À EN PERDRE LA TÊTE

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         À EN PERDRE LA TÊTE

Concours L’autoroute © Jean-Luc Martin octobre 2012

Articulation du synopsis en 10 paragraphes :

 I La famille Lesor, Frégasse et Fouque

Lorsque le capitaine Frégasse et l’adjudant Fouque arrive sur l’aire de Verrières de l’autoroute 666, Julien Lesor a disparu depuis plus d’une heure. Il n’est jamais ressorti des toilettes. Ses parents et sa petite sœur Camille, vont tour à tour raconter ce qu’ils ont vu aux gendarmes. De retour à la gendarmerie de Montbéliard Sud, Fouque découvre le comportement étrange d’un homme sur les enregistrements vidéo du restaurant.

Cliffhanger : Le portable du jeune homme est localisé aux Saintes-Maries-De-La-Mer. Frégasse décide de partir pour le sud de la France.

 II Fédjo - Jour 1

Frégasse arrive aux Saintes-Maries-De-La-Mer. Au milieu d’un grand rassemblement de gitan, il finit par identifier la roulotte dans laquelle le portable de Julien Lesor a été localisé. Un certain Fédjo Vladovic déclare l’avoir trouvé dans les toilettes d’une aire d’autoroute et dit ne pas savoir à qui il appartient. Frégasse se doute qu’il s’agit de l’homme au costume blanc de la vidéo, mais tout ce qu’il dit tient la route.

Cliffhanger : Sur le portable saisit, Frégasse découvre qu’avant sa disparition Julien a reçu un grand nombre d’appels d’une certaine Mathilde.  Fouque part l’interroger à Paris sur les ordres de Frégasse.

 III Mathilde - Jour 2

Mathilde ne sait pas où se trouve Julien Lesor. Elle avoue à Fouque être folle amoureuse de lui. Depuis un an, ils vivent une passion dévorante et compliquée. Elle venait de demander à Julien de l’épouser mais celui-ci semble avoir freiné des deux pieds. Mathilde finit par lâcher que l’ex de Julien, Madame Delaner, une femme mariée, avait envoyé une lettre au directeur de Sciences Po dans le but de lui faire du tort.

Cliffhanger : Mathilde poussée dans ses derniers retranchements craque et balance à Fouque que Julien fou de rage, voulait descendre la faire taire à tout jamais.

 IV Madame Delaner - Jour 3

Madame Delaner raconte à Frégasse et Fouque sa liaison passionnelle avec Julien Lesor et comment cela a détruit sa famille. Son mari l’a quitté avec leur fille unique qui allait dans le même lycée que Julien. Ils vivent aujourd’hui sur la côte d’Azur, et elle n’a jamais revu sa fille. Elle vit seule dans l’hôtel particulier où leur histoire a commencé. Elle leur avoue avoir envoyé cette lettre car elle brûle toujours d’amour pour Julien.

Cliffhanger : Frégasse et Fouque découvre que Madame Delaner a été victime d’un vol de tableaux 3 mois auparavant et qu’elle vient de retirer sa plainte contre un certain Fédjo Vladovic.

 V Le père de Mathilde - Jour 4

Le directeur de Sciences Po qui a reçu la lettre de Madame Delaner n’est autre que le père de Mathilde. Au vu des révélations contenues dans la lettre, il avait demandé à sa fille de cesser cette relation avec ce petit arriviste de Julien Lesor. Cela a entraîné une déchirure dans la relation père-fille mais aussi dans le couple Julien-Mathilde. Mathilde reconnaît avoir prévue de s’enfuir avec Julien, le lendemain de sa disparition.

Cliffhanger : Fédjo Vladovic et Madame Delaner sont placés en garde à vue dans le cadre de l’enquête sur la disparition de Julien.

 VI Le professeur Grinzman - Jour 5

Le père de Mathilde est inquiet pour sa fille qui refuse de s’alimenter. Il parle de la lettre, du désarroi de sa fille et de la disparition de Julien, à son ami de longue date Jacques Grinzman, ancien professeur de lettre classique et passionné de physique. Veuf depuis 3 ans et n’ayant rien planifié pour les vacances, celui-ci propose au père de Mathilde de partir mener l’enquête à sa façon, au moins pour rassurer la fille de son ami.

Cliffhanger : Pendant sa garde à vue, Madame Delaner craque et avoue avoir retirée sa plainte et  payée une somme d’argent en cash à Fédjo Vladovic pour kidnapper Julien Lesor.

