L'autoroute entre nous

kryss

1- 11h, Didier prend le volant de la voiture familiale. A son bord, Céline constamment au portable avec son bureau. Les enfants excités de retrouver leurs cousins en Bretagne. L’énervement est à son maximal, quand Céline propose un déjeuner rapide à la prochaine aire.

Pendant que Céline va acheter les sandwichs, Didier entraîne les enfants vers les jeux. Mais, au bout d’un moment, Didier se rend compte, Céline n’est pas revenue. Les victuailles sont sur le siège conducteur de la voiture. Didier fait manger les enfants et attend (fichu téléphone…). Vingt minutes encore, toujours pas revenue, Didier l’appelle de son portable, tombe sur messagerie (fichu téléphone …). Il rentre dans la station pour trouver sa femme. Le personnel l’a remarquée, pendue au téléphone et se souvient l’avoir vu rentrer dans une voiture noire (un peu comme la vôtre).

2- Tenue de plage. Tenue de pluie, quelques pulls. Une tenue de soirée. Lecture, beaucoup de lecture. Le dossier événementiel pour le voyage. Oreillers, c’est mieux quand on ne dort pas à la maison. Rappeler Josiane pour nourrir Bulle.

3- A la station, Didier s’inquiète de plus en plus. D’une cabine, il appelle la maison, la meilleure amie de Céline, ses parents et même ses beaux parents. Il pense à la police... Au bout d’un long moment, il faut se décider et pourtant, il est à court d’idées. Rentrer à la maison ? Aller jusqu’en Bretagne ? Finalement, il appelle son frère, Alain.

4- Arrivé chez Alain, Didier passe les mêmes coups de fil, sans succès. Son frère lui conseille de revenir à la maison et de fouiller pour en apprendre plus, pour comprendre (Comme si Céline pouvait avoir des secrets…).

5- Didier fonce jusqu’à la maison et commence à fouiller la maison, le bureau de Céline.… Au bout d’une heure, il tombe sur un carnet en cuir (pas du tout le style de Céline).

6- 17 h, Didier lève les yeux du carnet qui vient de lui révéler une partie de la vie de Céline… Un autre il y a quelques années.Et puis, son choix.

Epuisé. Il se traîne jusqu’au lit.

7- Le téléphone sonne, strident, longtemps… Didier parvient à décrocher. Au bout du fil, l’assistante de Céline. Céline prévient, un peu de retard pour le départ en vacances.

Rien qu’un mauvais rêve… Reprendre le quotidien. (Le carnet.) Préparer le départ. (Le carnet.)

8- Il attend. A sa place. Dans le tiroir. Avec sa couverture en cuir. Rien qu’un mauvais rêve. Quelques pas pour être sûr…
Il attend à sa place.

9- 11h, Didier prend le volant de la voiture familiale. A son bord, Céline constamment au portable avec son bureau. Les enfants excités de retrouver leurs cousins en Bretagne. L’énervement est à maximal, quand Céline propose un déjeuner rapide à la prochaine aire.

10 - Didier sort un carnet de cuir, le pose dans les mains de Céline. Un profond silence. Les enfants se sont endormis. Céline éteint son téléphone. Elle rend le carnet à Didier. Prendre des vacances. En Bretagne. Et voir venir.

Chapitre 1

Des voix déchirent le silence, déchirent la nuit, déchirent la couette. Le volume du radio réveil est au maximum. Douce attention de ma moitié qui a eu peur qu’on ne se réveille pas. Ouvrir un œil, se tourner, se retourner, caresser les draps, replonger. Froissée, la place voisine est vide et froide. Se lever, s’extirper de la torpeur, de la tiédeur de la couette, de la douceur de l’oreiller. Sortir un pied, accepter la fraîcheur du matin, l’humidité du dehors. Se lever, sortir du cocon. Mettre un pied devant l’autre. Passer devant les chambres des enfants. Regarder les enfants dans leur lit, dans leur nid, dans leur sommeil profond. Descendre l’escalier, le carrelage froid. Prendre un café dans la cuisine. Une douche rapide, une tenue décontractée. Réveiller les enfants doucement. Préparer le petit déj’. Un autre café.

