7 - Les dents de la terre

blanzat

C'est lundi, les vacances sont là, enfin. Le week-end a été long à supporter la mauvaise humeur de mon père. Dès vendredi soir, il a commencé à hurler contre son patron qui cherche à le mettre dehors. Il travaille à l'usine d'emballage dans la zone industrielle des Bas-Plateaux, de l'autre côté de la voie ferrée au sud de Bourg-Malau. Puis la moindre contrariété s'est transformée en drame. Vaisselle cassée, meubles renversés, vêtements déchirés, toute la maison a tremblé pendant deux longues journées. Mais ça y est, je suis enfin seul.

Ce matin, le domestique de la Villa Nemeti vient me prendre chez moi. Je vais passer toute la semaine à classer des lettres dans un petit bureau attenant à celui de M. Darlet, et des factures au sous-sol de la villa. Le titulaire du poste semble avoir négligé ce travail depuis plusieurs jours, un mois peut-être.

Je le vois le premier jour. Il s'agit du jeune homme que j'ai entrevu dans le petit salon au soir de ma première visite. Il ne paraît pas si mal en point, exceptée la pâleur de ses joues, et je trouve étrange qu'il se retrouve chez son employeur pendant son congé maladie. Plus étrange encore, j'ai le sentiment qu'il vit là.

Il est entré dans le petit bureau sans faire de bruit. Si j'avais eu le cœur moins accroché, j'aurais sursauté. Il me gratifie d'un sourire avant de m'expliquer en quelques mots les tâches que j'ai à accomplir. Selon son propre aveu il a pris beaucoup de retard dans son travail. Mon rôle est de préparer le transfert des documents vers un bureau en ville.

Je lui dis combien j'ai été surpris d'être choisi pour ce travail.

« J'imagine que vous étiez le plus qualifié et le moins cher des candidats… » dit-il vaguement.

Je comprends par ses mots que les plus doués des élèves du bahut sont aussi les mieux nés, et qu'une certaine tranche de la population de Bourg-Malau ne s'abaisse pas à des tâches subalternes. Je ne me vexe pas pour ça.

Il rompt mon silence réflexif par ces obscures paroles :

« On vous a dit de rester dans la maison, vous n'avez pas vraiment de raison de sortir dans le jardin, mais ne vous en faites pas, quoi qu'il arrive, vous ne risquez rien. »

Je ne trouve rien à répondre. Il me regarde encore quelques secondes, à l'affût de je-ne-sais-quoi de ma part. Ses yeux ont une lumière vraiment bizarre, et cachent une grande tristesse derrière le sourire qu'il a en permanence.

Je ne le revois pas de mon séjour. Je le regrette, car j'ai une grande sympathie pour lui, j'aurais voulu le connaître un peu plus. Il est le seul être bienveillant que j'aie rencontré dans cette grande et vieille maison, pleine de bruits furtifs, de lourds silences.

Quant à M. Darlet, il me convoque une fois seulement pour me dicter un courrier de remerciements au maire de Bourg-Malau pour la cérémonie organisée au collège.

Le vendredi, dernier jour de mon service, je me retrouve dans son bureau à extraire les adresses pour l'imprimeur en charge des cartes de vœux.

M. Darlet me fait interrompre mon travail pour prendre place sur la chaise en face de lui. Il manifeste toujours une sorte d'embarras en s'adressant à moi, comme une corvée. Moi-même peu à l'aise avec ce genre d'exercice, je perçois chez lui quelque chose qui ressemble à de la timidité. Il se racle la gorge plusieurs fois. Il a toujours le souffle court.

« Hum…! Avez-vous apprécié votre semaine ? »

« Oui, Monsieur. »

« Dites-moi…hum !… votre famille est originaire de la région ? Votre nom c'est… Cléanthe ?

« Mes parents sont de la région, Monsieur. Mon nom est celui d'un philosophe grec, mais il n'y a aucun lien. À vrai dire je ne sais pas quelle est son origine. »

« J'ai connu une madame Cléanthe, Augustine, elle était l'ancienne propriétaire de la Villa Nemeti. Mon père lui a racheté le domaine il y a de nombreuses années. À l'époque la maison était en ruine, et le terrain à moitié inondé par la Mare. »

« Je l'ignorais, Monsieur. »

« Oui, il y avait une chèvre au milieu du terrain, des herbes hautes, des arbres pourris par l'humidité. Mon père a fait faire un remblai pour surélever les berges. De grands travaux, oui. »

