Ailleurs

karen-k


 

C'était une de ces charmantes filles nées comme par une erreur du destin dans une famille d'employés.

Elle y trimballait ses rêves comme une anomalie posée sur son front.

Tout le monde ne voyait que ça. Quand vas-tu donc te réveiller, atterrir ?

Atterrir où ? Dans votre réalité de mort, de silence ?

C'est ça que vous voulez que je rejoigne, votre cimetière ?

Vous êtes morts, vous ne voyez pas que vous êtes morts ?

Moi, j'espère encore, je suis jeune, j'ai encore une chance d'y échapper.

Oui, d'y échapper, de récupérer mes bras, mon cœur, mes jambes, de les sortir de cette maison et de m'enfuir en courant.

C'est ce que je fais à chaque fois que vous hurlez dans vos disputes.

Je m'envole, je pars, je suis plus là, c'est magique.

Après, j'ai du mal à revenir, c'est normal, ça fait mal tout ça, ça cogne, ça fait saigner et c'est tellement mieux ailleurs.

Cet ailleurs, je l'ai construit, je l'ai caressé, je l'ai peint, je l'ai chanté, je l'ai coloré. Il n'est qu'à moi et vous ne l'aurez pas.

C'est lui qui vous énerve, il est visible sur mon visage, rien à faire.

Ma gueule de vierge béate ne colle pas avec le décor, je suis bien d'accord. Ca détonne, c'est pas raccord.

Un peu comme vous deux quoi.

Qu'est ce que t'attends maman pour te faire la malle. Allez atterris toi aussi.

Viens on se barre, viens on s'envole, viens on va vivre un petit coup loin de tout ça.

 A force de l'imaginer, l'ailleurs s'était inscrit sur le papier.

Elle avait osé répondre à l'annonce.

 « Recherche bénévoles pour association humanitaire en Inde ».

 Ben quoi, pourquoi pas. Ma gueule de vierge béate leur plaira sûrement là-bas, se dit-elle.

Et j'embarque maman avec moi !

Fuir son malheur en allant se noyer dans ce lui des autres, c'est pas ce qu'il y a de mieux d'accord , mais pour le moment, c'est ce qui est à notre portée, le malheur, ça on sait faire.

Un jour, elle reçut la réponse :

 « Nous vous attendons mesdames pour une réunion d'information ».

 Une réunion d'information, le premier pas vers l'ailleurs, elle le trouvait un peu minable, pas très poétique, mais c'est ce qui se présentait et elle s'y accrochait furieuse d'espoir ou de désespoir, elle ne savait pas.

Restait à l'annoncer, l'attente la brûlait, la consommait à petit feu. Ailleurs ne frappe jamais à la porte comme on l'attend. Elle cherchait la force…

Et, parfois, le soir exténuée par sa journée de travail, il lui arrivait de se jeter toute habillée sur le lit et de s'endormir en relisant encore une fois la lettre qui avait bouleversé sa vie.

 

 

 

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