Elle est partie pour le boulot. Déjà ! Encore… le jour du départ en vacances. Fichu boulot. Encore du retard. Les valises sont faites. Ben et Lucie s’habillent. OK, allez, en attendant, un autre café. Ah ! La première dispute du matin. « Ben, Lulu, allez vous défouler dans le jardin, Maman va arriver. » enfin, elle va finir par arriver, par décrocher, par revenir. Revenir presque à regret. Presque ?

Rentrer les valises dans la voiture en attendant Céline. Toujours en retard. Faire sortir le chat. Un dernier tour de la maison avant de tout boucler. Ne rien oublier…

Allumer la télé, zapper, rien d’intéressant, fichu boulot. La radio, pas mieux. Un  magazine traîne sur la table basse. Lire un peu. Respirer lentement. Ne pas s’énerver.

Respirer, s’aérer, prendre l’air, prendre le temps. Les vacances tant attendues. La Bretagne. Retrouver Kerorzou. Le vert pour se retrouver. Retrouver Céline. Sa femme. Sa moitié. Céline qu’il connait sur le bout des doigts.

Ah, là voilà qui arrive ! Un peu vite… Enervée ? La voiture garée à sa place. Elle arrive du boulot. Au téléphone pendue. Fichu téléphone. Fiche boulot. Un bisou sur le coin de la bouche, rapide, silencieux. Le fil de la conversation ne pas perdre. « Tu récupères le dossier RP et tu y jettes un dernier coup d’œil avant de le transmettre par mail à Oliv et Max. On checke tout à l’heure… »

Tout à l’heure ? Mais on sera sur la route….. et les vacances, elles commencent quand ? Fichu boulot, fichu téléphone. Garder son calme. « Les enfants, on y va ! ».

Ah, elle a raccroché, a retrouvé la famille, a ré-intégré le cocon… « Ben, Lulu, vous avez pris vos cartables,… OK ! Prenez un livre, Ben, ton manga !... Attends, Did’, je prends les oreillers… Il faut que j’appelle Josie pour la minette… j’ferai ça dans la voiture… »

Les portières qui claquent. Boucler les ceintures… C’est bon, on est parti.

Céline qui reprend le téléphone pour vérifier que Josiane va nourrir le chat pendant notre absence. Benjamin et Lucie préparent déjà leur arrivée à Kerorzou. Ils vont retrouver leurs cousins chez les beaux-parents et leurs copains de vacances. Thomas, Théo, Emma, Lou, toute la bande… Vélo, jeux dans les lochs, des cabanes, les pieds dans l’eau du canal ou sur les bords de l’écluse.

Lochs, canal, écluse… Un résumé de Bretagne pour le non-initié que je suis, des mots au goût magique dès la première rencontre, une impression hors du temps, de bout du monde, de retour aux sources,

Les lochs, comment traduire ce mot qui parle de terre battue ou de pierres posées à même le sol, de senteurs de vieux clous, d’ardoise, de cendres, où les bruits de l’extérieur, même ceux du canal semblent étouffés comme si l’on avait changé d’espace temps ? Comment traduire ce mot qui pourrait ne signifier que dépendances, garages ou ateliers. De si pauvres petits mots sans goût, ni odeur pour décrire un nid, un abri, un refuge hors du temps et de l’espace ?

Et puis, Canal/Ecluse, Ecluse/Canal, un couple de divinités protectrices et tyranniques aussi. Pour comprendre ces dieux bretons, il faut d’abord un bruit continu, une rumeur incessante, une cascade d’eau verte en furie, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, même les fenêtres fermées, qui vous remplit de ce bruit d’eau et qui a cette vertu magique de vous laver le cerveau par les oreilles, de vous faire dormir du sommeil du juste pendant de longues heures et de vous réveiller aussi sans réveil.

