A la punk

Guillaume Bailly

C'était un appel de la police : réquisition, décès dans un squat, merci de venir chercher le corps, vous pouvez être là dans combien de temps ? OK, merci.
Nous arrivâmes dans les plus brefs délais. Quelques voitures de police, un groupe d'une vingtaine de squatteurs, à l'intérieur et l'extérieur de ce dépôt du port de commerce, désaffecté, devenu le foyer d'une poignée de marginaux. Il n'y avait aucune tension, aucune agressivité, juste une tristesse diffuse ou l'on sentait poindre un certain sentiment d'inquiétude.
Un policier en civil vint nous expliquer que le gars était décédé d'un coma éthylique, vraisemblablement, ou pas, en tout cas, il s'était démerdé tout seul, le médecin n'avait rien vu de suspect, et que donc, nous étions priés de bien vouloir le ramener en nos locaux, de le ranger proprement au frais, et d'attendre de plus amples informations. Ce que nous fîmes.
Les informations nous parvinrent au compte-goutte au fur et à mesure des semaines, qui s'écoulaient, implacables, dans la froide humidité de cet hiver Breton. Le médecin légiste vint faire quelques prélèvements, par acquit de conscience, puis le dossier fut classé du point de vue de la justice.
Puis l'hiver s'adoucit, l'humidité se fit plus rare, et bientôt, les silhouettes dépenaillées des arbres se parèrent à nouveau d'une douce verdure. Le printemps prenait ses quartiers en Bretagne, et il serait superbe.
Dans sa case, notre client verdissait, lui aussi.
Et les nouvelles, donc, étaient inquiétantes. L'homme étais polonais, les recherches pour savoir si il lui restait de la famille la-bas n'avançaient pas, et le consulat de Pologne refusait de le prendre en charge, tant qu'ils n'auraient trouvé personne pour l'accueillir.
Un matin, la sentence tomba : attendu qu'il n'y avait plus de famille, attendu que l'homme était résident Français, attendu qu'il n'y a personne de son entourage qui ait la volonté ou les ressources de prendre en charge ses obsèques, l'individu sera inhumé, à la charge de la mairie, au carré des indigents.
Le carré des indigents. Il n'y a pas si longtemps que ça, on aurait dit : la fosse commune. Mais le progrès était passé par la : désormais, on avait droit à son propre trou.
L'appel était tombé le mardi après midi, le temps de faire la paperasse, l'exécution fut fixée au jeudi matin.
Le mercredi matin, le temps était encore splendide, ensoleillé, il faisait chaud, mais une chaleur qui n'avait rien d'accablante, adoucie par le Zeph', venu de lointaines contrées, qui rafraîchissait sans refroidir, portant avec lui le souffle du vaste monde, donnant l'envie à tant de Bretons de tout lâcher, s'embarquer sur un bateau et écumer les océans en quête d'aventure. Mais la troupe de corsaires dépenaillés qui s'avançaient timidement vers l'agence ne semblaient pas disposés à prendre la mer dans l'immédiat.
Ils entrèrent, restèrent sur le seuil, jetant autour d'eux des regards intrigués, sur les articles funéraires, les plaques, les fleurs artificielles, les monuments en exposition. Enfin, un collègue alla s'enquérir de l'objet de leur visite. Certains, nous les connaissions, bien entendu, au moins de vue : l'on pouvait les croiser dans la rue, pratiquant la mendicité avec cette politesse gauche de celui qui veut bien faire, mais ne sait pas trop comment s'y prendre. « Messieurs dames, que puis je faire pour vous ? (le collègue en question était disciple de l'école « On évite de dire bonjour quand on travaille aux pompes funèbres », débat sémantique qui fait fureur parmi les membres de la profession pour qui leur métier n'est pas juste alimentaire).
- On vient pour notre copain, celui qui est chez vous depuis quatre mois, la mairie, elle nous as dit qu'il serait enterré demain, quoi...
- Oui, demain matin, exact.
- On voulait savoir comment ça se passe, quoi...
- Eh bien, on va au cimetière, on inhume, on dépose une plaque avec son nom, et voilà.
- Ah, OK. Euh... Y a pas de cérémonie, quoi ?
- Non, ce n'est pas prévu, c'est un indigent, il s'agit d'une opération technique par délégation des services de l'état civil.
- (un instant, le silence régna, le temps que le porte-parole du groupe se remémore la définition des mots et tente de leur trouver un sens une fois mis tous ensemble). OK, ouais, je vois. Euh... On voulait savoir, pour une cérémonie, combien ça coûte ?
- Tout dépend, vous voulez quoi ?
- Ben, dire un petit mot au cimetière, qu'il parte pas seul, quoi. On a un peu de fric, on peut se cotiser, voyez, juste pour marquer le coup, quoi.
- Je vois. Attendez, je vais voir ».
Un conciliabule se tint dans le bureau, et peu importe ce qui s'y dit. L'on y entendit peut être « Bon, ça va, on n'a rien d'autre de prévu demain matin », ou « on peut faire un geste », et encore « pourquoi pas, après tout ». Puis la porte s'ouvrit, et le croque-morts revint voir la petite troupe : « Bon, il y aura un maître de cérémonie au cimetière demain, vous lui direz comment vous voulez faire. On se dit 10 Heures au cimetière ?
- OK, mais ça va coûter combien ?
- Laissez tomber. Ça ne nous coûtera pas plus cher. » Ce qui était, bien entendu, un pieux mensonge. Après tout, on n'est pas que des commerçants, non ?

