A un picomètre de sa vie

madjid-lebane

Résumé

Ils sont sur l'autoroute et passent par l'endroit même où ils ont évité de justesse un accident l'année précédente. Ils décident de s'arrêter à la prochaine aire de repos. Ils déjeunent puis se dispersent dans les boutiques. Au moment de repartir la mère a disparu. La police est sur place et les recherches commencent, d'abord sur les vidéos de sécurité, où elle n'apparait pas.

A force de repenser à ces vidéos il finit par comprendre qu'elles datent d'un autre jour et il demande à revoir le policier qui l'a reçu la veille, mais celui-ci est inconnu dans le commissariat.

Ils reviennent chez eux et tentent de reprendre un semblant de vie normale en attendant les résultats de l'enquête. Il court les administrations toute la journée pour obtenir de l'aide pendant que les enfants sont au centre de loisirs. Lorsqu'il va les chercher le soir on lui annonce que leur mère est passé les récupérer. Personne n'est chez eux.

Il revient à l'aire de repos pour interroger de nouveau le personnel mais on lui explique que ceux de la semaine sont différents de ceux du week-end. Il reçoit un sms qui lui dit qu'il est presque au bon endroit à quelques picomètres près.

Il va suivre les indications qu'il reçoit sur son téléphone toute la journée pour finalement avoir un rendez-vous avec un homme qui va lui expliquer qu'il existe des mondes parallèles dont certains presque identiques au nôtre et que de temps en temps il se produit des glissements entre eux.

Le policier du premier jour le rappelle pour savoir s'il s'est remis de sa grande frayeur quand son épouse est revenue et lui explique qu'elle avait apparemment juste eu une petite absence.

Il décide de rester chez lui toute la journée car chaque soir quand il rentre il trouve des choses changées, courses faites, linge repassé, etc., comme si sa famille était là. Les mêmes évènements vont se produire alors qu'il est là, à chaque fois qu'il s'absente d'une pièce, elle a changé lorsqu'il y revient. Un message sur sa boite mail lui explique que les deux univers tentent de fusionner.

Il se réveille aux côtés de sa femme. Ses enfants sont dans le salon et jouent sur leur console. Il va passer une journée entière à vivre normalement en se demandant ce qui s'est produit.

Il se réveille à nouveau seul et l'appartement a l'air d'être à l'abandon. Il va se résigner à appeler amis et famille. Ils lui demandent tous s'il est fou ou méchant. Il va chercher toute la journée à trouver des personnes qui pourraient lui dire ce qu'est devenue sa famille, mais aucune ne semble comprendre de quoi il parle.

Il pense que s'il s'agit d'un glissement il est possible que celui-ci se reproduise au même endroit et que tout se remette à sa place. Il décide de faire des allers retours sur la portion d'autoroute où se situe l'aire maudite. Il finit par avoir un accident et y meurt. Les policiers sont étonnés par la coïncidence du décès d'un homme à l'endroit même où il avait eu un accident l'année d'avant. Accident qui avait couté la vie à sa famille.

Chapitre Premier

Comme beaucoup de familles fin juillet, les Marttin – avec deux 't', ils y tenaient beaucoup – s'apprêtaient à prendre la route des vacances.

L'ambiance était joyeuse, même si les parents, Philippe et Vanessa, étaient stressés en remplissant la voiture familiale. Les enfants les regardaient faire du coin de l'œil en jouant sur leurs consoles portables respectives. Les deux préadolescents avaient une technique bien rôdée pour ne pas aider : ils commençaient par faire tout ce que les parents leurs demandaient, mais en le faisant de travers. Ça fonctionnait assez bien puisque les parents préféraient immanquablement tout faire eux-mêmes plutôt que de devoir réparer leurs bêtises. Jouer avec leurs consoles pendant ce temps là leur garantissaient aussi de ne pas oublier leurs précieux appendices électroniques à la maison.

Après tout, le soleil, la mer et ainsi de suite c'était bien pour les parents, mais les enfants, eux, se trouvaient mieux devant leurs petits écrans à images tri dimensionnelles.

