n'allez pas dans le jardin, cela n'a pas réussi à votre prédécesseur… »

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