 VII Le juge Derien - Jour 6

Frégasse et Fouque ne voient pas d’un bon œil l’arrivée du professeur Grinzman dans leur enquête. Madame Delaner et Fédjo Vladovic sont mis en examen dans le bureau du juge Derien. Fédjo clame son innocence et affirme que lorsqu’il est entré dans les toilettes sur l’aire de Verrières avec un mouchoir imbibé de chloroforme, Julien Lesor n’était plus là. Il sort de sa poche la montre arrachée qu’il avait ramassé par terre à côté du portable de Julien et la remet au juge pour montrer sa bonne foi.

Cliffhanger : Le professeur Grinzman relie entre eux certains éléments troublants qui lui rappellent étrangement le Rouge et le Noir de Stendhal et découvre une histoire parallèle.

 VIII La mère Vladovic – Jour 7

La mère de Fédjo arrive des Saintes-Maries-De-La-Mer pour faire de nouvelles révélations à Frégasse et Fouque. Elle leur explique que le « petit » a basculé et s’est perdu dans un monde qui est une autre illusion mais pas celle d’aujourd’hui, que le maintenant de cette histoire correspond à un lointain passé. Devant l’incrédulité des gendarmes, la mère Vladovic hurle que si rien n’ait fait, « le petit » va bientôt perdre la tête. Grinzman découvre dans des archives de nouveaux éléments importants.

Cliffhanger : Sur les marches du palais de justice et malgré ses menottes Fédjo donne deux coups de couteau dans le ventre de Madame Delaner qui s’effondre.

 VIV Madame Lesor, née Berthet – Jour 8

Le professeur Grinzman tente d’expliquer à Frégasse et Fouque les découvertes incroyables qu’il a fait, mais pour eux cela relève de la supercherie. On apprend que les jours de Madame Delaner ne sont plus en danger. Grinzman arrive à convaincre les Lesor de revenir sur l’aire d’autoroute, pour faire une reconstitution. Il leur explique l’existence d’un phénomène de physique rare, « les trous de ver » qui ouvrent des passages vers le passé.

Cliffhanger : Grinzman convainc Madame Lesor, qu’elle seule peut passer de l’autre côté pour ramener Julien car elle est la descendante d’Antoine Berthet, mort guillotiné en 1827 et dont le fait divers avait inspiré Stendhal pour écrire le Rouge et le Noir.

 X Julien – Jour 9

Frégasse et Fouque veulent empêcher l’expérience proposée par Grinzman, mais devant l’insistance des Lesor, ils cèdent. A 18h27 Madame Lesor bascule dans le trou de ver, au milieu de la Verrière. Elle se retrouve en 1827, au milieu d’une foule sur une place où un échafaud a été dressé. Elle reconnaît Mathilde et Madame Delaner en train de pleurer. Elle ne peut rien faire et la tête de Julien tombe dans le panier. Mathilde rachète le corps de Julien au bourreau. Elle tend la tête de Julien à Madame Lesor et de l’autre main lui fait toucher son ventre.

Madame Lesor repasse dans le présent avec la tête de son fils. Stupéfaction générale. Elle pose la tête sur la chaise où son fils était assis 9 jours plus tôt et s’empresse d’envoyer un message à Mathilde. Tous les protagonistes réalisent peu à peu ce qui s’est passé. Mathilde annonce à Madame Lesor qu’elle est enceinte de Julien. Madame Lesor en pleurs lui confie que Julien a quitté deux mondes à 9 jours d’intervalles mais qu’elle sait que d’ici quelques mois, il sera de retour dans celui-là pour retrouver ceux qui l’aiment.

À EN PERDRE LA TÊTE

 

I LA FAMILLE LESOR, FREGASSE ET FOUQUE

Le capitaine Frégasse venait de garer la Subaru de la gendarmerie nationale sur le parking de l’aire de Verrières de l’autoroute A666. L’adjudant Fouque sur le siège passager vérifiait que tous les formulaires relatifs aux dépositions étaient bien en plusieurs exemplaires. Frégasse en profitait pour finir d’écouter l’après Tour, le débriefe de l’étape du jour sur RMC. Ils se regardèrent sans dire un mot, Fouque attendant, sa mallette sur les genoux, qu’il coupe la radio pour ouvrir la porte. Après l’interview de plusieurs coureurs français qui avaient brillés dans l’étape du jour, Frégasse éteignit enfin la radio et sortit du véhicule avant Fouque.

