6 - Nos ancêtres les Gaulois

blanzat

Le lendemain, tous les agendas des élèves le mentionnent avec des couleurs vives et en majuscule, est le dernier vendredi avant le week end et les vacances de la Toussaint.

La cérémonie de la veille n'a été qu'une parenthèse grisâtre. Christelle Trousset est toujours portée disparue, les gendarmes piétinent dans l'enquête sur la mort de Jonathan Ramiot. Bourg-Malau a rarement été le théâtre de tant de mystères. Le moral général a retrouvé son niveau zéro.

Nous avons cours d'histoire et géographie à la première heure avec Mme Jardin. L'Égypte nous a occupés dès la rentrée, puis l'Empire Romain a pris place, en bon conquérant. Aujourd'hui, il est question de César et de la guerre des Gaules.

Virginie Caillaux pousse un petit cri de souris quand nous ouvrons notre manuel à la page des Gaulois. On voit sur une petite image Odin, sur son trône, entouré de deux loups et de deux oiseaux noirs. Mme Jardin explique que le dieu germanique, roi des Ases, a deux corbeaux à son service, Hugin et Munin, qui le tiennent informé de ce qui se passe dans les neuf mondes sur lesquels il régnait depuis son royaume d'Asgard avant la chute des dieux.

« Madame c'est Odin qui a fait enlever Christelle ? » demande Laurent Geron.

Une bonne partie de la classe éclate de rire. Laurent Geron est connu pour poser des questions idiotes.

« Quelle idée ! » dit Mme Jardin.

Hadrien, à côté de moi, secoue la tête en signe de désapprobation.

« Des corneilles, pas des corbeaux… » me souffle t-il. « Madame ? » dit-il plus haut en levant la main, « est-il pertinent de représenter une divinité de la mythologie nordique dans un chapitre qui traite des Celtes ? »

Mme Jardin ignore cette remarque et reprend avec entrain.

« Savez-vous que le nom de Malau vient du gaulois mantalo et qu'il signifie chemin ? C'est la tribu des Carnutes qui l'occupait au moment de la conquête romaine et la… »

La matinée se termine comme un long soupir d'agonisant par la dissection d'une pelote de chouette en cours de SVT. Cédric passe un bon moment avec David à reconstituer le squelette d'un mulot. Ils nous empruntent, à Hadrien et moi, des fragments d'oiseau et parviennent à créer un animal tout nouveau : le mulot volant. Hadrien semble s'amuser lui aussi. Quant à moi, assis près de lui, j'ai l'impression que je ne sais plus respirer autrement qu'en baillant. Le ciel est gris, on commence déjà à allumer les lumières, le froid s'installe et c'est comme si mon corps réclamait l'hibernation.

L'après-midi est plus rythmé. Deux heures d'entraînement pour le cross du collège. Le parcours fait quatre kilomètres de boue. Je me retrouve à la peine derrière la majorité de mes condisciples. D'abord quatre tours de stade, puis rejoindre le plateau qui surplombe le bahut par une rue inclinée comme les contreforts du Kilimandjaro. Nous passons alors sur un sentier en bordure de forêt qui rejoint le cimetière.

Fatigué par mes nuits agitées, je me retrouve bon dernier, seul derrière, le souffle court, les jambes en feu. J'attaque l'épingle qui mène au plateau quand je vois Hadrien me faire des signes derrière un buisson.

« Tu es bien lent, j'ai failli partir… » me dit-il.

Hadrien est plutôt maigre de nature, par contraste avec l'embonpoint qui freine mes efforts, mais il ne prise pas plus que moi la pratique de l'endurance. Je le suis dans la direction opposée au parcours du cross.

« Si tu as… dans l'idée de… prendre un raccourci, je… tiens à préciser que… nous nous dirigeons… aux antipodes », dis-je encore essoufflé. Hadrien a cette manie de faire des phrases complètes, et je me surprends à en faire autant. Le résultat est pénible quand les poumons ne peuvent plus fournir l'air nécessaire à un trop plein d'élocution.

