A l'intersection

syldel

ROULEZ VERS L’IMPRÉVU

À L’INTERSECTION, Sylvie Del Cotto

Avant de reprendre la route, Albert se demande pourquoi il part en vacances avec sa famille. Il s’attend à retrouver le tableau habituel mais le parking est désert. Ne restent que le chien et sa valise.

Laura est inhabituellement hors d’elle. Philippe cherche Albert sans enthousiasme. Chacun s’interroge sur la réaction de l’autre, sans vouloir appeler la police.

Albert profite du calme de cette étrange parenthèse. Puis le vide l’angoisse. Dans sa valise, il découvre des enveloppes cachetées.

Dans la première enveloppe, Albert trouve une photo de classe. Il se retrouve enfant. Les avions en papier qui volent dans la salle. Ses grands-parents qui l’ont élevé. En feuilletant une revue, il tombe sur une photo du parking.

De retour sur le parking, Albert, en écolier, renoue avec son envie de devenir pilote d’avions, puis pioche une seconde enveloppe. Il en sort un disque, et entend de la musique. Il est au bal, jeune homme, face à deux demoiselles. Il hésite, invite la moins jolie – sa future épouse - pour éviter un refus. Il trébuche en tournant la tête vers l’autre.

Il retombe sous l’arbre, stupéfait par sa timidité, et parle au chien. Et si j’avais invité la plus jolie ? Il cherche la même enveloppe dans sa valise, mais le disque a changé. Le revoilà au bal, avec l’autre fille. Il l’entraîne sous un arbre pour l’embrasser.

Sur le parking, la bouche tendue dans le vide, il ouvre les yeux sur son triste costume. L’enveloppe suivante l’expédie dans sa vie de comptable, époux de la plus jolie, mais sans enfants. Et son rêve de devenir pilote et père ? Chez lui, il retrouve une femme terne et maniaque. Il cherche à faire machine arrière, trouve une clé et repart.

Sur le parking, il a deux enveloppes numéro 5. Quelle femme choisir ? A qui donner une seconde chance ? Tenant à revoir son épouse réelle, il se retrouve à la maternité. L’accouchement se passe mal, il a peur. Il sent une arme dans sa poche. Doit-il tout arrêter ? Dire non à ce qu’il connait déjà ? Alors qu’il est prêt à tirer, à tout changer, son fils pousse son premier cri.

Laura délire, les enfants dorment et Philippe surveille l’arbre. L’aventure ne devait pas durer. Sauf si Albert hésitait. Car Philippe a fait appel à « changeyourlife.com », une agence qui offre une aventure dans le temps qui permet de revenir à plusieurs carrefours de l’existence. Pour qu’Albert cesse de pester, et rebondisse enfin. Pendant ce temps, à la maternité, son père se dit que ce n’est pas trop tard pour améliorer les choses avec les vivants. Il a à peine 60 ans ! Il jette l’arme, et se rue vers le nouveau né, les bras tendus dans le brouillard.

Albert traverse le parking, les bras tendus vers son fils qui court vers lui en culotte courte. Tout ce brouillard, ça ne va pas. Où est-il ? Les voix, familières, sont trop lointaines…Suivi par sa famille, Philippe se précipite vers le corps inerte d’Albert. Le père sait qu’il a encore le choix. Il sent son amour, ses proches, et décide d’ouvrir les yeux.

