A Paradis
Marion Danan
Ces culs serrés qui se donnaient des airs affranchisés m'agaçaient de plus en plus.
Je savais ce qu'eux ignoraient et les voir parader avec la suffisance de ceux qui se croient rendus, me tapait sur le système dans les grandes largeurs.
Etant plus proche des pissenlits que de la cigogne sur l'échelle du temps, je sentais régulièrement monter en moi l'envie de les secouer en balançant tout, mais c'était une option inenvisageable. Je continuais de prendre sur moi non sans quelques écarts périlleux.
L'avantage de mon job c'est que je suis invité partout. Toutes les soirées, tous les événements toutes les finales, tous les concerts, toutes les remises de prix…L'inconvénient c'est que je suis obligé de mentir tout le temps.
Officiellement je suis conseiller en image. Officieusement je suis nettoyeur.
Là vous imaginez Jean Reno déguisé en Léon, ou n'importe quel tueur à gages…Rassurez-vous, je n'ai jamais tué personne, enfin… pas au sens propre. Moi mon truc c'est le maniement de l'image. Je suis capable de vous faire disparaître de la circulation. Totalement. On ne gardera que le meilleur de vous…dans la mesure du possible.
L'agence a été fondée par mon père pendant la guerre froide. Les agents qui retournaient leurs vestes faisaient appel à lui pour redémarrer une nouvelle vie. Rien de mieux pour ne pas risquer sa vie que de ne plus en avoir . Presque tous les gouvernements sont passés par lui pour les programmes de protection des témoins.
Et puis ça s'est « people-isé »… fallait prendre le fric où il était.
Si je vous dis que j'ai vu Marilyn danser sur Thriller en regrettant de ne pas pouvoir faire un duo avec Madonna, vous y êtes ?
J'ai développé la seconde agence à cause d'eux… les célébrités.
Comment faire disparaître quelqu'un que tout le monde connaît et que ce dernier continue de mener la grande vie ? Je veux dire, on ne transforme pas Amy Winehouse en concierge portugaise… Bon bah j'ai créé une sorte de Disneyland du people, le Club Med du Star-System .
Prenez toutes les légendes trépassées avant leurs cinquantième anniversaire de ces quarante dernières années, rassemblez-les sur une île dans les Bermudes (le fameux triangle indétectable est une invention de mon père, ce génie) et vous comprendrez vite que je suis le G.O le plus chanceux du monde.
Je passe la moitié de mon temps à Paradis avec eux.
Le deal est clair, l'agence touche 30% de l'héritage et 30 % des royalties posthume, et je me charge de convaincre la planète que vous n'êtes plus. Aucun retour possible, d'ailleurs je n'ai jamais reçu aucune demande. Paradis porte bien son nom, le cadre est sublime, la météo incroyable, on y trouve tout ce que vous voulez… globalement c'est une communauté qui fonctionne sur le libre-échange. Chacun fait ce qu'il veut à condition de mettre la main à la patte. L'avantage d'être « mort » c'est que l'ego n'existe plus, et sans ego tout est plus facile.
Tout le monde est là par choix, et puis je vais vous dire, assister à ses funérailles en direct à la TV ou pour les plus anciens lire son épitaphe dans la presse, ça vous remets les pendules à l'heure. Etre tous morts crée des liens pour la vie.
En parlant de lien, je vous cache pas que certains ont frôlé la catastrophe. Ma ptite Janis que la desintox avait nettement remplumée s'est retrouvée en cloque de Jim Morrisson à peine 3 mois après son arrivée. Ça pour « Light son fire » , il savait y faire le bougre, pas du genre feignasse. J'ai vite compris que dans mon jardin d'Eden, toutes les pommes risquaient d'être croquées. J'ai donc ajouté une clause stérilisation à l'entrée. Autant je savais jouer à la mort, autant créer la vie était une idiotie à laquelle je renonçais fissa. Le contexte ne s'y prêtant pas vraiment.
J'ai aussi une équipe d'anonymes pour la logistique, la cuisine, le service médical...
Oui hein, c'est pas parce que vous savez jouer de la guitare avec vos dents que vous maîtriser le bouche à bouche. Les anonymes sont aussi des gens qui ont souhaité disparaître. J'arrose tous les commissariats régulièrement, certains avis de recherche resteront sans réponses. Si le profil m'intéresse je contacte, je forme et j'envoie à Paradis. Là je ne prends rien, parfois la vie devient un tel cauchemar que le coup de pouce n'est pas du luxe.