Ça y était enfin. La voiture était pleine. La maison était fermée à clé. Une voisine viendrait relever le courrier et arroser les plantes pendant leurs trois semaines d'absence, comme ils l'avaient eux-mêmes fait chez elle quand elle était partie le mois précédent.

La voiture démarra et ce fut le début de la transhumance. Ils rejoignirent bientôt l'autoroute et y retrouvèrent quelques milliers d'autres familles aux objectifs similaires. Même dans ses loisirs l'être humain conserve ses instincts grégaires.

Leur destination de cette année était la même que celle de l’année précédente. Un village sur la côte landaise. Ils l'avaient choisi parce que Philippe, expert en statistiques avait constaté que l'autoroute qui y menait était celle qui connaissait le moins d'embouteillages en été. C'était probablement dû au fait que l’A666 était récente et que beaucoup ne s’étaient même pas encore rendu compte de son existence.

Ils se retrouvèrent donc après quelques dizaines de kilomètres sur une autoroute presque déserte, toute proportion gardée en période estivale.

-     Romain dit qu’ils sont coincés dans des bouchons depuis qu’ils sont sur l’autoroute, déclara Adrien sans décoller le nez de sa console après avoir rapidement jeté un œil à son téléphone. Son père est tout énervé et sa mère jure qu’ils ne partiront plus en vacances en même temps que tout le monde.

-     Comme l’année dernière si je me souviens bien, commenta Philippe. T’es sûr qu’il ne s’est pas contenté de renvoyer le même message ?

-     Oui. Y a moins de fautes d’orthographe cette année, ajouta Manon.

Toute la famille fut prise du même fou rire et le voyage continua avec les commentaires familiaux habituels concernant les copains, les voisins, les cousins et les émissions de radio qui passaient en même temps.

Ils roulaient depuis presque deux heures lorsque Philippe interpella toute la famille en ralentissant un peu.

-     Vous reconnaissez cet endroit ?

Les enfants levèrent à peine les yeux de leurs écrans vidéo. Vanessa fut un peu plus attentive. Pourtant personne n’osa de réponse.

-     C’est là que nous avons manqué d’avoir un accident l’année dernière, finit par déclarer Philippe, se répondant à lui-même.

-     C’est vrai qu’on a eu beaucoup de chance, confirmait Vanessa avec un petit frisson de peur rétrospective.

-     Et puis tu as un mari qui maitrise totalement son véhicule, plaisanta Philippe.

Vanessa lui répondit d’un sourire de mauvaise comédienne qui joue l’indulgence.

-     En attendant ça fait bizarre de manquer de se faire envoyer dans le fossé par une voiture exactement semblable à la nôtre. Tellement identique que monsieur le pilote ne l’avait pas vu arriver.

-     Il était sûrement dans un angle mort. Et je ne prétends pas être un pilote. Juste un conducteur vigilant, avec de bons reflexes.

-     Lui, par contre ça devait être un conducteur saoul ou tellement fatigué qu’il dormait au volant.

-     Vu son manque de réaction je pencherais plutôt pour la seconde théorie. D’ailleurs, comme on est parti depuis un bon moment je pense qu’il est temps pour nous de faire une première pause. J’ai besoin de me dégourdir les jambes. Pas vous les enfants ?

-     Si papa, répondirent en cœur les jumeaux à l’arrière.

L’aire de repos était deux kilomètres plus loin. À la vitesse d’une voiture sur voie rapide cela représente à peine une minute de trajet. Le véhicule familial fut donc bientôt stationné à l’ombre d’un arbre encore un peu jeune mais avec suffisamment de feuilles pour éviter de surchauffer l’habitacle pendant l’absence des occupants et de la climatisation.

Comme tous ces endroits aménagés pour rendre un peu d’humanité aux longs rubans d’asphalte, il y avait en plus de l’incontournable station service – les voitures ayant, elles aussi besoin de combler leurs appétits – trois restaurants et plusieurs boutiques proposant un peu de tout, du gadget pseudo local aux indispensables vieilles revues.

