le fabricant de chaussures

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Grand Centrale Station était le cœur de la ville de New-York, mais également le seul centre d'intérêt de son quotidien. Deux jeunes filles entre 16 et 18 ans en provenance du South Ferry, venaient de monter à l'arrêt de Time Square. Après un rapide tour d'horizon des sièges encore disponibles. Elles s'installèrent en évitant soigneusement les places du milieu laissées vides à cause des énormes sacs. Quel que fût le temps, 14 heures était l'heure où le sans-abri (on ne pouvait que le penser en le voyant) rejoignait la célèbre gare depuis la station 215 TH ST. et 20 h l'heure où il faisait le trajet en sens inverse. Cela faisait trois ans qu'il était apparu dans la bande des mals-propres de New-York. Son allure détonnait au milieu des autres SDF, lui apportant une certaine notoriété qui le rendait visible aux yeux des résidents de la Grande Pomme. Comme la représentation imagée que les enfants se font d'une tortue, il avait la particularité de transporter sa maison. La sienne se constituait des trois énormes sacs de voyage élimés par le temps qui reposant sur son dos le voûtait considérablement. Sa montée dans un bus ou un train s'accompagnait d'un fumet rance, sorte de mélange rance de crasse, de transpiration et d'excrément. Cette odeur soulevait les cœurs jusqu'à la nausée, particulièrement les jours de grandes chaleurs et révoltait les esprits. Des « mais il pue ! » fusaient par-ci et par-là. C'était l'occasion d'observer toute une multitude de mimiques exprimant l'indignation, le mépris, le dégoût ou l'agacement. Cependant nul n'aurait songé à le faire descendre, après tout il avait payé les 2.50 dollars de son ticket de transport. Alors chacun prenait sur lui, souhaitant arriver le plus rapidement possible à destination. Au bout de quelques minutes, le silence régnait en maître, car les bouches s'étaient recouvertes des manches des vestes, pulls ou autres vêtements de circonstance. Chacun retenait sa respiration de peur d'inspirer cette odeur malodorante. Pandora avait décroché un emploi à la gare. Elle y travaillait comme serveuse dans un restaurant où l'on pouvait déguster le véritable cheese cake américain, d'ailleurs il se raconte que cette pâtisserie aurait été inventée à Brooklyn. Tous les jours à travers les grandes vitrines du restaurant, Pandora observait cet homme faire des aller-retour dans l'immense hall. Il aimait boire son café, assis par terre face aux petites tables de bistrot vertes. En déposant ses sacs à côté de lui, un indescriptible soulagement se dessiner alors sur ses lèvres. Il ne parlait pas, regardait sans regarder de cet air absent qu'ont les gens qui sont hors du monde. Pendant une heure, ses yeux fixaient le vide tout en buvant son café très lentement. Brisant d'un coup sa léthargie, il se levait rapidement et se dirigeait vers le comptoir de la boulangerie pour y acheter son sandwich au pastrami et sa part de carrot cake cheesecake. Son visage ne portait aucun des stigmates liés à l'alcoolisme. Habillée d'un costume rouge à l'effigie de l'enseigne, Pandora le servait. L'homme la fascinait, l'intriguait. Les déchirures, les effilochages ne pouvaient masquer la très bonne qualité des tissus. Pandora avait l'œil pour ça, ses vestes étaient faites sur mesure, elle avait également remarqué que ses pieds étaient chaussés de grandes marques anglaises et italiennes. Il y avait du raffinement dans sa crasse.

Jenna n'était pas la femme la plus riche de New-York, mais incontestablement une des plus chanceuses. Après 30 ans de mariage, Ben son mari l'aimait comme au début de leur rencontre. Les marques d'affection entre eux ne se comptaient plus. Son quotidien se résumait ainsi, Jenna aimait John et John aimait Jenna. Pourtant, tout dérapa soudainement. Sauf déplacement ou agenda surchargé, ils avaient pour habitude de prendre le petit-déjeuner ensemble. Ce matin-là, Jenna le trouva étrangement silencieux.

- Tout va bien Chéri ?

- Oui ! Cette réponse succincte, attisa sa curiosité.

- Des tracasseries au boulot ? Ben la regarda comme quelqu'un qui ne comprenait pas que l'on s'adressait à lui. - Je vais jouer de la guitare !

- Maintenant… tu ne vas pas au bureau ! La guitare était une passion qui l'avait piqué à l'âge de 13 ans.

- Plus tard ! Ben se retira et laissa sa femme perplexe. Quelques minutes plus tard, Jenna vint aux nouvelles. Il fredonnait devant une feuille de papier griffonnée à l'encre noire.

- C'est quoi ?