 La famille Lesor attendait assis à une table l’arrivée des gendarmes. Ils regardaient tous les trois à travers la baie vitrée, le véhicule au gyrophare éteint, garé là depuis plusieurs minutes déjà et dont aucune porte ne s’était encore ouverte. Madame Lesor pensait qu’ils attendaient un appel radio qui leur confirmerait que Julien venait d’être retrouvé sain et sauf dans une station service un peu plus loin. Monsieur Lesor se disait qu’à 20h passées, ils finissaient leur casse-croûte à l’abri des regards indiscrets. Camille du haut de ses 12 ans, était tétanisée à l’idée que les gendarmes aient, eux aussi, disparu comme son grand frère.

 Une serveuse, qui était en train d’essuyer une table en formica beige, pointa son index en direction de celle où ils étaient attendus. Le capitaine Fregasse lui demanda de dire aux autres employés de ne pas quitter les lieux sans qu’il les ait entendu. Arrivé devant la table, il se présenta le premier, puis présenta l’adjudant Fouque qui salua à son tour les trois membres de la famille Lesor. Frégasse était plutôt bel homme, la cinquantaine bien tassée mais dont le corps robuste et musclé lui donnait un aspect jeune, malgré des cheveux tous blancs qui prenaient des reflets argentés aux brillances subtils les jours de shampoing. Fouque avait dix sept ans de moins que lui. Elle avait un beau visage, Madame Lesor se disait qu’elle aurait pu être actrice plutôt que gendarme en Franche-Comté. Camille regardait ce binôme gradé qui avait fière allure et pensait que ça y était : elle était dans les Experts Montbéliard.

 Pendant que Fouque sortait les formulaires de déposition, Frégasse expliqua avec simplicité et une certaine gentillesse ce qui allait se passer, avec le souci réel de dédramatiser la situation. Il souhaitait entendre chaque membre de la famille Lesor en séparé. Il proposa à Madame Lesor de commencer, car elle lui semblait la plus touchée par la disparition de son fils. Il savait par expérience, qu’une déposition permettait souvent aux personnes de se soulager mentalement d’un poids lourd, surtout aux abords d’une autoroute, se disait-il, fier de sa trouvaille.

Même à travers le double vitrage, on entendait la rumeur incessante des véhicules tel un essaim de guêpes en perpétuel mouvement. Monsieur Lesor emmena Camille vers le buffet pour choisir un gâteau. Camille n’avait plus faim, mais elle comprenait qu’il fallait laisser « les experts » travailler et suivit son père gentiment. Installés à la même table, Frégasse posait les questions et Fouque notait les réponses.

-Nom ? Prénom ?

-Lesor… Joséphine

-Nom de jeune fille ?

-Berthet. Née le 17 avril 1968 à Brangues dans l’Isère.

-Profession ?

-Euh, je fais un peu de compta pour mon mari qui est artisan ébéniste.

-Lieu de résidence ?

- Brangues dans l’Isère.

-Vous partiez en vacances ?

-Oui.

-Destination ?

-Les Rousses. On a un petit chalet en multipropriété et c’est notre période.

Madame Lesor raconta, qu’ils étaient partis vers 15h de chez eux, après avoir récupérer leur fils Julien à la gare de Grenoble,  qui revenait de Paris où il était étudiant en première année de Science Po. Elle ne comprenait pas, Julien était majeur et c’est lui qui leur avait proposé de partir avec eux en vacances.

- Je comprends Madame Lesor, mais les jeunes de nos jours ont parfois des comportements peu rationnels, qu’on a parfois, nous aussi, du mal à décrypter. Parlez-moi du trajet, vous a-t-il dit des choses particulières ou suspectes, un problème avec une ou un ami, une dispute avec son père ?

- Non rien de tout cela, il a écouté de la musique sur son téléphone avec un casque car mon mari écoute toujours Radio Nostalgie dans sa voiture et…Fouque eu l’air de compatir et Frégasse lui envoya aussi sec un regard noir. Pas d’évaluation, pas d’invalidation, c’était la règle d’or dans les enquêtes du capitaine Frégasse.

-  Je crois qu’il a joué aussi avec des jeux sur son portable. Peut-être envoyés des texto à des amis, je ne sais pas en fait… Acheva Madame Lesor

- Qui a décidé de s’arrêter sur l’aire de Verrières ? Enchaîna Frégasse.

- C’était d’un commun accord, Camille avait faim, Julien voulait aller aux toilettes et mon mari avait envie… (Elle hésite un peu) d’une bière fraîche.

- C’est ok Madame, on n’est pas là pour faire souffler votre mari dans le ballon. On veut retrouver votre fils le plus vite possible, c’est tout.

