ABSENCE
Sylviane Blineau
ABSENCE
(Un soir sur la Loire)
Je ne suis pas dans le tableau ? Non ?
Pourquoi ?
J'ai posé pour Félix, pourtant ...
Ce jour-là, il est arrivé sans sourire, agité, pressé. Moi, j'ai pris le temps d'enlever mon canotier au ruban bleu, de défaire mes nattes, d'entrouvrir mon caraco de coton.
Il a longuement caressé sa barbichette, plissé les yeux puis s'est reculé, tâtant du pied l'herbe grasse avant d'y installer son chevalet.
Autour de lui se déroulait le paysage. De violets en mauves, d'ocres blonds en ocres roux. Et le vert, tout ce vert à saisir à pleins sens. Déjà s'allongeaient les ombres sur la Loire en dormance.
Félix a remarqué la présence de deux faneurs en chemise blanche, là-bas, parmi les meules dorées. Il a froncé le nez: Dis-donc, Denise, tu les connais ces gars-là ? Non ? Bon sang de bon soir, je ne voulais que toi – rien que toi – sur la toile... ». J'ai
voulu dire que rien ne l'obligeait à les y mettre...Je n'ai pas osé. Je n'ose pas grand chose sous le regard de Félix.
Il m'a fait asseoir dans l'herbe. Il est venu vers moi, a remonté ma jupe juste au-dessus des chevilles. Puis il a fait un geste vers ma joue, vite refréné. Il était comme ça, Félix, imprévisible mais froid.
Ce soir-là, les bords de Loire baignaient dans une douceur angélique. Pas un bruit. Les grands saules et les peupliers pleuraient en silence sur les prairies. Les faneurs fanaient, j'essayais de rester tranquille et Félix jetait ses couleurs sur la toile.
C'était l'heure des attentes infinies. L'heure des nostalgies.
J'ai caressé l'herbe, fermant les yeux un court instant.
Je les ai rouverts en insultant le fleuve, ses sables mouvants, ses tourbillons, ses îles trompeuses.
Quelque part dans la vase, dans la macération des boues et des herbes, dans l'odeur tenace des décompositions organiques, j'ai imaginé le visage de ma mère.
...Une larme, une intangible larme.
Dites-moi pourquoi Félix m'a effacée du tableau.