Le repas fut un autre moment de partage, surtout pour les parents qui avaient réussi, jusqu’à présent, à interdire systématiquement tous les appareils électroniques durant ces rares instants de convivialité familiale – pour reprendre les mots des jumeaux cherchant à se moquer de leurs parents.

Les cônes glacés qui firent office de dessert furent vite avalés et tout le monde eut quartier libre avant de reprendre la route.

Les quinze minutes de liberté relative accordées aux enfants permettaient en général aux parents de faire le point sur le reste du parcours et le choix des prochaines étapes. Ils en profitaient aussi pour faire un dernier tour aux toilettes. Pendant ce temps les enfants essayaient de gérer leur budget autoroute en achetant au moins un souvenir tout en gardant assez d’argent pour les prochains arrêts.

Philippe avait eu la bonne idée de donner rendez-vous à toute la petite famille devant les distributeurs de surprises. Les enfants adoraient ces boules en plastiques contenant de petits personnages de dessins-animés ou de jeux vidéo et ils prétendaient les collectionner. La vérité était que les petites figurines les amusaient quelques heures, tout au plus, puis qu'elles finissaient au fond de tiroirs à fouillis, ou de la poubelle. Quand ce n’était pas le chat de la voisine qui en prenait possession suite à un oubli plus ou moins volontaire sur la table du jardin.

Comme prévu, les jumeaux étaient devant les machines et avaient entamé une discussion philosophique sur la supériorité de la puissance de combat extra-terrestre de Ten-Za-ho par rapport à la gentillesse et aux pouvoirs magiques de Lin-lii. Philippe ne comprenait absolument pas de quoi il s'agissait mais, avec les années il s'était habitué à cet état de fait.

-     Vous avez vu votre mère, les enfants ? demanda-t-il à Manon et Adrien, plus pour leur faire savoir qu'il était présent que dans l'espoir d'avoir une réponse constrictive.

-     Non papa, répondirent-ils en cœur.

Philippe avait l'habitude des retards de sa femme. Elle faisait partie de cette catégorie de personnes qui considèrent que pour se rendre à un rendez-vous à quatorze heures il faut partir à quatorze heures, même si ce rendez-vous est de l'autre côté du département. Elle avait donc probablement attendu le dernier moment pour aller aux toilettes. Les toilettes des femmes sur une aire d'autoroute étant l'un des endroits où l'on trouve les plus perpétuelles files d'attente au monde Philippe décida de prendre son mal en patience en essayant de comprendre de quoi ses enfants parlaient.

Quinze minutes suffirent pour venir à bout de sa patience.

-     Manon, tu veux bien aller aux toilettes des filles voir si ta mère est coincée?

La presque jeune fille s'exécuta de mauvaise grâce. Râlant en son fort intérieur qu'on lui colle toujours cette corvée d'essayer de retrouver sa mère aux toilettes.

La préadolescente se faufila entre les personnes qui attendaient en essayant d'apercevoir sa génitrice. A onze ans elle était presque aussi grande qu'elle et dépassait déjà certaines femmes adultes de plusieurs centimètres. C'était l'avantage d'être issue d'une famille de "grands".

Ne retrouvant pas sa mère au milieu de la file d'attente, elle se dit qu'elle devait déjà être enfermée dans l'un des si convoités réduits.

-     Maman, se mit-elle à appeler à tue-tête.

Une réponse lui parvint mais ce n'était pas la voix de sa mère. Visiblement sa maman n'était pas la seule à avoir l'habitude qu'on vienne la chercher dans ces lieux.

Elle décida d'attendre quelques minutes, le temps que toutes les toilettes aient fait au moins une rotation. Il n'y avait que quatre portes, ça devrait aller vite. Au bout d'une minute à peine deux des portes avaient déjà libéré leurs occupantes respectives. Pas de Vanessa Marttin en vue. Deuxième minute et troisième porte ouverte. Une dame âgée en sort, une autre s'y précipite comme si un trésor se cachait à l'intérieur.