Je me souviens de Brittany une infirmière de 35 ans régulièrement battue par son mari, un soir elle s'est enfuie de chez. Apres son suicide raté, un des flics du coin m'a appelé. Je l'ai recrutée, six mois plus tard, elle débarrassait le King d'un ténia têtu. Je peux vous dire qu'à 73 ans, Love me Tender faisait toujours son ptit effet, et le sourire de Brittany valait toutes les royalties.
Pour l'heure, je dînais et pas n'importe où. L'ambiance de ces galas était nauséabonde mais la bouffe était dingue et l'arrosage illimité.
Je me retrouvais assis à côté de Charlotte Gainsbourg et on parlait de son père… on s'était pas mal fréquenté une époque lui et moi.
Trop heureux d'évoquer, avec la chair de sa chair, ce type trop fou pour accepter de faire partie de ma clientèle, je lui rendis un hommage que je cru inaudible : « Un des rares génie du siècle à avoir réussi sa vie posthume sans moi… sans doute mon plus grand regret… même si il aurait foutu le feu à Paradis » soufflais-je.
J'ai senti que cette dernière phrase lui accrochait un peu les oreilles à la petite, faut dire que niveau matos auditif dans la famille ils étaient pas en reste. Je noyais le poisson en lui resservant du champagne mais son air ahurie à la Bernadette Soubirous en pleine hallucination me rassurait moyen.
« -C'était donc vous ?!
-Moi quoi?
-Vous m'offrez une cigarette...? Sortons ! » , ordonna-t-elle.
J'ai compris qu'elle avait besoin de raccrocher certain wagons, alors j'ai suivi docilement celle que j'avais vu colorier assise sur le piano de son père. A l'époque j'avais failli le signer.
-"Vous!" Reprit-elle. "Apres sa première crise cardiaque, sa grande phrase était... " Au pire je finirais à paradis!" Ma mère a pris ça pour un défi lancé au grand Barbu, et on a toujours pensé que ce " à Paradis" était une façon de se moquer de son accent a elle. Il ta taquinait tellement avec son coté britsh.
Vous savez les rumeurs se répandent, s'étouffent mais il n'y a jamais de fumées sans feu... Et puis il nous racontait souvent cette histoire de changement de vie, de ce Paradis des étoiles éteintes...il disait qu'il voulait tuer Gainsbourg mais que, lui, il resterait allumé.... Ma mère y voyait son délire poético-alcoolique. Je ne sais pas ce vous faites exactement Monsieur, mais il vous a écouté. Il a tué Gainsbourg... Et il est devenu Gainsbarre. »
Le choc ! De Gainsbourg à Gainsbarre.... Bordel!
J'en avais les guiboles qui vrillaient. Elle était pas épaisse la Charlotte mais elle avait l'aplomb de son père. Alors j'ai craqué, je lui ai tout raconté: Comment il serait mort, comment il aurait vécu... Ça lui a plu, elle en demandait encore...
On est resté dehors un bail à cloper, elle me tenait la main, on a marche un peu, c'était pas mal.
Une véritable nouvelle fantastique; elle fait renaître l'explosion originelle du monde devant mes yeux et me rappelle l'infinie de l’Être...tous morts crée des liens pour la vie. La lumière de sa vérité froide éblouit mes pensées, telle une étoile filante qui emporte mon regard à jamais sur son voyage éternel.
· Il y a environ 5 ans ·Je garde l'image sans pouvoir en dire un seul mot.
P.S. Par rapport à notre trajet commun du samedi dernier, pour moi c'était un voyage. Un voyage trop court. La prochaine fois je propose plutôt Boulogne Sur Mer comme destination, à condition de ne pas être obligé de chanter!:)
Kenan
kenanius
Merci Kenan... pour tous ces jolis mots, du temps , et du voyage! C'est aussi l'empreinte de ces moments aussi furtifs qu'inattendus, qui rendent les choses éternelles.
· Il y a environ 5 ans ·Marion Danan
Bravo. Somptueux.
· Il y a environ 8 ans ·elisabetha
Merci de votre passage!
· Il y a environ 8 ans ·Marion Danan