Aéroport

belthane

Retrouvailles d'un couple après une longue séparation.

Le bar est bondé, les voyageurs en devenir se pressent autour du comptoir pour se désaltérer une dernière fois avant de filer pour des destinations exotiques. Il range les cartes d'embarquement et se demande s'il ne va pas prendre un dernier petit café aussi. Aura-t-il le temps de fumer une cigarette après le passage du point de sécurité ? 10 heures de vol ça fait long tout de même.

Il joue des coudes alors qu'un gros américain tente de s'éloigner du bar l'air satisfait de ses acquisitions, un sandwich d'aspect douteux et une bouteille de coca. Egaré dans le flux de ses pensées, il observe dans le miroir en face du bar les gens qui attendent comme lui. Le serveur stoïque procède avec méthode et dispose de cette capacité à ne pas prêter attention aux mains levées et autres signes divers pour tenter de capter son regard. Il s'exaspère de devoir venir des heures à l'avance pour attendre inutilement. Il ressasse le fait qu'il déteste les aéroports. De plus en plus. Il refuse de reconnaitre que c'est un passage obligé. Il exècre les obligations au moins autant que la sécurité aéroportuaire. Pour lui c'est une sorte d'humiliation publique. S'avilir ainsi devant un agent blasé et incompétent. Il replonge sur la liste des boissons : une San Pellegrino, un Coca-zéro et un jus d'orange pour lui. Il hésite encore à se prendre un petit café aussi. Il va en avoir besoin. Il voit dans le miroir une femme blonde à ses côtés. Elle est petite, dans sa tranche d'âge. Elle a dû être belle à une époque mais les grossesses successives ont dû avoir raison de son physique. Il sourit intérieurement. Il a cette capacité à imaginer à quoi ressemblait l'autre plus jeune. C'est un jeu qu'il avait développé lors d'une réunion d'anciens de la fac. Pour les hommes c'est un peu plus ardu, car avec le temps ils ont une propension à l'obésité et à la calvitie. Il est cependant toujours possible de distinguer le visage des jeunes hommes qu'ils avaient été. Il sait qu'il fait exception à la règle car on lui dit qu'il est toujours le même. La petite blonde a des yeux d'un bleu profond, son regard est intense. C'est le type de femme qu'il aurait bien charmé il y a quelques années.

C'est lui ! En douze ans il n'a pas changé. Elle sent ce chatouillement dans son bas ventre. Il la rendait folle. Un désir sauvage, incontrôlable. Elle a les jambes qui tremblent. C'est le seul homme qui peut la mettre dans cet état. Il y parvient encore, sans rien faire. Et elle l'a repoussé. Quelle idiote songe-t-elle. Elle fait son possible pour ne pas le dévisager, surtout qu'Eric est là juste à côté, avec les enfants. Elle repense parfois à lui, elle en a honte. Mais quand son époux lui fait l'amour c'est bien souvent son visage à lui qu'elle voit. Elle sent encore ses doigts qui lui caressent la nuque qui lui agrippe ses cheveux courts. Des regrets des remords ? Non. Elle est heureuse avec Eric et les enfants. Surtout avec les enfants. Ils se connaissent si bien. Vingt ans ensemble. Et en vingt ans elle ne l'a trompée qu'une seule fois. Avec lui. Avec ce grand type au regard sombre, qui la hante encore dans ses rêveries et ses plaisirs solitaires.

Oui c'est vraiment le genre de femme qu'il aurait séduit à l'époque avant de rencontrer Iris. Depuis tout a changé. Pratiquement douze ans qu'ils sont ensemble. Iris a transformé sa vie, de loup solitaire et sauvage il est devenu un félin sédentaire et apaisé. Douze ans déjà. Sans elle où serait-il aujourd'hui ? Certainement pas en train de passer une commande au bar de l'aéroport avant de s'envoler pour le Kenya. « Une San Pellegrino, un Coca zéro et un jus d'orange… et un expresso avec un verre d'eau et… » Il se tourne vers la blonde pendant que le serveur est encore attentif

« Vous prenez quoi ? On peut passer la commande en même temps ça vous évitera d'attendre. »

C'est bien a elle qu'il s'adresse. Le temps est suspendu. Sa voix grave et assurée, ce timbre sonore, la fait chavirer. Elle veut l'embrasser. Elle veut partir avec lui. Loin, loin de tout loin d'Eric et de sa vie monotone et sans saveur. Elle l'a repoussé. Elle a mis son couple avant son désir. Et le pire c'est qu'il a accepté cela… Elle s'insulte intérieurement et fait son possible pour répondre.

« C'est gentil mais je vais attendre mon tour. Et puis on prends beaucoup de choses on est nombreux. » Pourquoi a-t-elle besoin de se justifier ? Elle s'en veut. Les enfants commencent à faire du bruit. Elle sent que tous les regards sont sur eux sur elle. Elle déteste ces moments. Mais la petite veut son biberon. Pourquoi il ne le lui donne pas. Eric l'a dans la main. Elle juge: « Parfois il n'est vraiment pas réactif !