1er épisode

Coincé dans les toilettes du relais routier, Albert pestait contre l’absence de papier en s’essuyant le front du plat de la main. Pourquoi s’enfoncer vers le sud alors qu’il faisait déjà trop chaud à quatre cents kilomètres de l’arrivée ? Sans aucun doute, on ne pouvait pas aller plus bas que la côte rocheuse. Encore quelques kilomètres, et on quittait l’hexagone. D’un autre côté, tant qu’à ne pas comprendre l’accent des locaux, autant pousser jusqu’à l’Espagne ! C’était plus franc, plus audacieux comme décision. Là, au moins, on savait pourquoi il fallait changer de dictionnaire et de rythme de vie. Il tira sur la chaînette qui lui resta dans les mains en ne délivrant qu’un mince jet d’eau. Mauvais augure. Tous les ans, plus ils descendaient la France, et pire c’était. Il en savait quelque chose, puisque c’était la sixième fois qu’il partait en vacances avec eux, son fils, sa belle-fille et leurs trois bambins dont il confondait les prénoms. La sixième fois qu’ils empruntaient tous ensemble, le premier samedi de juillet, après s’être levé aux aurores pour éviter le plus gros des embouteillages, l’autoroute A666. La sixième fois qu’ils s’arrêtaient entre 11h50 et 12h10 dans cette gargote à la cuisine trop grasse. Ils devaient même frire les carottes râpées tant elles étaient huileuses. Sa belle-fille, si guindée soit-elle, tenait à se restaurer dans ce restaurant qui, d’après elle, « sentait déjà les vacances ». A n’en pas douter, l’ambiance était à l’opposée des repas d’affaires qu’elle enchaînait à longueur d’année. Mais eux, les cinq autres, n’auraient pas dit non à un peu de confort. Dans ce relai accolé à la station service, blotti à l’ombre des poids lourds, la seule odeur qu’Albert percevait était celle de la friture qui empestait ses vêtements, et probablement ses cheveux, et qui lui retournait l’estomac avant même que la voiture ne bifurque à l’intersection menant à l’aire de repos du sans soucis. Ce nom aussi, Laura l’aimait bien. Il lui redonnait presque le sourire. Dans l’hypothèse où sourire n’aurait pas creusé ses rides, elle aurait ri. Dans la réalité,  dès qu’elle distinguait le premier panneau annonçant cette sortie, elle se détendait vaguement.  Pour la première fois depuis le 31 juillet de l’année précédente. Et tous les ans, à cet endroit précis, elle lançait un joyeux «  qui a faim ? », et les enfants hurlaient de joie et lui brisaient les tympans. Alors elle garait la voiture, car c’était toujours elle qui conduisait, son fils étant trop étourdi pour ne pas manquer les embranchements, et elle se remaquillait dans le rétroviseur. Pendant ce temps, Philippe détachait les enfants et vissait les casquettes sur chacune des trois têtes sans dire un mot. Albert sortait précipitamment, avant même qu’elle ait éteint le moteur, pour voler deux ou trois secondes de solitude à l’extérieur de la voiture. Il respirait, transpirait, soupirait. De son point de vue, l’air empestait déjà la canicule, et il les entendait lancer leurs inlassables « il faut boire de l’eau avec cette chaleur, Albert, beaucoup d’eau. » Il avait soixante-deux ans, pas cent vingt-huit. De plus, cela signifiait qu’il avait vécu plus longtemps qu’eux, et qu’il ne les avait pas attendus pour apprendre à reconnaitre ses besoins physiques. Comment pouvait-on donner des conseils d’hygiène quand on déjeunait dans un troquet aussi crasseux ?

Cette année, comme toutes les autres, Albert leur avait emboité le pas et poireautait dans la file d’attente du buffet à volonté, son plateau à la main. Comme à la cantine. Même dans les avions, les plateaux étaient mieux garnis que dans ce trou de misère. Et la vie en avion, Albert connaissait mieux que personne. Enfant déjà, il s’ennuyait au sol où il se sentait lourd et inutile. Et depuis qu’il avait été contraint de prendre sa retraite, aucune activité ne parvenait à lui procurer le même bonheur que les avions. Pourtant, à leur insu, il avait essayé le parachutisme, le saut à l’élastique et le parapente, mais non. C’était trop furtif. A peine les frissons naissaient-ils sur ses membres qu’il touchait le sol. Aucun intérêt. Sans se soucier des autres, il alla s’installer à une table près de la vitre, d’où il pouvait garder le nez pointé vers le ciel et admirer les zébrures blanches laissées par le passage des engins qui emmenaient les juilletistes vers des contrées lointaines. Sans son uniforme, il se sentait invisible, non identifié. Chacun son manche à balai ! le taquinait Emma. Son épouse avait été la seule à comprendre son besoin de voler, à ne jamais lui reprocher de passer plus de temps dans les airs que sur terre. Mon oiseau des iles revient au nid, s’exclamait-elle à chacun de ses retours, en lui ouvrant grand la porte et ses bras. En migration permanente pendant plus de trente ans, et désormais cloué au sol. Depuis la soudaine disparition de sa femme, il n’avait plus personne à qui confier son désarroi. S’il osait évoquer ses varices, on levait les yeux au ciel pour lui rappeler qu’il avait passé trop de temps en apesanteur, et que son corps le lui faisait payer. Albert s’en moquait. Il enfilait ses bas de contention, et gardait le nez dans les nuages, où Emma avait rejoint les avions. Et qu’il soit à Paris, dans le sud ou ailleurs, l’essentiel était d’apercevoir le ciel. Le reste ne comptait plus vraiment. C’est dans cet état d’esprit qu’il suivait cette famille, la sienne, celle qui s’était construite malgré lui alors qu’il reliait les horizons. Et chaque été,  il trainait la patte en maugréant un peu plus.