Avec ce bruit, une odeur… d’eau verte qui rafraîchit les journées les plus chaudes, qui donne l’impression d’être plongé tout entier dans les herbes tendres et hautes, à même la chlorophylle…

Ce bruit, cette odeur, cet environnement aquatique…, et des heures passées sur les petites berges cachées à examiner les drôles d’insectes amphibies qui semblent n’exister qu’ici dans ce trou de verdure. Un jeu d’enfant, des jeux pour nos enfants, avec des dimensions, des sensations et des souvenirs tellement forts pour des enfants…

Le paysage défile, devient de plus en plus vert, de moins en moins urbain. Ah ! Quitter la ville, le quotidien, les soucis, les devoirs… Buller franchement, profiter du soleil (ou de la pluie d’ailleurs, enfin la pluie… le crachin, si doux, si cher au cœur de ma Bretonne). La campagne, la verdure, la nature est à nous, elle ouvre ses bras, nous enveloppe déjà…

La bretonne a repris son portable. Elle « checke » avec Muriel, son assistante. Un vocabulaire d’un autre monde. Banner… kakemono… chapô… RP… VIP… et autres flyers. Fichu boulot, il envahit tout, tout le temps. Pas de place pour nous. Il mange le temps, il mange la tête de la bretonne. Retrouver ma place, trouver une place. Kerorzou.

Nouvel appel… à un certain Yves, un prestataire qui, à entendre le ton de la bretonne, a dû déconner. Le ton monte. Tiens, la voix de la bretonne devient grave. Elle semble venir du ventre, des tripes. La voix ne passe pas par la gorge. Un grondement. Ma féline. Ma féline gronde. Il ne faut pas énerver une bretonne, ma Bretonne.

Encore un appel. Muriel maintenant. Pour un compte-rendu et un nouveau brief. Le ton est plus doux, plus familier aussi, maternel presque.

A l’arrière, le ton monte. Benjamin a réquisitionné la DS de Lulu. Lulu, petite bretonne, née en banlieue parisienne. Lulu manipule les aigus avec maestria. Ben glousse. Aigus. Rire. La petite bretonne devient furie et l’ado se régale. Elle sort les griffes et le grand bat en retraite. Rend la DS volée. Il ne faut énerver une petite bretonne non plus. L’ado continue pourtant à pousser savamment Lulu vers les aigus. Deviennent insupportables à l’oreille. Grands gestes de la maman de la furie et de l’ado pour faire baisser les aigus. Finit par raccrocher, furieuse. Passe… dans les aigus (et en direction de l’oreille du conducteur). Le calme revient. La tension est installée. Après deux heures de route. La tension. La DS traîne, abandonnée entre les deux combattants. Céline allume la radio. Musique classique. La poisse, murmure Ben. La petite bretonne fait la tête.

« On pourrait faire une pause à la prochaine aire. On mange rapide dehors. Ca nous fera prendre l’air. » Prendre l’air, respirer, se parler, prendre le temps. On n’est pas si pressés finalement. On est déjà en vacances. Et avec un bon bol d’air, les petits feront peut-être une sieste pendant un bout du trajet.

Céline part vers la station acheter de quoi manger. Ben et Lulu courent vers les jeux. Ils ont tellement grandi en si peu de temps. Notre bébé est devenu ado, dégingandé, maladroit, avec cette sorte de mollesse qui rend fou les adultes et les bretonnes. Au contact des jeux d’enfants, l’ado redevient enfant, bébé. Presque par mégarde, sa sœur sort sa douceur et sa joie de vivre. Ils sourient, ils rient, ils jouent ensemble. Plus une trace du combat de tout-à-l’heure. Ils sont frère et sœurs, jouent comme frère et sœur, s’aiment comme frère et sœur. Le bonheur de les voir, ces enfants que nous avons faits, si bien réussis. Le bonheur s’insinue tout doucement, il se glisse sur la peau comme une caresse, il passe dans les veines comme un alcool doux, il monte à la tête doucement, il suffit de se laisser flotter dans ce bonheur, si doux, si vrai, si fragile… Le temps semble s’étirer, se détendre, s’arrêter…

La bretonne ne revient pas. Fichu boulot, fichu téléphone. Elle a posé les sandwichs dans la voiture. Elle nous a laissés en plan. Fichu boulot, fichu téléphone. S’installer sur une table de pique-nique (en béton). Attendre les enfants qui font un dernier tour. Fichu boulot, fichu téléphone. Ils ont faim. Ma faim n’est plus, elle est restée avec Céline et son téléphone. Pour les enfants, moment de gourmandise (avec des sandwichs sous vide). « Ben, Lulu, faites encore un tour ou deux. ».  Le bonheur s’est éloigné. Le temps s’étire, semble presque s’arrêter. Les minutes passent, les secondes passent, lentes, si lentes, infiniment lentes……. et Céline ne revient pas.

