Ainsi va la vie de Jessie - Episode 2

Bon je sais que je n'étais pas supposée reparler de Jessie. On avait conclu que malgré quelques dérives et une peur irraisonnée de l'engagement cachée derrière une histoire de viande mal coupée, elle menait plutôt bien sa barque et s'en sortait bien.

Mais il faut bien se l'avouer, elle a l'étoffe d'une héroïne de roman ou du moins mérite - elle quelques lignes en plus.

Par respect pour les quelques lecteurs qui s'aventureront à suivre son histoire, je tiens tout de même à mettre en place un certain code de déontologie concernant l'héroïne de 30/35 ans, célibataire, très en vogue ces derniers temps. On est d'accord qu'elle ne tombera pas amoureuse d'un grand brun ténébreux multimillionnaire aliéné par une aversion au sexe SM sous couvert d'un complexe d'Oedipe mal traité et à qui l'envie prendrait toutes les deux pages de claquer le cul à notre pauvre Jessie. Soyons réaliste mesdames, ce n'est pas possible. Le seul qui à l'heure actuelle aurait envie de vous claquer le cul, c'est Jean - Michel au bureau. Avec l'ancienneté, il doit être à tout péter à 2000 € brut et au final vu son sex - appeal la seule chose qu'il pourrait vous faire claquer, c'est une peau. Passez votre chemin si vous espérez la voir croiser Hugh Grant à Notting Hill ou Richard Gere à New York. Elle parle pas un mot d'anglais alors à part une histoire de cul, ça mènerait pas à grand chose tout ça!

Bref, maintenant que j'ai perdu 90 % de mon auditoire féminin, nous pouvons poursuivre.

Nous avions donc laissé Jessie à l'aube de sa 10 739 ème journée d'existence. Entre temps environ 250 jours de plus se sont écoulés et Julien a laissé la place à un certain Benoît qui lui a laissé la place à un certain Fabien qui lui a laissé la place à 97 jours de vie affective désertique. 
C'est à ce moment là que je me suis dit qu'il serait le plus intéressant de retrouver Jessie. Il est 7h30. Elle se bat avec sa tignasse brune, se demande si elle doit se faire un chignon ou plutôt lisser ses boucles. Elle finit par abdiquer et ramène ses cheveux sur le haut de son crâne pour en faire une queue de cheval. Elle jette un oeil sur son smartphone posé sur le bord du lavabo. 3 sms, 4 appels manqués. Il va s'agacer c'est certain mais elle n'est pas encore prête. Elle doit choisir la paire de tongs qui sera la mieux assortie à son jeans brut et à son haut corail. Les noires? Trop triste...les blanches? C'est salissant le blanc... Les jaunes? Trop jaune... Finalement, elle glisse ses pieds de poupée dans des ballerines perlées. Elle court en direction de la porte d'entrée, attrape son sac à mains, ses clefs, son gilet et ses boucles d'oreille au vol. Elle se jette dans l'ascenseur...5ème, 4ème... RDC...

- Sérieux Jessie, rassure-moi tu le fais exprès?

Théo l'attend, planté dans son hall d'entrée.

- De?
- Joue pas à ça avec moi, sérieux t'es chiante!

Elle lui tend une barre chocolatée et un yaourt à boire.

- Tu as déjeuné? 
- Ahhh c'est bon fous-moi la paix avec tes cochonneries pour gamin! En voiture! 
- C'est plein de calcium, c'est bon pour la croissance! 
- Pfff à l'âge que t'as ma pauvre la seule chose qui poursuit encore sa croissance c'est ton cul!

Il éclate de rire tout en se baissant furtivement pour esquiver la claque sur la nuque qui l'attend.

Petit aparté : Je suppose que vous vous intéressez au pedigree de Théo n'est-ce pas?

Bon alors : Théo, vient tout juste de souffler sa 34 ème bougie, divorcé depuis bientôt deux ans d'une parisienne psycho rigide bouffeuse de tofu, de soja et de boissons à base de lait de bison ou une connerie du genre quoi. Il a fini par réaliser qu'il n'avait rien à foutre avec elle le jour où elle lui a demandé si "Réellement, là franchement tu comptes regarder Secret Story??? Mais tu réalises le type d'idéologie que véhicule ce genre de programmes? Tu crois vraiment que c'est sain de..." (c'est à ce moment là que la petite voix dans sa tête s'est mise à chanter Three little birds de Bob Marley). Il a connu Jessie deux ans plutôt à un séminaire de cadres. Un véritable coup de foudre amical. Il était en plein divorce, elle en plein célibat. Ils ont noyé leur chagrin dans les soirées The Voice, Danse avec les stars et parfois devant Arte quand ils voulaient se sentir l'âme de vrais parisiens ( bon, en fumant des joints bien évidemment, du coup ça rend les reportages d'Arte foutrement plus marrants).