Deux minutes de plus et Manon eut la preuve que sa mère n'était pas là. Elle retourna vers l'endroit où son père et son frère l'attendaient.

-     Elle n'est pas là, résuma-t-elle à Philippe.

-     A tous les coups elle est allée directement à la voiture en sortant par une autre porte, déclara Philippe en prenant ses enfants par les épaules pour les pousser vers la sortie.

La famille incomplète se dirigea donc vers le véhicule, persuadés que c'est là qu'ils retrouveraient la disparue. Philippe l'imaginait déjà en train de râler et de leur reprocher leur retard à tous.

Las, pas de Vanessa non plus près du véhicule.

Philippe commençait à perdre son sang froid. Cette pause qui devait durer quarante minutes maximum s'éternisait depuis plus d'une heure maintenant. Il décida d'utiliser les grands moyens. Il dégaina son portable et appuya sur la touche numéro un, le raccourci pour appeler sa femme.

La réponse du téléphone surpris Philippe. Il n’obtint qu’un message de répondeur automatique indiquant que le numéro demandé n’était pas attribué.

Tout compte fait ce début de vacances s’annonçait mal. Que le téléphone de Vanessa soit éteint ou hors de portée il aurait pu le comprendre mais pas qu’il semble ne jamais avoir existé. Ça, c’était suffisamment étrange pour être inquiétant.

Philippe observait tous les véhicules qui circulaient aux alentours, surtout les caravanes et camionnettes. Il pensait déjà à un enlèvement, même s’il n’aurait jamais formulé cette hypothèse à voix haute devant les enfants. Sa posture officielle pour les préserver était d’être agacé contre le retard de leur mère qui était probablement en train de se promener et qui avait oublié l’heure et éteint son portable.

A onze ans on ne croit plus au père noël, pas plus qu’aux fausses explications que pouvaient donner les parents – et autres adultes – pour expliquer ce que les ‘grands’ pensaient devoir cacher aux ‘petits’. Adrien et Manon partageaient donc l’inquiétude réelle de leur père mais en feignant eux aussi de la cacher. Pas la peine de montrer à papa qu’on est inquiets aussi. Ça ne ferait qu’ajouter à son stress, déjà amplement suffisant.

Mais jouer la non inquiétude ne résout pas les problèmes et Philippe dut se décider à prendre les choses plus au sérieux.

-     On va aller à la boutique pour demander aux vendeuses si elles ont vu votre mère.

-     D’accord papa, déclara Adrien en son nom et celui de sa sœur. On a sa photo sur nos portables. On fait la moitié des boutiques et toi l’autre moitié.

-     Pas question. On ne se sépare plus avant d’avoir retrouvé votre mère.

Les jumeaux parurent déçus mais n’en firent pas la remarque à leur père. Il avait peut-être raison. Si maman avait été enlevée, ils pouvaient l’être aussi. Il valait mieux qu’ils restent avec leur père. Finalement, à onze ans on croit encore à certaines fables.

Le retour vers les boutiques fut rapide.

Interroger les vendeuses et caissières inutiles.

-     Vous savez, on voit trop de monde, surtout en été. On ne fait même plus attention aux visages des gens, résuma intelligemment l’une d’entre elles.

Mais Philippe ne se découragea pas et continua de poser des questions, y compris aux clients qu’il avait l’impression d’avoir vu trainer dans la station depuis longtemps.

Échec total.

Manon lui prit la main alors qu’il ne savait plus vers où chercher.

-     Papa. Regarde.

Elle lui désignait le plafond d’une boutique.

-     Quoi ? répondit-il sans comprendre ce qu’elle voulait lui montrer.

Les caméras. Elles ont sûrement filmé maman quand elle est passée par ici. Ils vendent la revue ‘Par le trou de la serrure’ et tu sais qu’elle adore acheter ça pour les vacances.