 Joséphine Lesor avait été une belle femme même si aujourd’hui elle se laissait un peu aller. Elle avait rencontré son mari dans un bal du 14 juillet en 1985, tout prés de son village natal. Ils avaient eu Julien 9 mois plus tard. Leurs amis avaient beaucoup plaisanté sur le fait que leur fils avait été conçu le soir même de leur rencontre et que c’était pour cela qu’ils s’étaient mariés si vite. Elle ne pouvait le démentir et son mari très alcoolisé ce soir là non plus. Une des ex de son mari, lui avait même dit quatre ans après la naissance de Julien alors qu’elle faisait ses courses dans le Super U prés de chez eux, que ce soir là, elle avait été tirée avant le feu d’artifice. Cela l’avait blessée profondément et introvertie vis à vis des autres, car elle avait connu très peu d’hommes avant son mariage et elle ne couchait jamais le premier soir. Madame Lesor était une épouse fidèle, une bonne mère de famille. Elle repris :

- On était tous assis là, Camille mangeait des frites, Julien a bu un Coca avec des glaçons et mon mari et moi une bière pression. Julien s’est levé et est allé aux toilettes, sans rien dire et il n’en est jamais ressorti. Acheva Madame Lesor avec une incompréhension qui se lisait aussi sur les traits de son visage.

- Les glaçons ont tous fondus et mon fils n’est jamais revenu, S’exclama-t-elle avec un sanglot sur le point d’éclater, en regardant le verre au liquide marronnasse dans lequel il n’y avait plus de bulles.

- Madame Lesor, si je comprends bien, vous et votre mari étiez dos à l’entrée des toilettes, comme ceci, seule votre fille pouvait le voir sortir, c’est bien ça ? Demanda Frégasse d’un ton plus soutenu pour la maintenir dans l’interrogatoire. Elle acquiesça.

-Encore deux questions Madame Lesor et après je vous laisse tranquille, à quelle heure Julien est-il entré dans les toilettes et au bout de combien de temps vous êtes vous inquiétée ?

- Il était 18h25, car il a allumé son portable avant de se lever de sa chaise et j’ai vu l’heure clairement, donc vers 18h40, j’ai demandé à Camille si elle avait vu son frère sortir. Après, mon mari s’est levé en colère contre lui, parce qu’il nous faisait perdre du temps sur notre voyage. Il s’est rendu dans les toilettes qu’il a inspectées mais sans résultat. Il est revenu encore plus remonté contre lui. Je l’ai appelé du portable de son père plusieurs fois mais il y avait sans cesse sa messagerie. Je crois que je ne pourrais pas l’écouter une fois de plus. Soupira t-elle exténuée.

-Parfait, il nous faut une photo de votre fils, pour la transmettre à tous nos fichiers, ainsi que son numéro de mobile et le nom de son opérateur si vous le connaissez ? Demanda le capitaine Frégasse.

Madame Lesor, réalisa qu’elle n’avait aucune photo de son fils avec elle, qu’elle ne connaissait pas son numéro de téléphone et qu’elle n’avait aucune idée de l’opérateur. Elle se senti aussi lamentable qu’une jeune mère ayant laissé son bébé plusieurs heures dans une voiture en plein soleil les vitres fermées. Elle aurait voulu tendre ses mains pour qu’on lui mette les menottes. Elle se sentait coupable. Elle ne pouvait même pas aider les gendarmes à retrouver son propre fils. Une honte l’habitait soudain et cela devait se voir, se disait-elle intérieurement.

Fouque releva la défaillance chez la mère de Julien et lui dit de ne pas s’inquiéter. Elle se leva pour aller voir si le père avait une photo et le numéro de Julien dans son téléphone.

Madame Lesor pleurait à chaudes larmes. Frégasse lui pris la main et lui avoua, qu’il n’avait, lui non plus, aucune photo de ses trois enfants sur lui. Ce qui était faux. Elle se calma un peu et releva le visage pour voir à travers ses larmes quel autre géniteur indigne se trouvait en face d’elle. A ce moment là, elle aurait été rassurée que Frégasse soit son mari, sans savoir pourquoi cette idée saugrenue lui était venue à l’esprit. Il était gendarme et avait les moyens logistiques de retrouver Julien. Oui, c’est pour cela qu’elle avait pensé à ça, ou parce que lui non plus n’avait pas de photos de ses enfants sur lui, ou alors simplement parce qu’il était séduisant et qu’elle n’avait pas eu envie d’un autre homme que son mari depuis la naissance de leur fils. Et si Julien était déjà mort ? Pensa t-elle, comme si cela allait stopper sur le champ ce qu’elle venait de ressentir ou pour que le capitaine Frégasse lui lâche la main et arrête ce supplice intime.