Son repas terminé, il remarqua le regard amusé des enfants devant le hublot de morceaux de gras qu’il avait involontairement formé autour de son assiette. Il leur adressa un clin d’œil – car il n’y était pour rien, tout de même, ces petits – et ignora le regard noir de Laura. Elle avait compris le message. En partie. Albert détestait cette bouffe. Comme il haïssait sa présence à cette table, son existence de mammifère terrestre. Sa rage lui donna le courage de se lever. Les dents serrées, il se dirigea lentement vers le bungalow des toilettes, sans prendre la peine de débarrasser son plateau. Laura avait une jeune fille au pair qui se chargeait de tout, onze mois par an. Jeune fille au pair, c’était un terme élégant pour désigner la bonniche à temps archi-complet qui survivait sous les ordres de Laura. Bref, pour une fois, elle pourrait bien porter un plateau. À cette idée, Albert gloussa. Où avait-il la tête ? Il n’avait fait qu’une dizaine de pas mais il était certain que s’il se retournait, il verrait son fils nettoyer intégralement la table, la tête baissée. Quelle mauviette, ce garçon. Comment Emma avait-elle pu élever leur enfant de la sorte ? Car il devait l’admettre, c’était essentiellement l’œuvre de son épouse. Albert avait toujours été absent, soit physiquement, soit par le cœur. S’il avait été plus présent, aurait-il été différent ? Aurait-il été capable d’ouvrir sa gueule de temps à autres ? De dire à sa pimbêche de femme de bouger ses fesses ? De se charger des tâches domestiques au lieu de passer tout son temps libre à courir sur des tapis roulants, à faire du vélo dans l’eau ou à garder des poses alambiquées tellement longtemps qu’il pouvait fumer deux clopes avant de la voir reposer les  pieds à plat? Fumer. Bien sûr, c’était interdit dans la voiture. En famille, en général. À son âge, vous pensez ! Albert sortit du restaurant, contourna le bâtiment en préfabriqué, et se planta à l’ombre, derrière le bungalow des toilettes. Car bien sûr, en construisant ce self puant sur le parking, personne n’avait pensé à inclure de quelconques commodités. Un jour, ils avaient bâti une étrange cabane sur pilotis rongée par la rouille. Cette usure était un mystère en soi, si l’on considérait le climat sec de la région. Des pissotières à l’ancienne, offerte à tous les vents, occupaient un mur extérieur. Seules les mouches et les araignées osaient s’en approcher. A l’intérieur, trois cabines à la porte branlante accueillaient indifféremment les hommes, les femmes et les enfants. Un long lavabo surplombé de trois robinets et d’autant de savons jaunes et ovales, grands symboles de la vie en collectivité, occupait un autre mur. Au-dessus, un miroir piqué renvoyait aux visiteurs le message d’accueil des lieux : une sale tête stupéfaite par autant de crasse. Si Albert n’y avait pas mis les pieds depuis l’an dernier, il savait à quoi s’attendre. Et malgré tout, cette cabane étroite, sombre et malodorante lui procurait toujours la parenthèse dont il avait besoin avant de reprendre la route. 

