8 - Parabellum

blanzat

C'est avec soulagement que je rentre chez moi, dans la voiture conduite par le domestique. La pluie a redoublé, les essuie-glaces de l'antique automobile ne suffisent pas à évacuer les paquets d'eau qui s'abattent sur le pare-brise. Le véhicule franchit à grand peine l'aqueduc qui enjambe la Mare à la sortie des remparts, puis le premier raidillon de la côte des Bas-Plateaux pour rejoindre la route qui mène chez moi, tout au nord de Bourg-Malau dans les bois de Montilliers. Il est l'heure de déjeuner mais c'est comme s'il faisait déjà nuit.

Hadrien Venceslas attend devant la porte de la modeste maison de mes parents. Il se tient sous un large parapluie, vêtu d'un k-way violet et de bottes en caoutchouc rouges. Je suis surpris de le voir là. Il habite à Révaux, plus loin en aval de la vallée de la Mare sur la colline en face de Montilliers. Il vient de parcourir cinq kilomètres sous cette furieuse pluie. Sans le dire, il est heureux que je l'invite à partager mes pâtes au fromage.

Nous ne nous connaissions pas avant la rentrée de septembre, pourtant une franche camaraderie s'est installée entre nous, de cette complicité qui vous affranchit des platitudes, des épanchements. Ni excès, ni paraître. Nous partageons également un certain cynisme, une distance vis-à-vis des autres collégiens, pour la plupart des excités ou des apathiques. C'est comme si la population masculine d'un bahut se partageait entre les gros durs et les premiers de la classe. Hadrien a fait le choix de n'être ni l'un, ni l'autre.

Je m'inquiète néanmoins de le voir s'émouvoir pour cette histoire de disparition. Assis dans la cuisine sur un tabouret, le regard enfui par la fenêtre derrière laquelle le vent siffle et la pluie tombe, il me fait le récit de sa semaine passée. J'entends dans sa voix combien il s'est impliqué dans cette affaire.

« Écoute, j'ai passé un moment à faire des recherches, cette semaine. J'ai pu accéder à la réserve de la bibliothèque municipale, ils ont des livres assez intéressants. Cette histoire d'oiseaux noirs, c'est mauvais signe. J'ai un esprit plutôt scientifique, je ne suis pas du genre à croire à des calembredaines, mais Christelle a disparu. Les oiseaux, les signes, n'importe qui peut les envoyer, pour détourner l'attention. Je m'en suis tenu à ça, aux signes, et j'ai remonté le fil. » 

Il enfourne une fourchette de pâtes, l'avale en vitesse et reprend.

« La grosse pierre, la Fontaine aux Corneilles, c'est un mégalithe, une pierre à vocation religieuse pour les Celtes, les Gaulois. Rappelle-toi du cours de Jardin sur les Carnutes. Je ne sais pas quelle est la fonction de cette pierre, il devrait y avoir d'autres pierres autour, des pierres dressées, des menhirs, elles ont disparu, semble-t-il. Ce point me chagrine quelque peu, je l'avoue. Mais si on s'en tient aux Carnutes, aux Gaulois, j'ai appris qu'ils avaient une divinité qui prenait la forme d'une corneille : Catubodua. Ce serait une déesse guerrière, protectrice d'un territoire. Et j'ai aussi découvert ceci : la semaine prochaine, ce sont les Tri Nox Samoni, les trois nuits de Samain, un jour avant et un jour après le jour des morts, le 1er novembre. C'est aussi le premier jour de l'année gauloise. Rappelons-nous que le mégalithe se situe à proximité du cimetière… »

Il marque une pause et plante son index sur la table.