Son mari se tenait debout à côté d’elle. Elle le regarda comme une femme qui vient de commettre un adultère. Elle tremblait un peu et aurait voulu qu’il la prenne dans ses bras pour oublier ce qui venait de se passer, toute cette histoire.

En lui tenant la main, Frégasse avait pensé à l’étape du lendemain : Albertville-La Toussuire. C’est à partir du 12 juillet que les choses sérieuses vont commencer, clamait-il dans toute la gendarmerie depuis le départ du Tour le samedi 30 juin. Il eu un léger sourire, du fait de penser qu’il avait vu juste. C’est en voyant ce léger sourire que Madame Lesor à qui il tenait encore la main, avait ressenti cette sensation intime, cette soudaine envie de lui qu’elle n’assumait pas du tout.  

 Fouque annonça à la famille Lesor que la photo de Julien ainsi que son signalement, tee-shirt rouge, jean noir et Converse en cuir noir, étaient partis vers le fichier central de la gendarmerie nationale à Rosny-Sous-Bois. En envoyant sur le portable de Fouque la photo de Julien, Monsieur Lesor avait compris pour la première fois que son fils avait vraiment disparu, qu’il ne s’agissait pas d’une blague comme il l’avait imaginé au début, que son fils était peut-être déjà loin. Sa photo était dans le 93, bientôt dans toutes les gendarmeries de France, et lui où se cachait-il ? Avait-il fugué ? Pourquoi être venu en train de Paris pour les planter là, après plus de 4 heures de voiture, sur l’aire de Verrières dans le Doubs ?

 Le capitaine Frégasse compris vite que Monsieur Lesor encaissait mieux le choc que sa femme et mis moins de gant pour poser ses questions. Il voulait savoir avec précision tout ce qu’il avait pu remarquer de particulier en inspectant les toilettes vers 19h00. A part une forte odeur de crottin de cheval, il n’avait rien remarqué d’étrange, ni chez les hommes, ni chez les femmes. Il n’y avait aucune autre porte de sortie ou issue de secours, les deux WC au bout d’un petit couloir formait une impasse en forme de T. Frégasse s’était dit qu’une odeur d’excréments dans des toilettes n’avait rien d’anormal.  Lorsqu’il avait inspecté les lieux, sécurisés par Fouque, Il avait juste été surpris par l’extrême propreté de la grande verrière, qui donnait sur un bois en bordure de l’autoroute.

Frégasse réalisa que Monsieur Lesor attendait sa prochaine question et que Fouque se demandait si son capitaine avait bogué. Il enchaîna comme si de rien était :

-Lorsque Julien s’est levé pour aller aux toilettes, avez-vous remarqué quelque chose d’anormal ?

-Non, je chantais dans ma tête les paroles de la chanson de Jacques Brel qui passait dans le restaurant à ce moment-là. Il les déclama sans les chanter, très platement même :

 Et quand vient le soir
Pour qu´un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s´épousent-ils pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

 Frégasse le remercia pour tant de précisions. Monsieur Lesor ajouta, qu’il avait apprécié le coucher de soleil côté Ouest et ce ciel flamboyant qui collait si bien aux paroles de la chanson de Brel, alors que côté Est le ciel était chargé de gris sombre, presque noir. Il précisa qu’il avait même entendu un coup de tonnerre pendant qu’ils attendaient Julien à la table.

 Monsieur Lesor assura que pendant le voyage en voiture, il n’avait pas eu beaucoup d’échanges avec son fils, souvent peu loquace avec eux. Julien avait l’air plutôt heureux de sa nouvelle vie parisienne. C’est ce que son père en avait déduit, de toute façon, lui n’avait jamais fait d’études, et ne comprenait pas pourquoi son fils en avait fait une priorité dans sa vie, au point de quitter sa région, sa famille et ses amis d’enfance.

- On l’avait déjà un peu perdu ! Lâcha le père sans s’en rendre compte.

Frégasse et Fouque se regardèrent avec une certaine complicité. Elle souligna la phrase sur son formulaire de déposition, sans que Monsieur Lesor s’en aperçoive. Frégasse le remercia pour sa coopération et ajouta froidement que vu que Julien était majeur, il avait le droit, au vu de la loi, de disparaître physiquement sans donner d’explications à ses proches.

Frégasse expliqua, que même s’ils retrouvaient Julien, ils ne pourraient pas leur communiquer l’endroit où il se trouvait, ni les raisons qui l’avaient poussées à faire ça, sans son accord.