- Elle veux son bib's ! » Elle prend l'objet et le tend à la petite qui le saisi avec célérité. Elle pique un fard. Elle s'insulte encore intérieurement. « Son bib's » quel langage de cruche pense-t-elle. Lui il regarde sans voir, se contente de dire : « C'est comme vous voulez ! » Ces mots résonnent en elle. Elle se souvient de la suite :

« Si tu ne veux pas qu'on soit ensemble c'est comme tu veux, mais c'est dommage, tu me fais de l'effet et je sens que c'est réciproque. »

Pas de regrets non. Pas de regrets. Pourtant douze ans après elle s'en souvient encore. La même voix les mêmes intonations. Si elle pouvait décider à nouveau elle choisirait différemment.

Cette voix lui dit quelque chose. C'est comme un ancien souvenir enfoui. Connaitrait-il cette femme ? Non. Elle ne lui dit rien. Si ce n'est qu'elle a de beaux yeux. Il sort un billet et attend que sa commande soit servie, il replonge dans le torrent de ses pensées. La sécurité, la cigarette, la porte d'embarquement, le vol, le taxi à l'arrivée. L'hôtel pour deux nuits, puis le safari au Serengeti. Un rêve d'enfant qui se réalise. Un mois complet dans la savane à observer les animaux. Il espère que tout va bien se passer. Dire que tout cela est parti d'une plaisanterie, d'un jeu sur les surnoms qu'ils se sont donnés dès le début de leur relation. Des petits noms absurdes pour dire autre chose que mon chéri, mon amour, mon bichon et d'autres mièvreries. Ils sont passé par la phase félins, la phase mielleuse, la phase nom de famille, la phase disco, puis ils ont trouvé des surnoms à rallonge. Lui c'est : « Le-clair-obscur-de-la-nuit-féline-qui-illumine-la-vie. » Elle c'est : « Sourire-d'ambre-qui-résonne-dans-le-vent-du-nord. » Avec le temps c'est devenu clair-obscur puis simplement CO. Sourire d'ambre est devenu SA. CO: compagnie. SA: Société Anonyme. Presque une déformation professionnelle ou quand les acronymes économiques deviennent des surnoms tendres.  « Hey CO tu déconnes ! » « SA commence pas ! » Le langage de leur couple est devenu au fil du temps quasi cryptique pour la majorité de leur entourage. Leur relation, sa durée, sa forme tout est un mystère. Maintenant qu'ils ont le temps, enfin le temps, ils partent à l'aventure comme des gamins épris de liberté. Les méandres de la vie sont parfois surprenants et cette route là est complètement inattendue, hors de toute prévision. 

Elle veut lui parler mais n'ose pas. Est-ce qu'il est poli au point de faire semblant de ne pas la reconnaitre ou est-ce que c'est un goujat qui ne se souvient même pas d'elle ? Dans les deux cas elle est soulagée car elle ignore ce qu'elle pourrait dire à Eric. Qu'elle s'est envoyée en l'air avec lui il y a douze ans. Est-ce qu'il est encore célibataire ? Il ne croyait pas vraiment en l'amour à l'époque juste à la passion. Cette situation commence à la peser. Elle a enfin passé sa commande. Et lui il boit son café tranquille comme si de rien n'était. Il a l'air absent. Toujours aussi mystérieux. Elle fouille dans son sac pour trouver son porte-monnaie. Pourquoi elle le revoit maintenant ici. Pourquoi elle se sent complètement à sa merci ? Elle ne peut pas. Il y a douze ans. Ce n'était qu'une passion torride, un long week-end de folie. C'est tout c'est passé et c'est fini. Pourquoi elle ne retrouve pas cette flamme avec Eric ? Qu'est-ce qu'elle fait mal, qu'est-ce qu'elle fait faux ? En le revoyant ainsi elle réalise que le bonheur ce n'est pas ce qu'elle a mais ce qu'elle désire et son désir à elle ici et maintenant c'est lui. Qu'importe Eric, qu'importe la situation. Il n'y a pas de hasard s'il est là c'est pour une bonne raison. Elle se tourne vers lui et prend sa respiration avant de lui parler…

« Hey CO ! Tu te prends un expresso en douce !

-Commence pas !

- Tu m'en prends un. Tien il veut voir son papa tu le connais ! »

L'enfant cours dans les bras de son père, qui le soulève et l'embrasse. Il balbutie un début de phrase : « toi t'es papa pas CO papa, moi j'ai vu la voiture dans l'arport avec plein des valises. Il est ou doudou ? »

Il embrasse son fils et lui donne le doudou que Iris lui a tendu. Les explications sur les noms et les surnoms attendront. « Oui la voiture elle transporte les valises pour aller dans l'avion avec nous. Je t'ai pris un jus d'orange. C'est bon les jus d'orange ?

- Oui. »

Il repose son fils qui part explorer les environs. Les parents gardent un oeil sur lui. Iris fait un signe de tête l'air de dire « c'est qui cette blonde qui te dévisage » il répond par un autre signe de tête qui dit « je n'en sais rien. »

Ils prennent leurs boissons et s'éloignent du bar.

« Dis-donc tu lui a fait un sacré effet à cette nana. T'es sur que tu ne la connais pas ?

- Tu sais bien que je fais toujours de l'effet. Et non elle ne me dit rien. Je m'en souviendrai quand même !

- Ouais prends pas le melon quand même hein ? » Iris éclate de rire et l'embrasse dans le cou.

Elle saisit ses boissons et les tend sèchement à Eric. « Viens il faut qu'on se bouge ! » Elle est déchirée et vide. Son seul amant ne l'a même pas reconnu.

 

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