Bref, fin de l'aparté.

Après une traversée de Paris bouchonnée, comme tous les matins, ils passent la porte de l'hôpital. Théo a rejoint le service de cardiologie de l'hôpital où travaille Jessie. Il y est Cadre infirmier depuis bientôt 3 mois. Un rituel immuable s'est mis en place entre ces deux là : cafet' un cappucino pour Jessie qu'elle ne boit toujours qu'à moitié, un café serré pour Théo qu'il boit d'une traite. Puis leur journée commence, ils se quittent devant l'ascenseur, se checkent comme deux ados, se retrouvent à 12h15 devant ce même ascenseur, retour à la cafet' (entre temps, je vous rassure ils bossent!) ils remontent à 13h30 dans leur service et fin de la journée variable selon la charge de travail mais toujours au point de rdv. Leur vie ressemblerait presque à la routine d'un vieux couple sur la fin. Mais au milieu de toutes ces habitudes d'octogénaire, il y a tout un tas de petites choses qui n'appartiennent qu'à eux. Ils sont amis bien sûr. Il y a jamais eu d'ambiguité sur la question à vrai dire. Ils ne se sont même jamais posés la question d'ailleurs! En tout cas pas l'un à l'autre...

Bref, on s'éparpille. C'est vendredi. Il est 17h45 et Théo et Jessie devant leur dernier café de la journée hésitent entre une soirée devant Thalassa et aller traîner les bars avec une bande de potes. Théo insiste parce que "si, si je te jure la découverte du phare de Cordouan ça va être super intéressant!".  Finalement, il cède. Ils commenceront par aller boire une bière à République. Au milieu des copains, Jessie supplie Théo du regard "on se barre, je t'en supplie, je m'ennuie à mourir".

( En vérité, Jessie n'aurait pas dit "on se barre". Jessie déteste le langage familier. Elle lui aurait simplement suggérer de quitter ces lieux. Oui parfois Jessie a un côté un peu pompeux genre vieille catho. coincée mais c'est juste un genre et ça la rend très drôle.)

Théo saisit le message. 

- Bon, Jessie, on bouge? 

- Oh, déjà?

(Jessie ferait une très mauvaise actrice).

Ils embrassent furtivement les copains. Disparaissent dans la foule. Ils n'ont pas vraiment d'envie précise alors ils marchent dans la ville. Le temps est clément. Paris est douce ce soir.

- Jessie, écoute, je veux pas de crise d'hystérie, de larmes, on fait pas dans le pathos hein...

Jessie le dévisage.

- Putain, tu vas mourir! T'as un cancer... du côlon? Généralisé?

Jessie est vulgaire. Jessie panique. Jessie est vulgaire uniquement lorsqu'elle panique.

- Mais t'es con... Jess, je pars en mission humanitaire pour une année en Syrie... je pars dans 6 semaines.

- C'est une putain de blague? (Là, elle panique vraiment...)
Comment ça en mission humanitaire? C'est moi ta mission humanitaire! Pourquoi tu m'as rien dit? 

Elle s'arrête net sur le trottoir et fond en larmes.

- Voilà pourquoi je t'ai rien dit.

Il la prend dans ses bras maladroitement. 

- Jessie, c'est bon calme toi. Une année, c'est rien du tout! Tu viendras me voir!

- En Syrie? Sérieusement? Ouais puis tu me loueras une caravane et on ira se faire un trek dans le désert syrien pour découvrir la faune et la flore!!!

- Bon ok, vu comme ça... Ecoute, depuis deux ans on est là à errer dans nos vies, à se tenir compagnie dans nos galères. Le boulot m'emmerde et ici, à part toi j'ai personne. Je pars un an, j'ai besoin d'un nouveau projet, besoin de voir autre chose que les murs de l'hôpital...

- ...que ma tronche?

- Non! Bien sûr que non! Rooh Jessie, me fais pas culpabiliser! Ça va nous faire du bien de souffler un peu, on a l'air de deux moules accrochés sur le rocher du pathétisme prêts à se laisser couler à la prochaine marée!

Elle renifle comme une gamine. Elle sait qu'il a raison. Elle a envie de rentrer. Elle déteste quand il a raison.
Ils font le chemin jusqu'à chez elle dans un silence pesant. Elle ne lui dit pas au revoir en bas de l'immeuble. Il sait qu'elle va mettre quelques jours à digérer la nouvelle. Il sait qu'elle va s'en remettre. 
Il sait qu'elle ne le voit que comme un ami et ça le fatigue... 

Puis la Syrie c'est peut - être pas si mal.

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