"Tu crèves, l'Américain."

sisko

"Au Nouveau-Mexique, les habitants ont deux fois plus de risques de mourir à cause de l'alcool qu'au New Jersey." Le Washington Post, 29 juin 2014.

Dans la nuit américaine, les nuages sont oranges. Pas marrons, pas blancs, pas gris. Ils sont d'un orange dégueulasse, une espèce de bouillie de carotte qu'on aurait dégueulé parce qu'on est pas habitué à manger des légumes. Ou alors de la couleur du fromage qui colle les nachos. Au Diner de la 8ème rue et de la 3ème avenue, Chris sait qu'on mange à n'importe quelle heure. Sur le cadran de l'horloge en plastique, les aiguilles n'ont pas de prise sur l'appétit des clients. Le bar étire devant lui des rangées de merdes alimentaires : sachets de ketchup ou de moutarde, salière oxydée, burgers emballés dans un papier gras imbibé. Seule la bière lui plait vraiment. Une bière fade, à peine pétillante, et qui goûte l'amertume des nuits solitaires. Ce soir, il en est déjà à sa troisième pinte, et il ne compte pas s'en arrêter là.

"L'avantage d'Albuquerque, c'est la météo !", c'est ce que lui avaient répété en boucle ses parents. Et il était vrai que le Nouveau Mexique bénéficiait d'un climat plus qu'agréable. Trois-cent trente jours de soleil par an, ça vous évite des frais en luminothérapie. "Tu parles d'une luminothérapie, une voie sans issue, ouais", grommelait Chris. Un trou dans lequel on tombe et duquel on n'est jamais sûr de pouvoir sortir. Pour lui, cette ville "puait le Mexicain", il n'avait jamais appris à baragouiner leur langage. Tout juste se moquait-il de leur accent autour du bar, leur lançant un "Cerbessa", en roulant les R comme seul un gamin du Colorado pouvait le faire, tout en s'esclaffant grossièrement.

Il se souvient alors de sa première gorgée de bière, bue en cachette durant un cours du Roosevelt Junior High. C'était en histoire, ou en géographie, un truc qu'il n'avait pas retenu en tout cas. Peu importe. Il ne se rappelait que d'être là avec Johnny et Bill, tous les trois affublés de sweatshirts trop grands et une canette cachée au fond du sac à dos. Et trois heures de "détention" furent mises à profit pour recopier la liste des présidents américains. Ce coup de semonce administratif avait calmé Johnny, qui avait rapidement intégré l'université grâce à ses talents provisoires d'espoir du football. Talents qui furent écrabouillés en même temps que sa colonne vertébrale ; l'excuse parfaite pour regarder tous les matches de la NFL en se morfondant dans un fauteuil. Bill, lui, avait cané dans un accident à la con. Et c'était la faute de Laura Simpson. Laura qui avait invité Chris et Bill à son anniversaire. La faute à ces bières, à cette grande maison vide d'adultes, à cette piscine en béton vide dans laquelle Bill était tombé tête la première. Os contre béton, splash de Nickélodéon rouge, trauma crânien, fin de l'histoire.

« J'suis pas fait pour étudier, j'suis fait pour aut' chose" répétait-il à ses parents, conseillers d'orientation ou psychologues qu'on l'envoyer consulter, dans l'espoir d'être condamné à perpétuité à l'école buissonnière. Désespérée, l'autorité parentale envoya cette tête dure comme du bois devenir menuisier. "Un programme simple pour un esprit simple" avait dit le proviseur à ses parents, sans qu'ils ne parussent particulièrement offensés. Manier les outils avec d'autres mecs et boire des bières le soir, voilà qui semblait convenir parfaitement à Chris, qui faisait ses valises pour Albuquerque, dans l'entreprise de son oncle.

Du fond de la classe à l'atelier de menuiserie, l'ivresse n'avait pas changé. Seulement, la boisson passa du statut d'enjoliveur de cours magistraux à celui de béquille chimique. Après l'ultime vidange fournie par le Diner, Chris repousse la corbeille de nachos. Il octroye comme seul pourboire un rot gras et se lève lourdement du tabouret, direction le canapé-lit, à trois rues d'ici. En rentrant au radar, avec la grâce d'un super-jumbo, il inhale bruyament l'air chaud afin de nettoyer ses alvéoles de la poussière de bois de l'atelier.

Au sol de l'appartement, la moquette grise est jonchée de petits bouts de pizzas ou de cendres de ses cigarettes qu'il fume le soir à la fenêtre. Il était clair pour quiconque qui eut entré ici que Chris n'était pas du type "fée du logis". Vivre seul depuis ses 17 ans dans un studio était pour lui une sorte d'accomplissement, une indépendance au rabais en quelque sorte, même si cela incluait un certain laisser-aller hygiénique. Dans la pièce centrale, des assiettes trainent à côté de l'évier. Depuis au moins trois semaines, le lit ne se mue plus en canapé. Il reste éventré, le drap en boule. Face au lit, le mur décrépit. Chris voulait s'acheter une télé. Pas tellement parce qu'il aimait la regarder mais parce que "ça fait comme une présence, un truc à faire pour pas s'emmerder comme un con." À défaut de poste, il écoute celui des voisins, vautré, la canette à la main. Derrière les cloisons en papier, il déchiffre les murmures étouffés des messages commerciaux ou des réponses en formes de question à l'heure de Jeopardy. Chris ouvre le réfrigérateur, tend la main et décapsule son biberon en aluminium sur le lit.