Le lendemain matin, donc, à dix heures, un groupe d'une trentaine de squatteurs punks se demandait comment ils allaient faire, vu que le gardien du cimetière leur avait interdit d'y faire entrer leurs chiens. Ils finirent par désigner un volontaire d'office, un nouveau venu dans la bande, qui n'avait pas connu le défunt, et était venu juste par politesse.
Puis le petit groupe se mit en route, suivant le corbillard au pas, après s'être fait expliquer la manœuvre par le maître de cérémonies. Ils traversèrent tout le cimetière de Kerfautras, jusqu'au fond, le carré des indigents, pudiquement caché par une haie.
Enfin ils arrivèrent, l'étrange cohorte se déploya, sous le regard médusé des fossoyeurs, qui attendaient le cortège près du trou. C'était une simple fosse, d'un peu plus d'un mètre vingt de profondeur, à même la terre. Dans l'allée, en face, les croque-morts installèrent les tréteaux, ou ils déposèrent le cercueil.
Le maître de cérémonie se dirigea alors vers le groupe. « Bon, on fait quoi ?
- Beeeen, on s'était dit qu'on pourrait mettre un peu de musique, quoi, et après, quand il sera dans le trou, on voudrait déposer des souvenirs, on peut ?
- Oui, oui, sans problèmes. Que dois-je annoncer, comme musique ?
- Ah, ben vous avez un lecteur CD ? Sinon, on a le nôtre. Autant qu'on s'en serve, hein, le CD est déjà dedans. Pas la peine d'annoncer, on connait.
- Comme vous voudrez. Bon, alors on y va.
- Euh... S'enquit une jeune fille au crâne aussi lisse qu'un lac gelé, on peut poser des fleurs, sur le cercueil ?
- Oui, oui, je vous en prie, allez-y ! »
Et ainsi fut fait. Quelques bouquets de fleurs disparates furent déposés sur le cercueil, dont la plupart ne sortaient pas de chez un fleuriste.
Un peu plus loin, un papillon qui folâtrait sur un bouquet de fleurs, sur une tombe, saisit cette conversation entre les deux fossoyeurs municipaux :
« - Dis, tu trouves pas qu'elles ressemblent drôlement aux fleurs que les jardiniers municipaux ont été planter au jardin Kennedy ?
- Si, drôlement.
- Tu crois qu'on devrait leur en parler ?
- MMMmmmh ? Donc, tu veux aller dénoncer ces jeunes gens très tristes aux jardiniers municipaux, ceux qui ne nous disent pas bonjour parce qu'ils considèrent les gens des cimetières comme des lépreux ?
- … Ouais, je suis d'accord avec toi, ils sont tristes, ces jeunes. Hé, c'est quoi, ce bruit ? »
Ce bruit, c'était la cérémonie. En fait, celle-ci s'était déroulée comme suit : le maître de cérémonies avait d'abord invité l'assistance à entourer le cercueil, puis à se donner la main en observant un moment de recueillement. Ensuite, il avait annoncé un passage musical, et fait un signe discret au préposé à la musique. Un infinitésimal mouvement de tête, un discret signe de l'index. Et le gars, pas sûr de lui, avait alors beuglé de toute la force de ses poumons : « CA VEUT DIRE QUE JE PEU ENVOYER LE SON ?
- OUI ! »
Le temps était vraiment parfait. Les quelques vingt degrés étaient suffisants, et bien modérés par le zeph', qui caressait doucement le gazon et les jeunes pousses sur les arbres ombrageant les allées du cimetière, et qui portait le doux bruissement des végétaux, couvert momentanément par un bruit bizarre. Ça faisait : « I am an antichrist
I am an anarchist
Don't know what I want but
I know how to get it
I wanna destroy the passer by cos i »...

