La Loge de Théâtre, le Monsieur et la Dame. L'Elle et Gant .

Didier Pouget

L'Elle et Gant

« -  Bateau ivre de lumière, de sons , d'ombres et de silence, mon corps engourdi sommeille aux creux de parfums oubliés que mes lèvres vomissent à chaque sanglot.

Bateau ivre , soulé par la tempête de cette vie à t'attendre ..

Mon prince, mon bonheur, je te sais perdu  à jamais dans ce Tonkin qui gronde, cette Cochinchine qui t'a englouti, toi, tes promesses, tes caresses, père, amant, ami, confident,  bonheur perdu.

Une année entière que je scrute le haut du Boulevard Saint Germain, une année à renverser mon âme sur le parvis de Montmartre, une année à t'espérer, une année et autant de dimanches de promesses, seule, accrochée au balcon de ma vie, à regarder les autres jouer, crier, rire, jouir .

Un an  d'une enveloppe mélancolique définitivement cachetée aux larmes sucrées de mes joues.

Ces dimanches passés à t'attendre, succèdent aux samedis à te pleurer et, bientôt, précèderont les lundis à t'espérer .

Je te sais perdu dans un monde en éveil, dans cette lumière particulière , teintée du jaune éblouissant de ce soleil levant , aux parfums de Jasmin trempé par des moussons nourricières.

J'aimerai mieux savoir que tu es mort, pour oublier que je t'attends , pour ne plus enfiler ces gants blancs que tu m'avais offerts, ce triste soir de Novembre …

Je me suis juré de t'attendre, mais en ai-je encore la force ?

Au creux de mon ventre , vide et sec, se succèdent des vagues de désespoir, et les gants blancs, grisés par tous ces dimanches d'opium, par tous ces jours d'automne, ne brillent plus .. Pauvres sémaphores au milieu de cette agonie qui , peu à peu, m'éteint, m'emporte .

Reviens-moi mon prince d'Orient, peu importe que tu ne m'aies jamais écrit, peu importe que tu sois parti, reviens moi dans cette promesse facile qu'un jour, un dimanche, mes mains gantées d'ivoire, se perdront dans le jais de tes cheveux d'ange.

Reviens -moi me délivrer de ces dimanches de cabaret, de cette lumière blafarde qui conspue mon corps et m'appelle dans le vide , comme une réponse à ces échos de chagrins.

Reviens-moi, petit cœur d'Asie, fais toi mari et père dans l'éternité de nos cœurs réunis.

Mais je suis là, lasse et molle, cachée sous ma mantille de peine, mon ombrelle de tristesse, insensible à tous les sons , à tous les sens : mon cœur a cessé de battre, le feu s'est consumé dans l'âtre de mes yeux rougis et mon regard de porcelaine ne voit plus que le blanc insouciant de mes paumelles orphelines ... »

…........

       Douze mois auparavant, quelque part dans un appartement parisien ..


       «  - Mais enfin, oseras-tu me dire ce qui te préoccupe ainsi ? Et ne me dis pas que tu n'es pas soucieuse ... »

Il attendit la réponse-couperet, laissant le silence baigner la pièce d'un léger clapotis pesant .. Ses yeux allaient et venaient de ses mains à ce tableau velouré, atypique et coloré, cette scène de nu où la chair le dispute au velours rouge du fauteuil .

       «  - Hum, fit il en se rapprochant de la toile … hum, Nabab, Nabus … c'est quoi ce nouveau courant déjà … ? « 

        « - Les Nabis », souffla Jeanne, haletante,  « Les Nabis ... » Elle écrasa son front contre la vitre ourlée de buée, laissant, au passage, couler une larme sèche le long de son visage de cire.

       «  - Écoute François, tu sais très bien les tourments qui minent mon cœur, le pourquoi de ces ressacs qui viennent cogner à mon âme, tu le sais très bien .. » sanglota t-elle .

Ses doigts dessinaient de jolis cœurs sur les carreaux de la fenêtre, la buée se chargeant de leur donner ce côté pathétique en les faisant dégouliner jusqu'aux boiseries .

Elle effaça nerveusement les cœurs à l'abandon et se tourna vers François, désormais tout à l'étude précise du tableau de Vallotton .

        «  - François … François, tu as fait un choix, je le respecte, je te souhaite d'y trouver ton bonheur, mais comprends que ... »

La porte claqua. La porte claqua comme une sentence définitive, une guillotine d'illusions … Jeanne resta ainsi, prostrée, de longues minutes, avant que ses yeux de pluie ne finissent par distinguer le petit paquet, posé le long du marbre de la cheminée.

D'un geste lourd elle arracha le papier gris bleu du Chic Parisien .. Les gants blancs apparurent, scintillants de promesses, dégoulinants de tristesse .. Avec eux, le petit mot acheva de la plonger dans ce désarroi et cette angoisse qui vous étreint, cette chape de plomb qui s'écrase sur vos épaules frêles .

« Mon Ange, Ma douceur, portez ces gants blancs, symboles de notre amour, symboles de mon retour prochain . Un jour, je... »

 

Le papier crépita un instant dans l'âtre fumant, laissant dans cette pièce d'hiver le parfum d'un papier d'Arménie, messager d'un ailleurs qu'elle commençait à haïr...

….......

Ne soyez pas triste Mademoiselle, une porte qui s'ouvre, c'est un éclair qui zèbre le ciel de vos tourments.

Des pas qui s'approchent, d'abord discrets et lents , maintenant lourds et précipités, ce sont des angélus qui sonnent aux firmaments de vos espoirs, c'est une poitrine qui s'ouvre en deux, laissant passer des flux insoupçonnés de tiédeur, d'une moiteur coloniale qui vous étreint comme jamais.

Un parfum connu, enfin reconnu, une mémoire qui s'éclaire comme un paysage après l'orage , ne soyez plus triste Mademoiselle, vivez ces dernières secondes d’exil, laissez le soleil venir sécher le fond de votre âme ..

Cessez à jamais cette apnée , ce silence et cette lumière noire qui ravageaient vos jours et vos nuits, ne soyez plus triste Mademoiselle, ouvrez grandes vos mains blanchies et retournez vous sur votre vie qui débute, enfin …

Retournez vous !

Une immense clameur sembla monter de la fosse d'orchestre. C'était comme si son crâne tout entier était submergé par les sons, les bruits, les couleurs, les odeurs, comme si un torrent d'émotions dévalait le long de son corps en fusion .

Alors, d'un geste auguste, elle retira les gants couleur de lendemain et, les jetant par dessus la balustrade auréolée de lumière, vint plaquer sa bouche impatiente sur les lèvres de l’Élégant qui s'offrait de nouveau à elle.

Pour l’Éternité .

  • Je trouve votre texte tout simplement sublime, empreint d'une poésie rare et d'une belle émotion qui fait vibrer ...bravo ! Marie-Christine Guidon

    · Il y a environ 11 ans ·
    Default user

    Marie Christine Guidon

    • Merci Marie Christine, votre message me touche. Sincèrement .
      Humblement, j'ai essayé de raconter une histoire d'amour qui semble finir, qui semble repartir, une histoire de vie, quoi !!!

      · Il y a environ 11 ans ·
      P1000870

      Didier Pouget

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