- Sachez aussi qu’il y a environ 60 000 disparitions de personnes chaque année en France et que un tiers n’est jamais résolues. Enfin, 80% des affaires élucidées, le sont dans les 12 heures qui suivent la disparition. Statistiquement, si dans 10 heures nous n’avons rien de nouveau, nous nous dirigerons probablement vers une recherche plus longue et fastidieuse. Si vous le désirez et vu les circonstances de la disparition de votre fils, je peux vous faire signer ce document.

Monsieur Lesor lu avec une certaine angoisse : « Recherche dans l’intérêt des familles » et reconnu le logo bleu, blanc, rouge du ministère de l’intérieur, comme sur ses feuilles d’impôts. Fouque ajouta, pour dédramatiser le côté officiel de la requête : 

-C’est gratuit et cela lance la recherche de Julien Lesor sur tout le territoire.

Monsieur Lesor parapha le document et les remercia le regard grave en leur serrant la main, ne sachant pas quoi faire d’autre. Fouque lui demanda, s’il acceptait qu’ils prennent aussi la déposition de sa fille mineure. Il acquiesça et signa l’autorisation qu’elle lui présentait. Il annonça d’un ton responsable qu’il partait la chercher de ce pas. A l’autre bout de la salle, Camille jouait avec sa console de jeu Nintendo, à côté sa mère ne la lâchait pas du regard comme si elle veillait à ce que son deuxième enfant ne disparaisse pas aussi subitement que l’aîné.

 Camille était fière d’être interrogée à son tour, cela lui donnait un sentiment d’importance, un peu comme le jour où au collège, elle avait maintenu ouverte la bouche d’une fille de 4ème, qui faisait une crise d’épilepsie dans les escaliers, pour ne pas qu’elle n’avale sa langue. Alors que les pompiers et le principal du collège la félicitaient pour son courage et sa prise de décision rapide, elle avoua humblement qu’elle avait vu cela dans une série américaine sur M6 et que cela lui avait semblé bon à savoir. Tous ses camarades de 6ème avaient alors éclaté de rire, mais elle savait qu’elle avait fait une chose juste qui avait aidé quelqu’un de son collège.

Frégasse était parti glaner çà et là quelques informations auprès du personnel du restaurant d’autoroute et surtout récupérer les DVD des enregistrements des quelques caméras de surveillance de l’établissement. Fouque était plus douce que lui, et pour une jeune fille de 12 ans, il était plus réconfortant d’avoir une interlocutrice.

Camille expliqua que dans la voiture son frère n’arrêtait pas de recevoir des SMS auxquels il ne répondait pas, au contraire il regardait le paysage l’air détendu.

-Tu sais combien de SMS, ton frère a reçu ? Demanda Fouque. Camille montra d’abord les 5 doigts de sa main gauche, puis après réflexion elle ajouta aussi ceux de la main droite.

-10 ? Affirma Fouque, la petite confirma. Et est-ce que tu as pu lire certains des messages qu’il recevait ou des mots ?

-Non, car il les fermait tout de suite en me regardant, en mode « occupe-toi de tes fesses ». Fouque avait sourit et notait sans relâche ce qui était dit par la fillette de 12 ans.

-Est ce que son téléphone a sonné avant qu’il aille aux toilettes ? Ou reçu un nouveau SMS ? Demanda Fouque.

-Non, non, il était juste saoulé, d’entendre encore la même chanson du mec qui… Elle s’arrêta là.

- Le mec qui… c’est Jacques Brel ? Interrogea Fouque avec curiosité.

Frégasse était revenu avec 3 DVD dans les mains. Il les agita sous les yeux de Fouque, comme pour lui signifier, que du travail de visionnage l’attendait de retour au bercail. Ils n’étaient pas couchés ! Frégasse savait qu’il allait rater « l’après Tour » sur France 3 vers minuit et qu’il ne verrait pas en image, la superbe victoire du français Thomas Voeckler à Bellegarde-Sur-Valserine. Une journée tricolore sur le Tour, cela n’arrivait pas tous les quatre matins, pensa-t-il.

L’air de rien Frégasse demanda à Camille, si en attendant son frère, elle avait remarqué d’autres personnes entrant ou sortant des toilettes. Elle réfléchit, devant ses parents qui la regardaient comme si l’avenir de leur fils en dépendait, et répondit directement à Frégasse avec aplomb :

- Oui, une femme est sortie des toilettes avec son bébé, peu de temps après que mon frère y soit allé. Elle est rentrée dans un grand type en costume blanc qui semblait pressé. Il ne s’est même pas excusé, elle a pesté toute seule contre lui et le bébé pleurait.