Puis ce fut fini. Les squatteurs s'éloignèrent de quelques pas, et le ballet des croque-morts commença : ils saisirent le cercueil, le portèrent jusqu'à la tombe, puis le descendirent à l'aide de sangles. Enfin, ils s'éloignèrent, et le maître de cérémonies fit signe aux amis du défunt, ses compagnons, ses camarades de manche et colocataires de squatte, qu'il était temps de dire au revoir.
Et c'est ce qu'ils firent, à leur façon.
Chacun passa devant la tombe, et y laissa un souvenir de leur vie.
Certains lancèrent dans la tombe des tickets de bus. Les y rejoignirent, au fur et à mesure : une petite coupelle, pour faire la manche, des pièces de monnaie, un pot de colle industrielle (« c'est ce qu'il y a de mieux pour faire des crêtes », expliqua le donateur, qui en arborait une magnifique), un canif, des mitaines, des lacets de chaussures, des briquets, allumettes, paquet de tabac à rouler, feuilles, et même (sans certitude) ce qui ressemblait à un énorme joint... Et plusieurs, se tenant devant la tombe, sortirent des bières. Ils se livraient alors au même rituel. Debout devant la tombe, ils décapsulaient la bière, la tendaient solennellement devant eux, déclamaient « A la tienne, mon pote ! », en buvaient quelques gorgées, puis, bras bien tendu, en versaient le reste dans la fosse. L'on peut dire qu'ils se prirent une sacrée cuite ensemble. Jamais la dernière bière n'avait si bien porté son nom.
Enfin, tous partirent. En groupe, unis, ils sortirent du cimetière, rejoignirent le gardien du chenil improvisé qu'était devenu le petit parking devant le portail du cimetière, celui-la même qui tomberait, quelques temps plus tard, et tuerait un gardien.
Alors que le corbillard sortait du cimetière, le groupe lui adressa des signes frénétiques, demandant l'arrêt. Les croque-morts stoppèrent, et attendirent, tandis que celui qui faisait office de leader se dirigeait vers eux. « On voulait vous dire merci, quoi. C'est pour vous. » Il tendait un sac plastique ou tintait du verre, et qui s'avérerait contenir quatre bières et dix euros.. « C'est notre façon à nous, hein, voilà. Ça nous vexerait si vous refusiez.
- Dans ce cas, on prend. Merci. Mais on est déjà content si vous avez pu faire votre deuil.
- Ouais. C'est pas le premier pote qui s'en va, mais d'habitude, ils voulaient même pas de nous au cimetière. Dites, la prochaine fois, on vous appelle vous, directement, au lieu des condés ?
- Euh... Non, il vaut mieux appeler la police, c'est la procédure. Vous leur demandez de nous appeler, ils nous connaissent. »
Puis ils prirent congé.

Arrivés au dépôt, l'un des croque-morts demanda « Et les bières, on en fait quoi ? ».
Le maître de cérémonies réfléchit une seconde, et dit « On va les boire, tiens. Mais ce soir. On va les mettre au frais. Les frigo, c'est pas ça qui manque, ici. »

  • Le chant des camarades... Le salut des copains et on devine un badge "punk's not dead" avec les bières chaudes pour les sympathiques porteurs de pelles. Coup de coeur pour ce dernier pogo, là où d'habitude seul le silence...

    · Il y a plus de 14 ans ·
    Photo 0804 orig

    Jérémie Kiefer

  • Bravo. Une belle petite chronique, une oraison sans fioritures. Un texte qui rappelle que nous sommes bien peu dans une ambiance de printemps breton. Bières, flics, croque morts et un peu de poésie décapsulée...

    · Il y a plus de 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

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