Planqué derrière le bungalow, Albert prit le temps d’allumer une cigarette en toussant. Mais au bout d’une minute, ses intestins se mirent à danser la gigue et il dût écraser son mégot pour se précipiter dans une cabine. Il n’eut pas le temps de profiter de son triste reflet dans le miroir piqué. Quel dommage, grommela-t-il en s’engouffrant dans la cabine du fond, censée être la moins sale. Tout en se déshabillant de la main droite, il rabattit violemment le loquet de la main gauche. Sans cesser de maudire cette bouffe d’autoroute et sa belle-fille.

Enfermé là, il se revoyait enfant, quand il se réfugiait aux toilettes pour lire des magazines et s’inventer une vie. Il parlait à voix haute, convaincue d’être dans une dimension parallèle. Il s’imaginait à la place des héros de ses bandes dessinées, survolant le monde pour sauver les plus faibles et anéantir des ennemis aux pouvoirs fantastiques. Et il revoyait sa grand-mère, quand il en sortait enfin. Le sourire aux lèvres, elle faisait mine de ne pas l’avoir entendu se battre contre les méchants et slalomer entre les gratte-ciels de New York. Ce jour là aussi, il fit ce qu’il avait à faire tout en prenant le temps de rêver. Puis il rassembla son courage avant de se rhabiller.

À présent, une quinzaine de minutes plus tard, le loquet rouillé lui résistait. Tous les ans, il le retrouvait un peu plus endommagé, un peu plus revêche. Albert s’entailla le doigt en s’acharnant sur le verrou et grogna en suçant la goutte de sang qui perlait à côté de l’ongle. Il donna plusieurs coups d’épaule dans la porte tout en tentant de dégager la barrette métallique qui l’empêchait de sortir de ce réduit étouffant. Il imaginait sans mal Laura taper du pied sur le parking, le regard rivé sur le bunker des toilettes. Noir, le regard. Dès qu’elle l’apercevrait, elle lui tendrait son poignet pour lui indiquer que le temps passait à sa montre inexistante. Qu’à cause de ses problèmes d’intestins et de verrou, ils venaient probablement de perdre dix-huit minutes de location. Albert ravalerait son agacement, et écarterait les mains dans un geste d’impuissance. Il ne l’enverrait pas au diable parce qu’il se sentait obligé de cacher ses sentiments derrière un masque de dureté et de silence. En effet, s’il les dissimulait, c’était avant tout parce qu’ils étaient dirigés contre lui-même. Après tout, il n’avait qu’à décliner leur invitation, et bouleverser les traditions ! Pourquoi s’entêter à honorer un rituel initié par sa défunte épouse à la naissance de leur premier petit-fils, s’il ne lui convenait pas ? Emma, qui avait toujours eu à cœur d’entretenir les liens familiaux, avait lancé la tradition du mois de juillet en famille. Tant que les enfants partiraient en vacances avec leurs parents, on ne remettrait pas sa décision en question. Alors, naturellement, à sa mort, la première année, Albert les avait suivis sans réfléchir, trop accablé de chagrin pour envisager d’annuler les congés collectifs. L’année suivante, alors qu’il reprenait du poil de la bête, il avait ressenti un début d’envie de décliner l’offre. Il n’avait pas osé, estimant le deuil trop frais, peut-être. Le troisième été, il avait bouclé ses valises en pestant. Sans quitter le portrait d’Emma des yeux, il avait toutefois entassé tee-shirts et chaussettes. Et il ne s’était pas gêné pour lui reprocher son goût pour les habitudes. Mais que pouvait-elle y faire, de là où elle reposait ? La quatrième année, il s’était observé dans le miroir, et s’était traité de lâche tout en sortant une pile de bermudas de l’armoire avant de la ranger dans sa valise, format bagage de cabine. En vérité, c’était le seul moment qu’il appréciait. Faire ses bagages. Cela le renvoyait à la belle époque. Il s’était même offert le luxe d’enfiler son uniforme de commandant de bord pour fermer sa valise. La cinquième année, il s’était trouvé vieilli. Il ne s’était toujours pas insurgé, et il était conscient qu’il ne le ferait certainement jamais. Et enfin, cette année, il avait été sur le point de leur mentir, de raconter qu’il avait gagné une croisière, qu’il s’était cassé le col du fémur, ou qu’il avait adopté un poisson rouge qu’il ne pouvait pas laisser seul. Il s’était emparé du téléphone, la tête haute, les épaules droites. Et quand il avait entendu le message d’accueil de Laura, ses forces l’avaient quitté. Il avait raccroché, et était parti chercher ses espadrilles dans le fond du placard.