- Comment était-il, ce grand type en costume blanc ? Insista Frégasse.

-Ben, grand avec un costume blanc ! Lâcha-t-elle étonnée.

-Tu as vu la couleur de ses cheveux, de sa chemise ? Renchérit Fouque pour sauver Frégasse de l’humiliation.

-Noirs. Répondit-elle comme s’il fallait que les questions s’arrêtent là.

-Les cheveux ou la chemise ? Continua Fouque.

- Ben, les deux ! Termina Camille énervée par cette fin en queue de poisson.

-Merci Camille pour ton aide. On ne t’embêtera plus, c’est fini pour aujourd’hui.

Frégasse se tourna vite vers les parents, avant de subir une autre réflexion de la petite qui avait du caractère. Il leur expliqua, que pour les commodités de l’enquête, il était préférable qu’ils restent la nuit dans un hôtel de la région. Il leur conseilla un Hôtel Ibis juste à la sortie Montbéliard Sud, pas très loin de leur gendarmerie. Les Lesor étaient soulagés qu’on leur dise ce qu’ils devaient faire, car ils étaient désemparés, moralement et physiquement lessivés. Leurs vacances venaient de se consumer sous leurs yeux. Ils n’avaient aucune compréhension sur tout ce qui venait de se passer. Ils étaient effet au plus haut point d’une espèce de roue de l’infortune qui les avait désignés pour être les grands perdants du jour. La nuit s’installait sur l’aire de Verrières. Madame Lesor sentait une angoisse montée, celle d’une mère inquiète que son enfant ne soit pas rentré à la maison après l’école, alors que la nuit venait de recouvrir la rue, la ville, la région, le pays… Le téléphone de Frégasse sonna. Il décrocha. La conversation fut brève. Il n’avait pas voulu leur dire qu’on venait de lui apprendre que le portable de Julien, un iPhone 4S avait été déconnecté ici-même et la carte SIM de l’opérateur Orange retirée vers 19h00. Les parents auraient vraiment accusé le coup de cette mauvaise nouvelle, ils en avaient reçues assez pour aujourd’hui, s’était dit Frégasse.

 Il n’y avait plus grand monde sur l’A666. Seuls quelques poids lourds venus d’Espagne ou des Pays-Bas fendaient la nuit en Franche-Comté. Devant, Frégasse avait actionné le gyrophare qui, silencieux, leur ouvrait la route. Fouque lisait ce que les employés du restaurant avaient déclaré. Personne ne s’était rendu compte de rien, et l’homme au costume blanc n’apparaissait dans aucune déposition. Elle se disait que certaines personnes qui avaient un besoin pressant, ne consommaient pas forcément une fois qu’ils s’étaient soulagés de leurs envies. Cet homme pressé aux cheveux noirs qui avait bousculé la jeune maman avec son bébé, devait faire parti de cette catégorie. Pourtant Fouque se rappelait avoir vu des toilettes publiques en bas, prés du parking sur l’aire de Verrières.

Frégasse s’était rangé sur le bord de la route et leur avait montré du doigt le néon rouge de l’Hôtel Ibis à quelques 150 mètres sur la gauche. Il leur dit qu’il reviendrait vers eux dès qu’ils auraient des nouvelles et leur souhaita une bonne nuit, même si, au vu du contexte, cela pouvait paraître déplacé. Conscients du travail que la disparition de leur fils Julien causait au capitaine Frégasse et à l’adjudant Fouque, les Lesor les remercièrent avec véhémence.       

Fouque commença le visionnage des DVD de surveillance sur son ordinateur, en grignotant un paquet de chips à l’ancienne. Une cannette de Coca ruisselante sur le bord de son bureau était prête à être dégoupillée dès que le trop plein de salé des chips donnerait l’assaut de son palais à l’armée de bulles américaines. Frégasse avait prévenu sa femme qu’il rentrerait tard ou même pas du tout selon l’avancée de son enquête sur la disparition d’un jeune homme sur une aire d’autoroute. Elle savait que dans le cadre d’une recherche dans l’intérêt des familles, les dix premières heures étaient capitales, mais son mari avait tout de même dû le lui réexpliquer pour la…Il ne préférait pas se rappeler du nombre de fois, pour être sur de ne pas avoir de pensées négatives sur sa femme Charlie qu’il aimait.