Philippe était bien obligé d’admettre que sa femme, professeur de philosophie dans un bon lycée remplaçait ses lectures intelligentes de l’année par une revue de potins mondains et autres niaiseries voyeuses sur la plage. Elle disait que ses neurones aussi avaient besoin de vacances.

Pour l’heure Manon avait raison. Vanessa était sûrement passée par ici.

Il retourna voir la vendeuse et lui demanda si les caméras filmaient réellement et si elles étaient reliées à un système d’enregistrement.

-     Oui. Mais y a que le chef et la police qui peuvent regarder les films, l’informa-t-elle.

-     Et où est le chef en ce moment ?

-     Avec la police, justement. Ils sont dans les bureaux du premier, répondit-elle en lui montrant de l’index gauche une porte avec un petit panneau de sens interdit.

Philippe n’en crut pas ses oreilles. La police était déjà sur les lieux. Il n’avait pourtant pas remarqué de voiture ou de camion de police à l’extérieur. Il commença à se demander si cette présence policière n’avait pas un lien indirect avec la disparition de Vanessa.

-     C’est possible de monter les voir ?

L’affolement ou le sérieux qui se lisait sur le visage de Philippe, et peut-être le fait qu’il était accompagné de deux enfants, fit immédiatement céder la vendeuse. Elle était persuadée de ne pas avoir un terroriste ou autre fauteur de trouble devant elle. Elle pouvait donc l’aider.

-     Je vais leur demander. La porte ne s’ouvre qu’avec la clé du chef ou de l’intérieur. Faut que je les appelle.

Elle se retourna et prit un vieux téléphone sans cadran sous le comptoir des jeux à gratter. Elle appuya sur l’un des trois seuls boutons de l’appareil (peut-être même n’était-ce qu’un interphone reconverti en téléphone interne). Elle patienta quelques secondes, sûrement le temps que le ‘patron’ réponde puis expliqua la raison de son appel rapidement. Elle raccrocha puis se retourna vers la famille.

-     Le policier descend vous chercher.

Philippe eut à peine le temps de la remercier que la porte menant au bureau s’ouvrait déjà.

L’homme qui en émergeait était en civil mais sa posture ne laissait que peu de doute sur sa profession.

-     Inspecteur El-Gabli. Thierry El-Gabli. J’ai cru comprendre que vous vouliez avoir accès aux enregistrements vidéo de ce magasin, monsieur …

Philippe se présenta et présenta ses enfants. Ensuite il narra les événements de la dernière heure et leur inquiétude. L’inspecteur l’écoutait attentivement, les bras croisés et l’air sévère. Il ne lui manquait qu’une grosse moustache pour avoir le physique du parfait policier de série B.

-     Je pense qu’on peut faire ça. Vous avez bien fait de rester dans le coin et de demander de l’aide immédiatement. Plus on intervient tôt, mieux c’est. Accompagnez-moi au premier étage.

Philippe et les enfants emboîtèrent le pas au policier et le suivirent dans l’escalier étroit qui montait directement derrière la porte d’où il était sorti quelques minutes plus tôt.

Le premier étage était un descriptif quelque peu pompeux pour ces locaux qui n’avaient probablement pas été conçus pour accueillir des bureaux avec du personnel à temps plein. On ne pouvait pas envisager de travailler ici en permanence sans devenir fou. Le plafond était à moins de deux mètres du sol. La seule lumière naturelle venait du plafond par des puits de lumières semblables à ceux des usines. Les deux pièces étaient remplies d’anciens cartons de marchandises vidés de leur contenu original et remplis par des tickets de caisses et autres factures de fournisseurs.

Si les circonstances n’avaient pas été aussi dramatiques Philippe aurait sûrement ri de voir l’archaïque système informatique qui semblait servir aux travaux de comptabilité et autres tâches administratives nécessaires au bon fonctionnement de toute entreprise, boutique d’aire d’autoroute y compris.