« Alors je formule ici une hypothèse, qu'il faudra vérifier en temps voulu : je pense que Christelle a été enlevée pour être livrée en sacrifice. Je pense qu'elle est encore en vie et qu'on la tient enfermée quelque part sans aucun indice pour la retrouver. Je pense que notre seule chance de la retrouver est d'être à la Fontaine aux Corneilles dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, nuit de la Samain. »

Si Hadrien a vu juste, il ne nous reste qu'une semaine pour agir. Sans hésiter, je lui montre la cachette sous mon lit. Nous pourrons utiliser la champignonnière comme quartier général. En un après-midi, nous avons établi dans la salle principale un bureau des opérations avec une grande table et la carte de la région épinglée sur un tableau en liège trouvé dans un tunnel. Hadrien rétablit également le courant, pour nous fournir un éclairage suffisant. Pendant ce temps, je consolide l'étanchéité de notre espace menacé par les dernières pluies en créant un écoulement vers le grand puits. Ensuite, je condamne toutes les galeries s'ouvrant sur la forêt à l'exception de l'issue de l'autre côté du Bois Vigile, camouflée derrière un mur de ronces à deux pas de la côte des Bas-Plateaux.

De retour dans la grande salle, nous peaufinons les préparatifs. Notre plan, baptisé « opération coup de bec » consiste à intervenir au moment de la cérémonie et récupérer Christelle Trousset. Pour cela, nous devrons nous trouver en début de soirée à la Fontaine aux Corneilles et attendre jusqu'à minuit.

Hadrien rumine encore cette histoire de pierres manquantes et a occulté une difficulté que je soulève à l'instant où elle m'apparaît : d'un point de vue pratique, il nous est compliqué de nous soustraire à nos obligations de présence aux domiciles parentaux, et rallier au plus vite le lieu du sacrifice. Heureusement, j'ai déjà la solution à notre problème.

Le lendemain, avec l'indemnité de M. Darlet, je peux assumer l'achat d'une mobylette. Je conclus l'affaire avec Samuel Willette. J'ai connu ce jeune garçon pendant la dernière année d'école primaire. Il habite Montilliers mais a été renvoyé de l'école du village pour sa deuxième année de cours moyen. Il ne manifestait aucune aptitude pour les études et a échappé au redoublement par une « réorientation professionnelle ». Ce choix fut judicieux, car il a développé un certain nombre de compétences dans le domaine mécanique, si bien que le jardin et le garage de ses parents se remplissent chaque semaine de motocycles en tous genres dans des états divers de décadence.

Je fais donc l'achat, prix d'ami, de ce que nous appellerons désormais le « Pétarou », selon une expression empruntée à Samuel. Nous le garderons caché dans notre repaire. Au soir de notre opération « coup de bec », chacun de nous prétextera un soudain coup de fatigue après le dîner. Je passerai alors dans ma cachette et irai chercher Hadrien à Révaux avec le Pétarou. De là, direction le cimetière via Narcy-sur-Mare. Pour une arrivée discrète, nous finirons le trajet à pied.

Pour plus de discrétion, nous voulons également nous confectionner une panoplie de justiciers masqués. Je raconte à Hadrien mon altercation avec Romain Lecour et nous reprenons l'idée de l'écharpe rouge. Nous convenons ensuite que tout vengeur se cache le tour des yeux derrière un masque, mais c'est une erreur. N'importe qui peut reconnaître son voisin à son menton, à la couleur de ses cheveux. Nous envisageons de porter un casque de moto intégral, mais notre champ de vision s'en trouverait considérablement réduit, de même que la fluidité de nos mouvements. Les lunettes de soleil, par-dessus une cagoule en laine, ne seraient pas non plus une bonne solution en pleine nuit, car chacun sait que respirer à travers une cagoule fait remonter une buée opacifiante sur les verres de lunettes.

Nous optons finalement pour un ensemble plus proche de la culture de la cambriole. Baskets noires, pantalon de survêtement noir, sweater à capuche noir, sac à dos noir, gants de cuir noir. Après un bref débat dans lequel Hadrien fait valoir la primauté du camouflage, je peux le convaincre de garder l'écharpe rouge, qui sera nouée autour de la capuche.

La veille du grand soir, nous sommes prêts.

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