Je reste à l'écouter, sans dire un mot. Est-ce la raison pour laquelle il m'a choisi pour remplacer son secrétaire ? Pour mon patronyme ? Je n'ai pas connu mes grands-parents, j'ai pourtant déjà entendu parler d'une vieille tante déchue. C'est donc ça, cet excentrique M. Darlet a choisi dans une liste de noms celui qui lui était le plus familier et le plus bas dans l'échelle sociale. Je devrais me sentir humilié, peut-être, d'être réduit à un rôle ancillaire dans la prétendue maison d'une aïeule éventuelle. Je ne sais pas ce qu'il attend de moi, ce gros homme, je ne compte pas m'indigner ou courber l'échine. J'attends simplement qu'il ait fini son anecdote.

« Les ouvriers avaient eu des difficultés avec tout un tas de blocs de granit pris dans le marécage, près du virage que fait la Mare. Le sol était plein d'eau. Impossible de les extraire. Ils étaient là, en ligne, plantés comme des incisives. Mon père avait donné l'ordre de les recouvrir. C'était l'été, au mois de juillet. Mais le terrassement n'a pas tenu. Savez-vous ce qui s'est produit ? Environ trois mois plus tard, le premier jour de novembre, les blocs ont refait surface… hum ! Ils sont sortis de terre. »

Je n'ai aucune idée de ce que la bienséance exige comme réponse à ça. Je note cependant que M. Darlet a fixé son regard sur moi. Jusqu'au moment où il a entamé son récit, il posait ses yeux sur ses mains, sur les murs, sur les papiers devant lui. À cet instant, c'est la première fois qu'il me regarde vraiment, et je vois qu'il guette une réaction de ma part. Et je n'ai rien à dire. Il a plu toute la semaine, sans discontinuer, des tonnes d'eau. J'avais donc, outre l'interdiction formulée par le domestique, une raison supplémentaire de ne pas visiter le jardin. J'en ai eu pourtant un aperçu depuis la fenêtre du petit bureau attenant à celui de M. Darlet. Il y a un chêne vénérable sur la terrasse et une haie de thuyas qui court sur la limite du terrain opposée à la Mare. Le long de la rivière, ce sont des lauriers et quelques platanes de loin en loin. Au milieu, un chemin pavé, bordé de statues antiques, serpente jusqu'au fond du jardin. Peu de couleurs automnales, quelques feuilles mortes sur la pelouse d'un vert intense, irriguée par la rivière et les ondées. De ma fenêtre je n'ai pas pu voir l'extrémité du parc, cachée derrière une serre aussi grande qu'un court de tennis. Nous sommes à la même époque de l'année que celle où cela s'est produit des années plus tôt, j'imagine donc le phénomène raconté par Darlet : des arêtes rocheuses jaillissant du gazon, comme des dents en croissance accélérée déchirant une gencive chlorophyllienne.

« C'est une sacrée histoire », dis-je par défaut.

« Oui, sacrée… ». Son regard a glissé et m'évite à nouveau.

Je sens un lourd silence arriver, de ceux qui ne s'arrêtent plus. Je ne pense pas être un garçon timide, en revanche je ne suis pas doué pour l'à-propos. C'est pourquoi je dis la première chose qui me vient à l'esprit :

« Le gardien et votre secrétaire m'ont parlé du jardin, de rester dans la maison… »

« Mon secrétaire ? » Le regard de Darlet revient me fixer. Je n'entends plus son souffle, il ne respire plus.

« Oui… il est passé lundi me donner les instructions pour la semaine… »

Darlet me regarde comme si je lui annonçais que j'appartiens à la famille royale d'Angleterre. Le silence se fait pesant, je lis dans ses yeux une succession de questions, de l'incrédulité à l'horreur.

J'ai gaffé. Le secrétaire n'était peut-être pas en congé maladie, finalement, je suppose alors qu'il a dû être renvoyé. Je comprends la colère sourde qui anime M. Darlet en apprenant que l'individu s'est introduit chez lui.

Je tente malgré tout d'apaiser la tension, maudissant ma gaucherie.

« Il n'est pas resté longtemps, juste pour me dire ce que j'avais à faire, je ne l'ai pas revu après. »

Et je garde pour moi notre rencontre du premier soir. Je m'en veux de lui attirer des ennuis, je me sens comme une planche pourrie.

Le gros homme finit par reprendre sa respiration, ses yeux redeviennent fuyants. Il sort d'un tiroir l'enveloppe contenant mon indemnité et me congédie sans autre forme de procès.

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