Quelques heures plus tôt, alors qu’il les attendait, assis sur le perron, il avait décortiqué son dégoût. Que n’aimait-il pas dans ces départs ? L’organisation militaire de Laura qui chronométrait les moments de détente et les baignades ? Le sable dans les chaussettes, qu’il ramenait jusque dans son lit et piquait les fesses? La foule qui se pressait sur des dizaines de kilomètres pour se faire attaquer par les méduses ? Ou encore cette villa, toujours la même, que Laura louait aux mêmes dates ? Cette demeure hors de prix avec son jardin plongeant vers la mer, sa piscine démesurée, son jacuzzi et ses six chambres, était pour Albert plus une prison inspirée de la cocotte minute qu’un lieu de repos. Et pourtant, avec une lâcheté sans cesse renouvelée, il les suivait tous les ans sur l’autoroute A666. Alors que la porte céda enfin et lui rendit sa liberté, Albert imagina son fils, Philippe, qui devait l’attendre en silence sur le parking, le menton rentré, son crâne un peu plus dégarni chaque année. Et pendant que Laura s’énervait toute seule et que Philippe faisait l’autruche, le petit hurlait dans son siège auto aux lanières trop serrées, l’aîné courait après le chien en quête de liberté, et le cadet se glissait sous la voiture à la recherche d’une perruque de Playmobil. Fichus bonshommes, avec leurs accessoires envahissants. Il fallait toujours leur changer les cheveux, la ceinture, l’épée, retrouver un brassard si petit qu’il était impossible de le différencier d’une crotte de nez.

Albert tourna plusieurs robinets, mais aucun n’eut la bonté de produire de l’eau. Tant pis, il les rejoindrait les mains sales. Il sourit en songeant qu’il allait se faire un plaisir de reporter cet incident à sa belle-fille, rien que pour la voir grimacer à l’idée des microbes qui allaient envahir le véhicule familial. Peut-être même qu’il proposerait de prendre le volant, ou de jouer à passer les vitesses.  Ce serait son dernier petit moment d’amusement avant de claquer la portière du monospace pour s’enfermer pendant quatre longues heures avec trois marmots criards qui voulaient descendre, jouer aux plaques d’immatriculation, dormir, mettre de la musique, éventuellement vomir. Non, il n’avait pas hâte de les retrouver et il prit le temps de se recoiffer en se dévisageant dans le miroir. Ils n’y sont pour rien, se répétait-il. Mais c’était toujours plus facile de blâmer les autres que de faire preuve de courage. Cette idée l’apaisa brièvement, mais la colère ressurgit en formant des profonds soupirs dans sa poitrine serrée. Regarde-toi un peu. Ose te regarder en face quand tu dis du mal des petits. Tes descendants, se défia-t-il. Depuis le décès d’Emma, ses mâchoires semblaient verrouillées à angle droit. Sur son lit de mort, elle lui avait fait promettre de profiter de la vie jusqu’au bout, avançant qu’il était trop jeune pour être veuf. Il avait cédé, juré par amour, et menti. Par lâcheté. On n’en revenait toujours à ça. À ce souvenir, la colère l’envahit plus violemment. Il s’en voulait d’être aussi faible, en toutes circonstances, et de ne pas être capable d’envoyer paître son unique enfant pour refaire sa vie, le temps d’un été.

