À la croisée des chemins
petisaintleu
Pierre me prit la main pour me conduire à la borne. Cette douceur se métamorphosa en une soudaine brutalité. Ses doigts enserrèrent ma nuque, telles des mâchoires d'acier m'obligeant à m'agenouiller. Devant la stèle, je bravai la douleur et affrontai les silhouettes qui me scrutaient de leurs prunelles intemporelles. Je frissonnai de cette froideur accentuée par un jeu d'ombres rasantes.
Le craquement des branches d'un tilleul, le cri d'alerte hystérique d'un merle noir et le bruissement d'un ruisseau s'interrompirent, écrasés d'un silence d'outre-tombe. Un chant aux tonalités cristallines succéda au mutisme; mon cœur s'agita alors en harmonie avec les vibrations du bloc.
On prétend que les objets maintiennent aux tréfonds de leur substance la mémoire impalpable des événements. Chaque parcelle de mon anatomie entrait en résonance avec les molécules du monument anthropomorphique.
Je fus saisi par les traits bienveillants de la paysanne. Je caressais ses contours lorsqu'elle m'interpella :
- Tes yeux reflètent la pureté mais ne peuvent encore saisir le dessein de ton existence. Je suis Elisabeth, une messagère des Dieux qui ont fait de moi Gaïa, la Terre-Mère, Tanit l'apotropaïque ou encore Belisama qui veille sur les foyers. J'ai pris des traits mortels, quand le polythéïsme fut mis à l'index par le Créateur qui ne supportait pas la remise en cause de son omnipotence. Mon âme a voyagé au gré de mes réincarnations et j'ai découvert d'autres démiurges. Goûtant aux plaisirs terrestres, nous avons donné naissance à notre descendance. C'est ainsi que tu me trouves incarnée en cette Eduenne entourée de ma famille, telle qu'elle aurait dû être si le Divin n'avait pas choisi l'un de mes fils comme émissaire. Il me fut arraché alors qu'il n'était qu'un nourrisson et mes supplications ne purent rien changer.
Son époux poursuivit :
- Ce n'est pas notre enveloppe charnelle qui importe mais le but qui nous a été assigné. De moi, tu auras reconnu Zacharie et tu découvriras en Pierre un précieux allié qui saura t'éclairer sur la mission qui t'attend.
Enfin, j'entendis l'un des trois enfants murmurer :
- Approche-toi plus près de moi. N'as-tu pas remarqué, sans doute la faute du vent qui m'a lessivé, que nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau ? Regarde mon médaillon et celui qui t'a été offert. Je suis, tu es, nous sommes Baptiste ! Tu en concluras alors qu'à mes côtés se trouvent Jean et Marie.
Je m'affalai dans l'herbe ne parvenant à retrouver mes esprits. Ayant vécu un quotidien jusqu'alors bien terne, je pressentis une destinée qui allait chambouler mon avenir.
Avec délicatesse Pierre m'aida à me relever. Il me sourit pour me rassurer et me garantir que l'inconnu n'est pas pavé de mauvaises intentions. Puis, une main se posa sur mon épaule. Je n'eus pas à me retourner, même enrhumé, j'aurais reconnu Brigitte à l'émanation de ses aisselles.
- Attention mon oncle, Jacques est fragile, ne le brusque pas ! N'oublie pas ta promesse, tu ne dois pas faire usage de ta magie à son égard, il ne faut pas l'effrayer !
Elle me regarda et m'honora de sa plus belle dentition gâtée.
- Dommage que nous ne nous soyons pas connus quand je jouais l'intrigante à la cour de Louis XIV. Tu aurais sans doute succombé à mes charmes qui faisaient tourner la tête à tous ces imbéciles de courtisans. Mais, ça ne fait rien. Ce n'est pas mon fourreau graisseux qui doit nous détourner de notre objectif. J'avais pour ordre de te conduire jusqu'à Douan mais nous n'avons pour l'instant plus rien à faire en ce lieu. Rassemble tes affaires et ne perdons plus de temps, nous aurons le loisir de discuter de tout cela dans le train.
Abasourdi par ces révélations, je suivis Geneviève d'un pas lourd, serrant contre moi le livre de mon âme jumelle.