Comme toutes les nuits, au bord de la piscine vide, Laura Simpson laisse traîner ses jambes. Bill s'approche, glisse et tombe encore, la tête en arrière. A côté, sur un plan de béton, Chris découpe des crânes avec ses outils, scie circulaire, pinces, tenailles. Et la voix de Bill lui demande : "Mais qu'y a-t-il dans ton cerveau Chris ? Qu'y a-t-il à l'intérieur de ton crâne ? Un gros splash rouge ?" Immanquablement, Chris se réveille en sursaut, maudissant l'élixir alchimique ingurgité, qui transforme un sommeil d'or en rêves plombés. Et immanquablement, il transpire à grosses gouttes dans son lit, trempant ses draps de ses peurs nocturnes au lieu de les arroser de ses envies. Lors de ses séances cauchemardesques, l'insomnie veille toujours au coin du lit. Après chaque remake de la trépanation onirique, Chris part littéralement s'aérer la tête en ville, flasque à la main.

Au pied de son immeuble, deux arbres encastrés entre plusieurs buildings servent de campagne pour sa mise au vert. Et tout autour du square les rodéos urbains sont légion. De plus en plus, des jeunes Chicanos vivotaient en dealant pour le cartel ; déambulaient au ralenti de superbes engins visiblement dopés à la nitro. Mais de ce coin du Nouveau-Mexique, Chris avait surtout observé de près pour la première fois les immigrés latino-américains. Les plus chanceux mouraient dans un coup de filet violent de la police. Morts riches, jeunes et en bonne santé, le luxe ultime, quoi. Mais la grande majorité était prête à nettoyer la merde de tout les autres pour quelques dollars par jour. Prête à devenir des sous-hommes qui entretiennent avec espoir les chiottes du rêve américain. Quel autre choix possible ? Crever de faim chez toi ou crever au boulot en envoyant quelques dollars de l'autre côté de la frontière ?

La déambulation chaloupée, Chris continue sa ronde insomniaque. Au niveau de la 7ème rue, cinq bolides à l'arrêt vomissent un hip-hop latino. Derrière les coffres ouverts, une grosse douzaine de silhouettes s'engueulent en espagnol. Dépités, les flics ne viennent même plus voir ce qui se passe dans le bloc. "Tu parles, pense Chris, à leur place, moi non plus j'me déplacerai pas tous les soirs pour séparer des mecs qui se mettront sur la gueule dans une rue à côté ou le lendemain. C'est sans fin ces conneries." Arrivé à hauteur, Chris n'a qu'une envie, c'est de faire sauter les caissons de basse. Il ralentit l'allure et regarde fixement les membranes vibrer. "Y'a un problème, gringo ? demande un grand type enturbané d'un chiffon rouge et d'un débardeur noir.
- Tu veux pas baisser un peu, ton truc ?
- Chicos, vous entendez ça ? Le gringo n'aime pas notre musique. On lui apprend à ouvrir ses oreilles ?" Au volant d'une décapotable, un petit brun ricane et pousse le volume : "Comme ça, hein, Pablito ?
- Hé ben voilà. Mais, tu vois, gringo, ici, je suis chez moi. Je m'amuse. Regarde mes potes, on rigole, tout va bien. Allez maintenant, casse-toi."

Chris reste immobile et lentement, les vautours l'encerclent, se pourléchant d'assister à ce dérapage incontrôlé. "Chez toi ? Non, non, non, fait Chris en dodelinant de la tête. Chez toi, c'est pas ici. Chez toi, c'est derrière les montagnes, là où on attrape la chiasse tous les quatre matins !
- Hé ! Va te branler et retourne sucer ta canette !"

La scène se rétrécit encore. Le visage de Pablo n'est plus qu'à quelques centimètres du sien. Mal assuré sur ses deux jambes, Chris fait mentalement appel à ses souvenirs de baston juvénile. Bill lui a tout fait rentrer dans le crâne : "Tenir sur ses jambes, être mobile, ne jamais baisser la garde. Et surtout, tu fais gaffe à ta tête. Tu prends un coup sur la caboche et t'es foutu". Chris redresse son dos en fermant doucement ses poings, prêt à administrer une correction. Pablo colle sa tête contre la sienne :  "Hé l'Américain, tu l'écoutes ma musique ? Regarde comme il est beau ton melting pot !
- Les mélanges ça m'fout la gerbe. C'est comme boire une Bud et du Chivas en même temps. Ben là, tes maracas et ton rap, c'est pareil.

Pablo recule et se met à rigoler. Chris pousse sur sa jambe fléchie, le bras en avant, dans une figure que Clark Kent lui-même ne renierait pas.  Surpris par son tonus, il est persuadé qu'il franchit le mur du son et de la lumière dans une seule et même détonation.

Au dessus de lui les yeux grands ouverts, Pablo se penche : "T'as pas compris gringo, tu sers à rien. C'est toi qui bosses pour de la merde, ici.
- Pablito, vamos ! Grouille", ordonne une voix crissante.

Au dessus de Chris, allongé sur le macadam de la piscine, les nuages oranges défilent au ralenti. Bill est là, assis sur le trottoir. Chris regarde le ciel : "Mais, elles sont où les étoiles ?
Bill hoche sa tête vide. "C'est ça que tu as dans ta tête, Chris ? Le rêve américain ? Derrière tes nuages, des étoiles qui baignent dans une flaque rouge, c'est ça ton rêve américain ?"

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