Non, il ne cesserait jamais d’aimer son épouse de quarante ans, et s’il devait continuer à vivre, autant le faire à sa façon. Mais comment expliquer ce besoin, cet élan vital, à un couple incohérent ? Philippe et Laura n’avaient rien en commun, ça sautait aux yeux. Laura profitait de la mollesse de son mari pour tout contrôler, jusqu’aux sous-vêtements qu’il portait ; et Philippe se laissait porter en détournant le regard. Albert eut envie de se passer de l’eau fraîche sur le visage, mais il n’y avait toujours pas d’eau au lavabo. Quel scandale ! Cette année encore, Albert allait s’en sortir en jouant à la baby-sitter volontaire, pour qu’ils se retrouvent comme c’était de mise dans cette drôle d’époque. Jamais cette idée ne serait venue à l’esprit d’un couple, de son temps. Se retrouver ! Alors qu’on ne se quittait jamais. Sauf quand on est marié à du personnel navigant, peut-être. En réalité, s’il tenait à leur rendre ce service, c’était uniquement pour éloigner Laura de la maison, et respirer. Laisser brièvement la vie suivre son cours sans être soumis à son planning rigide. Il couchait les enfants, et fumait, seul, sur la terrasse, en regardant les lumières des avions traverser le ciel. Il posait ses pieds nus dans l’herbe et parlait longuement à Emma. Lors de leur dernier été, dans ce même jardin, ils s’étaient embrassés comme des gamins. Pour la première fois depuis trop longtemps. Albert avait entrepris de lui attraper une luciole, pour voir ses yeux briller. Était-ce pour retrouver cet instant passé dans toute sa vivacité qu’il ne parvenait pas à renoncer aux vacances ? Foutaises. S’il était capable d’enfiler un costume de super-héros dès qu’il posait les fesses sur la lunette des toilettes, il n’avait pas besoin de parcourir neuf cents kilomètres pour se replonger dans un souvenir aussi gigantesque. Une autre question lui vint alors, terrifiante. S’il ne les suivait pas en vacances, que ferait-il de son été ? Il soupira en pivotant sur lui-même. À quoi bon se faire du mal avec une question qui n’avait aucune raison d’être ? Toutefois, s’il parvenait à remplir seul son été, il aurait une chance de leur échapper l’été suivant. Il s’efforça de redresser son dos voûté, en se raccrochant à la solution qu’il n’allait pas tarder à trouver. Une occupation, trouver une activité sincèrement attrayante. Sans mentir, ni tricher, ni fuir. À l’attaque ! eut-il envie d’hurler en levant le poing. Toutefois, les intenses rayons du soleil de ce début d’après-midi écrasèrent instantanément les quelques miettes d’audace qu’il avait cru retrouver dans le fond de son être. Résigné, il mit un pied devant l’autre sans penser à la suite.

En arrivant sur le parking, Albert savait qu’il ne manquait plus que lui pour compléter l’habituel tableau du départ en vacances. C’était ainsi, et il allait tenir son rôle jusqu’au dernier jour du mois. Comme toujours. Malgré son minable acte de rébellion, son retard de vingt-deux minutes. Les lèvres pincées, il chercha le monospace des yeux, la brune élancée qui trépignait devant sa portière ouverte, le grand échalas qui regardait ailleurs, les enfants agités et le chien occupé à suivre une odeur de frites. Mais le parking était vide. Aucune voiture, aucun enfant, aucun cri. Le parking était totalement désert, silencieux, écrasé par la chaleur. Sa première idée fut qu’ils l’avaient oublié, et un fou rire irrépressible secoua sa carcasse. Le premier depuis une éternité. Soudain, quand il s’aperçut qu’aucun véhicule ne passait sur l’autoroute, que personne ne sortait ni n’entrait de la station service, que le vide avait envahi tout l’espace environnant, une soudaine lassitude l’envahit. Il se sentit étrangement attiré par un arbre, à trois cents mètres de lui, et par l’ombre qu’il offrait. Il bâilla à plusieurs reprises, et éprouva un terrible besoin de s’allonger. Il se dirigea vers l’arbre en luttant contre la violence de la lumière et la mollesse de ses membres. C’est alors qu’il perçut une masse immobile sous les feuillages. Robby, le chien de son fils, se tenait immobile, la langue pendante. Posée à côté de l’animal, sa valise entrouverte.

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