-     Monsieur Marttin. Je vais devoir vous poser un certain nombre de questions sur vous, votre épouse et votre vie de couple et de famille. Je pense que les enfants n’ont pas besoin de les entendre et encore moins d’entendre vos réponses, dit discrètement le policier au père de famille. Vos enfants pourraient peut-être attendre dans la pièce d’à côté.

Philippe acquiesça. Même s’il n’avait pas envie de quitter ses enfants des yeux, ne serait-ce que quelques secondes, il devait bien admettre qu’à onze ans il n’est pas forcément bon de tout entendre, surtout à propos de ses parents. Il envoya donc Adrien et Manon dans l’autre pièce.

Les enfants mirent moins de trente secondes à se trouver chacun un coin où s’installer plus ou moins confortablement et à allumer leurs consoles respectives.

Philippe vérifia la pièce avant de fermer la porte. Il n’y avait aucun autre accès en dehors du dôme et il n’imaginait pas qu’on puisse venir chercher les deux enfants par cette seule ouverture sur le monde.

Le policier était en train de régler des détails techniques à propos des caméras avec le gérant des magasins qui s’était fait très discret jusqu’à présent. Pourtant l’homme dépassait allégrement le quintal et devait souffrir le martyr pour accéder à son bureau par l’unique escalier.

Il laissa le gérant continuer à classer les fichiers vidéo pour réunir ceux qui les intéressaient dans un même dossier et se retourna vers Philippe.

-     Les questions que je dois vous poser sont celles prévues par la procédure. Comprenez bien qu’elles peuvent être dures à entendre mais elles sont nécessaires à l’enquête.

-     Je sais. Je regarde les séries policières à la télé.

-     On n’est pas dans une série monsieur, s’agaça le policier.

-     Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’excusa Philippe. Je suis très inquiet. Et je peux vous dire que Vanessa et moi n’avions aucun problème, que je ne lui connais pas d’ennemi ou d’amant. Je n’ai pas  non plus d’ennemi ni de maitresse. Vous avez besoin de savoir autre chose ?

-     Votre épouse est de quelle origine ?

-     Comment ça ?

-     Oui. Est-ce qu’elle aurait des origines familiales qui pourraient expliquer un enlèvement. Nous avons déjà eu à traiter quelques cas de ce genre dans la région. Des familles italiennes qui avaient décidé de ressortir de la naphtaline des vieilles traditions qui leur ordonnaient d’enlever les femmes de leur communauté mariées avec des ‘étrangers’ et de les faire revenir dans le droit chemin.

-     Ma femme est parisienne depuis plusieurs générations. Je ne crois pas que les agriculteurs de la Beauce aient ce genre de tradition.

-     Bon. Nous verrons bien sur les vidéos comment elle a quitté la station. Vous avez de la chance cette aire a toutes ses caméras en fonction et aucun angle mort. Elle nous sert à piéger les cambrioleurs de camion qui sévissent sur les autoroutes de la région.

Philippe montra aux deux hommes des photos de son épouse. Il en avait plus d’une dizaine sur son téléphone, sous plusieurs angles, ce qui devait leur permettre de la reconnaître plus facilement.

Commença alors le visionnage de la première caméra, une de celles qui se trouvaient dans la salle du restaurant. On y voyait une partie de la table qu’occupaient les Marttin. Seul Philippe et Adrien étaient visibles. Vanessa et sa fille étaient cachées derrière une plante verte en véritables matières synthétiques.

Suivirent d’autres visionnages d’autres caméras.

Au bout de cinq séquences vidéo Philippe commençait à sentir un malaise naitre dans la pièce. Lui aussi trouvait que tous ces passages filmés de petits morceaux de sa vie avaient quelque chose d’inquiétant.

Ils continuèrent à visualiser d’autres séquences, filmées par presque toutes les caméras à l’intérieur des boutiques et sur le parking. Même les toilettes et les vestiaires des employés avaient des caméras.

On ne voyait jamais Vanessa sur aucune des vidéos. Pas même dans la voiture familiale au moment de leur arrivée sur l’aire d’autoroute. Personne n’occupait le siège passager à côté de Philippe.

Signaler ce texte