Aimer

Cela faisait maintenant une demi-heure que j'avais le nez en l'air, en train de mirer mon plafond d'un blanc immaculé. La tête en arrière, la chaise de mon bureau à demi-penchée, un crayon mâchonné et usé par le temps dans ma bouche, je songeais. La voix de mon professeur et sa question résonnait encore « Qu'est-ce donc qu'aimer ? ». Lorsqu'il nous avait donné ce devoir, j'avais trouvé sa question bien ridicule et banale. Aimer est quelque chose de banal, pas compliqué à définir. Enfin, c'est ce que je pensais, jusqu'à ce que je me plante devant cette feuille à carreaux et qui demeurait intacte. Pas une phrase, pas un mot, pas même un seul trait avait marqué ce qui devait être mon devoir. Aucune idée ne me parvenait, aucune bribe d'illumination n'arrivait à moi. Seulement  le néant. Alors je fixai le plafond toujours aussi blanc et vide dans l'espoir qu'il me délivre tous ses secrets et me donne un quelconque indice. « Pfff, tout ceci est ridicule. » Pensai-je en me remettant dans une position normale et en reportant mon regard sur la feuille. « Tu peux y arriver, ce n'est pas bien compliqué. Après tout aimer, ce n'est pas très difficile puisque tout le monde aime. Tu n'as qu'à écrire… La définition du mot dans le dictionnaire tiens. »

Mon crayon approchait dangereusement de la feuille mais, ne termina pas dessus. Je le repoussai bien avant, tout en soupirant. C'est ridicule. Vraiment. Comment ne pouvais-je pas savoir définir quelque chose d'aussi facile ? Dépité, je m'emparai de mon manteau, en remontai le col, et m'échappai de cet endroit qui m'angoissait.  Le temps était morose, oscillant entre des nuages sombres et une pluie fine peu agréable qui ruisselait dans mon cou. J'avançais sans savoir réellement où j'allais sur les trottoirs bondés de passants aux multiples objectifs et idées différentes. Parmi la masse, je me tassai et continuai mon chemin, sans savoir quel en était réellement le but. J'admirai sans entrain les pavés rectilignes qui formaient la route et vérifiait si les passages piétons n'étaient pas abîmés par le temps. J'empruntai plusieurs rues commerciales, d'autres ruelles peu fréquentées et fréquentables. J'arpentai le centre-ville et sa périphérie. J'errai.

La pluie s'infiltrait peu à peu entre ma couche de protection et ma peau, et des frissons me parcouraient l'échine. Si cela continuait ainsi, je tomberai bien vite malade. Et pourquoi ? Pour une simple rédaction. C'était totalement insensé. Je me détournai de mon périple et me décidai de rentrer à la maison. Je pris la fantaisie de prendre le tramway, moyen de transport plus sympathique que la marche sous la pluie. J'arrivai à la station et me postai sous l'abri qui me protégeait enfin de la pluie devenue plus forte avec son souffle de vent. Les yeux baissés, je fixai sans grande conviction mes pieds pourvus de chaussures banales aux tons banals. Je réajustai une mèche de mes cheveux qui tombait sur mes yeux de par le poids de l'eau qu'elle avait engrangée.

Et c'est à ce moment-là que je compris tout. Quand je l'aperçus. Ses cheveux tombaient en cascade dans son dos où des gouttes d'eaux perlaient à l'intérieur, donnant l'impression que des diamants parsemaient sa chevelure au noir d'ébène. Ses yeux étaient étonnamment ronds, lui donnant un air de poupée mignonne, renforcée par son teint blanc comme la neige. Ses iris semblables à deux belles billes bleues scintillantes faisaient transparaître sa nature joviale et rieuse. Son corps, svelte et harmonieusement courbé était emmitouflé dans un long manteau noir contrastant avec sa peau de porcelaine. Ses jambes fines à première vue étaient entourées d'un jean des plus basiques. Ses chaussures cassaient le style de son ensemble : des Doc Martens, affirmant que sa personnalité était affirmée et une volonté de se démarquer.

Plus je fixai la personne, plus mon cœur ressentait les choses et voyait la vie sous un nouvel angle. Désormais je comprenais la signification même de la beauté, du coup de foudre. Une partie de moi devait s'avouer que jamais elle n'avait rien vu d'aussi spectaculaire dans son existence. Mon sarcasme disparaissait petit à petit, se retrouvant dépité face à une situation qu'autrefois elle avait tant critiquée : car après tout, qui aurait pu croire que le coup de foudre instantané en voyant un individu inconnu était possible autrement que dans les films à l'eau de rose ? Les palpitations de mon cœur amenaient de nouvelle sensation dans tout mon être : ce qui était mon estomac quelques minutes avant devenait une ruche tant mille tourbillons le secouait. Mes pieds s'emplissaient de fourmis tant c'était insupportable pour eux de rester stoïque et de ne pas courir vers cet oasis qui s'offrait à moi. Les poils de mes bras se levaient d'un seul coup, comme électrifié par tout cela. Ma bouche restait entrouverte, béate. Je ne contrôlais plus mon corps, il était comme en transe, possédé par ce qu'il voyait.

Tout à coup, le monde cessa de tourner autour de moi. Autour de nous. Je me sentais des ailes pousser dans le dos et je m'imaginais m'envoler haut dans le ciel. Je voyais déjà un nous, un avenir, une romance sans dispute et sans inconvénient. Ma version avait beau être édulcorée, j'avais envie de tout cela. J'avais envie d'aimer.

Mais la magie cessa. Le doux son de l'ouverture des portes du bus stoppa mon idylle fantaisiste et je l'aperçu monter dans l'autobus sans un regard pour moi. Un goût aigre-doux s'empara de moi. Etait-ce cela le coup de foudre ? Aimer puis être déçu mais espérer ? Je traçais ma route, abandonnant finalement l'idée du bus, préférant rester à déambuler sous la pluie qui ne me faisait plus frissonner du tout.

Tout trempé mais des idées plein la tête, je lançai mes affaires en l'air qui retombèrent mollement sur le sol. Délesté d'un poids, mais mon cœur battant toujours la chamade, je m'emparai de mon crayon et, après un rapide coup d'œil à cette feuille qui ne parvenait plus à me narguer par sa blancheur, je commençais à rédiger :

« Aimer. Ce mot qui semble si particulier pour de nombreuses personnes, si négligemment utilisé et prononcé à tout-va qu'il en perd de sa saveur et en devient banal. Je faisais parti de ces gens qui ne savaient pas le définir et le trouvais désuet et sans quelconque intérêt. Enfin, du moins, j'en faisais parti. Dorénavant je sais ce que veut signifier le verbe aimer. Aimer, c'est découvrir, se laisser emporter, se faire conquérir. Ensuite c'est recevoir une multitude de sentiments que même toi tu n'aurais jamais soupçonné. Aimer c'est aussi passer par différentes sensations, c'est se sentir posséder de tout son corps par ce qui a de l'emprise sur tout. Aimer, c'est changer, être différent, évoluer. Mais aimer peut aussi se coupler avec la déception. Mais celle-ci fait vite place à l'espérance car lorsqu'on aime, on ne peut pas se contrôler. Ce sont nos sentiments qui font l'action, et non plus la raison. »

© Awne, 2016.
Image trouvée sur le site We Heart It.