Revenir aux sources, rêver par un détour vers les dieux bretons, Loch, Canal, Ecluse, la maison de mes beaux parents, si bretons, ces morceaux arrachés à la Bretagne il y a des années, des siècles, des millénaires, débarqué en région parisienne avec leurs cinq enfants, deux rocs de granit détachés du centre Bretagne qui en gardent quelque chose de sauvage, de frustre et de nostalgique. Celui qui lit Pagnol en ayant un goût de verdure et de larmes dans la bouche connaît un peu Maminou, ce goût qui donne à tout instant une saveur d’éternité et de vieillot, une odeur de placard resté fermé longtemps sur les souvenirs, une odeur de feu depuis longtemps éteint… Mamie, ma belle-mère adorée et crainte à la fois, cette femme-roc si douce, si dure et rugueuse pour les non-initiés, si douce sous la carapace, suffit à donner une saveur de Bretagne à tous ceux qui l’approchent… Ses galettes rapportées du bourg voisin, réchauffées doucement dans le beurre salé et saupoudrées de gros sucre. Ses monologues en breton avec ses sœur, belles-sœurs, les copines d’enfance du village voisin, parfois avec Jop, mon beau-père. Son inconditionnelle soupe le soir (j’en sens déjà l’odeur) et ses repas à la Pantagruel où l’entrée, le plat, la salade, le fromage, le dessert sont suivis d’un café au lait et de la proposition d’un fruit. Un seul refus de cet ultime fruit débouche sur une bouderie silencieuse dont Maminou a le secret et se conclut par le gobage du fruit pour faire cesser ce silence terrible.

Que restera-t-il à Ben et Lulu de leur enfance dans cette Bretagne qui leur est offerte ? Il en reste si peu à Céline.

Dans ces lieux magiques, il y a les copains, les visites, la famille, et cette Ecluse qui ne se révèle qu’aux quelques initiés qui ont pu goûter aux siestes dans l’herbe à côté du lavoir à l’ombre du prunier.

Et Céline qui ne revient pas... Ne pas laisser les nerfs tout gâcher. Guérir le mal par le mal. L’appeler… sur son portable… la prendre à son propre jeu… La messagerie…

Si impersonnelle, avec pourtant son prénom si doux, Céline et avec ce nom que nous partageons. Une étrangère, au bout du fil, attend mon message. Raccrocher, lui raccrocher au nez. «  Ben, tu restes là avec ta sœur, vous ne bougez pas, je vais chercher Maman. »

Fichu boulot, fichu téléphone … La poisse, comme dit Ben

Rentrer dans la station… dans la boutique… Pousser jusqu’à la cafétéria… Visiter les toilettes… des hommes… Un coup d’œil dans celles des femmes… Faire le tour de la station… au niveau des pompes… autour des tables de pique-nique… les parkings. Rappeler son portable. Messagerie. Demander à quelqu’un. A la caisse. Description. Céline. Ma bretonne… et son téléphone.

« Oui, elle était là, il y a un petit moment, dans les rayons. Elle parlait au téléphone. Enfin, elle criait même. Je l’ai vu sortir, toujours au téléphone. Elle avait l’air énervée. Et puis, elle est rentrée dans une voiture noire, garée là, juste devant.

Une voiture… noire… juste devant…

Sur le siège passager ? Mais notre voiture est sur le parking derrière…

Un tourbillon dans la tête, dans le corps, dans le cœur.

La peur.

La rappeler sur son portable… L’appeler, la rappeler et la rappeler sans cesse. La messagerie, l’étrangère au bout du fil, l’étrangère avec le même prénom et mon nom, son nom, notre nom. L’étrangère attend sans rien dire.

Laisser un message, une bouteille à la mer.

Mon portable n’a plus de batterie…

Retrouver les enfants.

Ne rien dire.

Céline.

La peur.

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