 Elle regardait pour la troisième fois consécutive, l’enregistrement de la caméra numéro 2 de l’entrée du restaurant d’autoroute. Elle avait retrouvé l’arrivée de la famille Lesor dans le restaurant. Elle avait noté R.A.S sur son rapport d’enquête. Mais là, à 18h13, apparaissait l’homme au costume blanc qui semblait hésiter avant de monter les escaliers. On ne voyait pas son visage. Elle avait zoomer sur le bas de ses jambes, et malgré la perte de définition et l’éclatement des pixels dans l’image, on distinguait comme de la boue sur ses chaussures. Elle visionna l’enregistrement de la caméra 3, celle de la salle de restaurant. Sur la gauche de l’écran, on pouvait deviner les entrées et sorties des toilettes, mais il y avait un angle mort et quelqu’un qui aurait repéré la caméra, pouvait longer le mur en sortant des toilettes, sans être filmé et disparaître aisément. L’homme avec de la boue sur les chaussures n’entrait au WC d’un pas pressé qu’à 18h28, juste après avoir bousculé la jeune maman et son bébé. Pourquoi lui avait-il fallu 15 minutes pour monter les marches et traverser la salle de restaurant ? Elle demanda à son supérieur de venir voir ce qu’elle avait découvert.

Frégasse était connecté sur le site de l’equipe.fr, le son était coupé, et quand Fouque l’avait appelé, Voeckler était en souffrance dans la dernière ascension vers Bellegarde-Sur-Valserine et n’avait que quelques secondes d’avance sur son poursuivant Scarponi, l’italien de l’équipe Lempre, c’est à dire qu’elle le sollicitait au plus mauvais moment. Dépité, il avait appuyé sur le signe = en vertical qui voulait dire « pause » en langage vidéo.

Frégasse fit remarquer à Fouque, que l’individu aurait pu, dans l’intervalle, recevoir ou passer un coup de fil important susceptible de le coincer 15 minutes au bas des escaliers du restaurant.

 -Surtout s’il s’entretenait avec une femme, c’est toujours plus long. Ajouta-t-il ironique comme pour être sur que Fouque, qui détestait les remarques machos, n’allait pas le déranger dans les minutes à venir.

-Et la boue sur les chaussures ? Lança-t-elle exaspérée par le manque de clairvoyance de son chef sur ces deux points.

- Écoutez Fouque, il n’y a rien dans votre vidéo. On ne va pas lancer un avis de recherche sur un type parce qu’il a de la boue sur les chaussures et qu’il a mis 15 minutes pour monter 39 marches. On ne voit pas son visage, on ne connaît pas la plaque d’immatriculation de son véhicule, ni la marque, ni même la couleur. Vous voulez faire quoi avec rien?

- On peut retrouver la jeune maman qu’il a bousculée… Elle pourrait nous aider à faire un portrait–robot.

- Ce type est ressorti seul des toilettes, c’est clair et net sur les images, nous n’avons donc aucune charge contre lui dans l’affaire qui nous intéresse. Rentrez chez vous, reposez-vous, débranchez de cette histoire, j’ai besoin de vous demain à la première heure. Moi, je reste là cette nuit.

Fouque était partie, un peu vexée, persuadée qu’elle tenait pourtant quelque chose avec ce type en costume blanc et aux chaussures pleines de boue qui avait mis 15 minutes pour monter 39 marches.

Cliffhanger :

A 4h17 du matin, Frégasse avait reçu une alerte sonore sur son ordinateur relié en temps réel au QG central des recherches de la Gendarmerie Nationale. Le portable de Julien Lesor venait d’être localisé aux Saintes-Maries-De-La-Mer. L’ iPhone avait été allumé pendant 44 secondes, sans introduction de carte SIM. Probablement pour prendre un numéro de téléphone, s’était dit Frégasse.  Il décida de partir pour le sud de la France.

Il laissa un mot à Fouque, pour lui dire d’éplucher les 15 derniers jours des appels entrants et sortants du portable de Julien Lesor qu’Orange allait leur envoyer dans la matinée, et de rechercher à qui appartenaient les numéros qui revenaient le plus souvent, hormis ceux de la famille proche. Il prit un thermos de café, un paquet de madeleine aux œufs dans le distributeur de l’entrée, oublia la monnaie et verrouilla la gendarmerie.

Il rentra les coordonnées satellites de l’endroit où le portable de Julien avait été localisé sur son GPS ultra sophistiqué. L’itinéraire jusqu’à ce lieu était en train de s’afficher, 781 Km pour 7h46 minutes de trajet. Il pensait mettre dans les 6 heures. Il inséra un CD de Deep Purple, et aux premières notes de Child in time, il alluma le moteur et le gyrophare de la Subaru bleue.

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