- Ma chanson ! Tu veux l'écouter

- Oui, bien sûr ! Jenna s'installa dans un fauteuil face à lui et déposa sa tasse de café sur le petit guéridon à côté de celui-ci. Le morceau débuta par une introduction musicale de quelques secondes, le rythme était celui d'une ballade folk, la mélodie agréable.

Puis il se mit à chanter : “Shoe maker, making shoes Shoe maker, making shoes Shoe maker, making shoes…” D'abord décontenancée, Jenna finit par dire amusée

- C'est le refrain?

- Non, la chanson!

- Benjamin…Je ne comprends pas. Tu te moques de moi !

Une paire d'yeux la fixa méchamment. Inexplicablement, Jenna eut peur, mais amoureusement elle rejeta aussitôt cette impression. Marquant un temps d'hésitation, elle finit par dire. - La mélodie est belle, les paroles… mais pourquoi une chanson sur les chaussures ?

- C'est la plus belle invention de l'homme ! Sans elles, comment pourrions-nous nous déplacer ! Fabricant de chaussures c'est le plus noble et plus beau métier au monde !

Ben avait un humour teinté d'ironie et parfois de sarcasme, mais sa réponse pleine d'enthousiasme laissa Jenna sans voix.

- Ben mon chéri, es-tu sûr que tout va bien ?

- Mais oui ! Laisse-moi seul ! Elle n'insista pas. Mal à l'aise elle décida de quitter rapidement la pièce. Le célèbre avocat New-yorkais ne se rendit pas au bureau de toute la journée, préférant fredonner en boucle l'unique strophe de sa chanson. Vers 19h30, Jenna n'entendit plus le son de sa voix, la télé venait d'être allumée. Elle frappa à la porte du bureau de son époux, pas de réponse. Elle ouvrit, Ben regardait l'interview d'un homme politique très en vue. Il s'adressa à elle.

- Pourquoi Freddy parle-t-il à la télé ?

- Ben, ce ne peut-être Freddy, ton camarde d'université. Souviens-toi il est mort d'une crise cardiaque l'année dernière. - Ah ! Ben changea de chaîne et s'arrêta sur la pub d'un parfum - Regarde c'est mon frère !

- mais ni lui, ni toi, n'êtes hispaniques ! Jenna courra vers son portable et appela sur le champ le médecin de famille. Son diagnostic le conduisit le soir même aux urgences psychiatriques.

- Bonjour Monsieur Landcastle, je suis le docteur Erwan Bless. Nous pouvons discuter.

- Je voudrais ma guitare !

- Votre femme vous l'apportera dès que possible.

- Bien, il semblerait que vous ne soyez pas dans votre état normal. Avez-vous consommé quelque chose ?

- Vous fabriquez des chaussures ? Parce que je voudrais bien apprendre ! Si tout le monde aimait la chaussure, la crise du dollar n'existerait pas !

- Je suis psychiatre Monsieur Landcastle.