Ignorant ma souffrance, mon camarade ne répond pas et continue sa progression vers le nord, à travers bois. Nous débouchons assez rapidement sur un chemin creusé d'ornières remplies d'eau. Le vent a chassé la pluie et de gros nuages cotonneux se reflètent dans les flaques. Toujours haletant, j'émets à nouveau quelques doutes sur la direction que nous prenons. Hadrien s'engage sur le chemin et dit :

« Nous avons encore le temps de les rattraper, c'est l'entraînement, on ne cherche pas à être dans les premiers, n'est-ce pas ? Le prof trouverait cela pour le moins… suspicieux. Et il y a quelque chose que j'aimerais vérifier, tu trouveras ça intéressant, je n'en doute pas. »

Le chemin se termine par un cul-de-sac au milieu des bois. L'automne a déjà dégarni une bonne partie des arbres autour de nous et forme un décor en rouge, orange, jaune. Derrière les premiers troncs, il y a une clairière faite d'un trou immense au fond duquel les services de la commune entassent des gravats ainsi que les ornementations fanées du cimetière. Nous contournons la décharge pour arriver à une autre clairière, plus petite.

« Nous y voilà », dit Hadrien.

L'endroit est empreint d'une atmosphère étrange, indéfinissable. Les arbres se dressent en cercle, leurs branchages dénudés, hérissés de feuilles jaunes qui se détachent une à une pour tomber « de-ci, de-là ». Les oiseaux des alentours se taisent, probablement importunés par le vacarme de notre marche sur leur territoire. Le silence remplit ce lieu. Au centre, une grande pierre plate repose sur le tapis de feuilles mortes. Aucune mousse, aucun lichen, aucun champignon, pas une chiure de pigeon ni aucune brindille, la pierre semble avoir été mise là depuis peu.

« Alors tu voulais te recueillir sur un vieux bout de caillou ? Les cantonniers ont dû le jeter là y a pas longtemps. »

« Viens voir », dit Hadrien tandis qu'il fait le tour, « tu vois cette flaque d'eau sur le côté ? Elle n'est pas toute marron, toute pleine de boue, ce n'est pas la pluie qui a fait ça, c'est une source qui affleure. »

« Eh bien ils ont mis la pierre là pour boucher le trou… Tu penses à quoi ? Un geyser ? »

« Pourquoi pas un volcan ! Non, trêve d'idioties, cette pierre est là depuis des siècles… »

« Me prends pas pour une bille, qu'est-ce que t'en sais ? T'étais… » Je ne finis pas ma phrase. Elle n'a aucune utilité. Je me trouve moi-même bien inutile tout à coup devant notre découverte.

Nous apercevons en même temps une basket blanche avec des coutures roses au bord de l'eau.

Nous reconnaissons cette chaussure en même temps.

Nous disons en même temps : « Christelle ».

Je me tourne alors vers Hadrien.

« Tu vas devoir m'expliquer ce soudain fétichisme qui te fait arpenter les futaies pour retrouver la chaussure d'une fille disparue ! »

« Je ne faisais que suivre une piste », dit Hadrien. Il scrute les alentours comme à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un. « Personne n'a rien trouvé, parce que personne ne fait attention, tout le monde dit les corbeaux, les corbeaux, les corbeaux. Mais Jardin a parlé de la toponymie ce matin, et lux fiat ! » Il achève sur un claquement de doigts, mais se rembrunit aussitôt en continuant son inspection : « il manque quelque chose… pour un cromlech… »

« Minute Sherlock, je crains pour ta santé mentale… »

« Tu ne comprends pas, le nom de Bourg-Malau vient du gaulois mantalo qui veut dire chemin, pour une voie antique. Or, au temps des Carnutes, la seule voie, c'était la rivière, la Mare. Alors j'ai fait un saut à la bibliothèque ce midi. D'après un historien local, le nom de la Mare viendrait de mantalo-ara, la rivière du chemin. Je m'étais donc trompé. Il y avait bien un chemin, une voie si importante qu'elle a donné son nom à la vallée. Puis j'ai consulté une carte topographique, par curiosité, et nous voilà. »

« Et nous voilà… au milieu des bois. »

« Laisse-moi finir. Le chemin que nous venons de prendre a un nom particulier, que j'avais déjà vu auparavant, ce qui a suscité ma curiosité. C'est important les noms, surtout les noms de lieux, la toponymie, ça peut sacraliser un espace et… »

« Et donc ? Où sommes-nous à la fin ? T'es long à la détente toi ! »

« Nous sommes sur le Sentier de la Fontaine aux Corneilles. »

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