- Mais vous fabriquez des chaussures ? Le verdict tomba sans appel, délire psychotique. C'est ainsi que Ben passa sa toute première nuit à l'unité psychiatrique. Pandora le trouvait beau, incroyablement magnifique avec ses immenses yeux bleu clair qui lui mangeaient le visage. Elle avait décroché ce job pour toute la saison estivale. Elle prenait le service de midi et finissait à 19h30. Depuis 1 mois, elle observait son clochard, pas d'une curiosité désobligeante, mais avec le plus grand intérêt que l'on peut porter à ces hommes qui marquent leurs époques. Pandora avait entendu, elle ne savait plus trop où, l'histoire de cet homme qui s'était fait SDF, afin de peaufiner son jeu d'acteur dans l'espoir d'obtenir un rôle qui pourrait lui apporter la reconnaissance tant espérée. S'agissait-il du même subterfuge ? Elle sentait chez lui cette noblesse d'âme qui fait les grands hommes. Son clochard possédait cette élégance, racée, peut-être innée qui avait le pouvoir de charmer les consciences de n'importe quel individu. C'était ce que les yeux de Pandora voyaient derrière l'épaisse couche de souillure laissée par la rue et ses habitants. Son clochard l'intimidait et elle ne savait pas trop comment s'y prendre pour l'aborder, espérant éventuellement des confidences de sa part. La vie de Jenna venait de s'écrouler d'un seul coup. Elle avait en tête ces châteaux de cartes dont l'une des cartes en s'effondrant abattait les suivantes et faisait s'écrouler entièrement l'édifice. La folie de Ben était la carte qui venait de rompre l'équilibre serein de sa vie. Des larmes ne cessaient de ravager son visage. Une grande tristesse mêlée de rage avait envahi son cœur. Bien que consciente que cela ne fut pas de sa faute, elle en voulait amèrement à Ben. Paralysée par la honte, elle ne sortait plus de chez elle et refusait toute invitation. Jenna se voyait mal confirmer au reste du monde que son époux adoré était interné depuis deux mois et que le psychiatre était très pessimiste quant à en retour à un état mental sain. L'argent ne manquait pas, Ben avait fait le nécessaire pour la mettre à l'abri du besoin en cas de pépin. Le pépin s'était en cas de décès, jamais Jenna n'avait envisagé la folie. Fou, son beau Ben, cet homme que d'autres femmes lui enviaient, était devenu fou. Comment pouvait-on sombrer dans une pure folie aussi brusquement? Jenna avait posé la question à ce docteur Bless. Les signes avant-coureurs avaient été subtils, lui avait-il répondu. En bonne épouse aurait-elle dû se méfier de son grain de folie ? Elle aussi était un peu frappadingue sur les bords. Son avenir allait-il prendre le même tournant que celui de Ben ? Devait-elle craindre de se réveiller un jour ou l'autre dans un lit internée en psychiatrie lourde ? Ce Bless se foutait de sa gueule. Dans l'incapacité d'expliquer quoi que ce soit, il rejetait son ignorance sur elle. Qu'appelait-il des signes annonciateurs ? Avant tout ça, John respirait la vie, l'intelligence, le charme. Il était « So gentleman ». Maintenant imbibait par des fortes doses de médicaments, la léthargie avait gagné son corps et plus profondément son cerveau, dans lequel aucun raisonnement cohérent ne sortait. A choisir, elle aurait préféré le voir physiquement mort. 215 TH ST Station, il descendit. Discrètement Pandora le suivit. Il marcha 100 mètres, puis à l'angle de la rue, tourna à gauche et s'arrêta devant un bel immeuble. C'était un de ces immeubles, qui après l'expropriation de ses résidents, abritait désormais des SDF. L'affaire était rentable pour les propriétaires, ils touchaient de l'état une aide subventionnelle de 3700 dollars pour des chambres sans cuisine, ni salle de bain. Une belle femme brune, la cinquantaine, robe chic noire, attendait, ses pieds trépignant le sol signalaient son état fébrile. En le voyant s'approcher, elle lui fit un large sourire. Le clochard s'avança vers elle, déposa ses bagages à ses pieds. Pandora remarqua tout de suite l'intimité faite de murmures et de silences qui liait un couple.

- Benjamin, mon chéri, comment vas-tu ? Elle lui caressa affectueusement la joue, toucha ses cheveux devenus gris. Les passants ralentissaient le pas à la vue de ce couple improbable.

- Laisse-moi te couper les cheveux! Tu ressembles à Einstein. Ben lui sourit

- J'ai pris mes médicaments, je n'en ai oublié aucun !

- Je sais mon chéri, je sais que tu n'oublies pas Jenna déposa un long baiser sur les lèvres de son époux.

- Tu ne peux pas laisser ses bagages à ton appartement. Tu vas finir par te faire mal au dos.

- Le feu...Le feu ! répondit-il en articulant rapidement.

- C'est vrai, j'ai oublié. Mais tu pourras en laisser une partie chez nous ! Mois après mois, Jenna avait espéré. L'état de John ne s'améliorait pas. Elle avait cherché, puis trouvé un institut pour s'occuper de lui. 3 semaines après son admission, Benjamin avait pris la clé des champs. Jenna était restée sans nouvelles durant deux ans. Quand elle le revit, le choc fut violent. Cette démarche, ce regard, c'était bien son Ben, mais ses cheveux ébouriffés, beaucoup trop long, sa barbe mal entretenue, ses loques qui désormais l'habillaient, ses mains rugueuses aux ongles longs, noirs et surtout son odeur effroyablement nauséabonde, qui se collait aux vêtements, à la peau, qui prenait l'ascendant sur toutes autres odeurs naturelles ou pas, l'avaient clochardisé. Sa dégradation physique avait été mentalement si dérangeante, qu'elle resta alitée pendant un mois. Depuis quelques mois, Benjamin vivait dans un de ces logements sociaux réservé aux MICA (SDF souffrant de troubles mentaux). Jenna ne renonçait toujours pas, elle essayait encore et encore. Chaque soir à 21h, elle le rejoignait, essayant de le convaincre de se couper les cheveux, de se raser, de porter des vêtements propres, de laisser ses bagages, de redevenir le Benjamin d'autrefois. Elle l'aimait, c'était aussi simple que ça. Elle l'aimait. La foi en cet amour était la seule béquille qui la maintenait debout.

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